De la Kanaky à l’Algérie en passant par Louise Michel
Trente ans après les vingt et un mort des « événements » d’Ouvéa et les accords de Matignon-Oudinot, destinés à garantir une « paix durable fondée sur la coexistence et le dialogue », les électeurs de Kanaky (Nouvelle-Calédonie) se sont prononcés, avec 56,7 % des voix exprimées et plus de 80 % de participation, contre la question suivante : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ».
Le président Emmanuel Macron a invité « à inscrire la Nouvelle-Calédonie tout à la fois dans la République et dans le destin océanique et indopacifique qui est le sien »
Cet archipel situé dans l’océan Pacifique, décrété colonie française en 1853 et inscrit en 1986 sur la liste des territoires non autonomes des Nations unies, conserve ses institutions issues de l’accord de Nouméa de 1988 avec son gouvernement.
Ce dernier est présidé par Philippe Germain du parti non-indépendantiste Calédonie Ensemble qui souhaite « faire émerger des consensus »aves les indépendantistes tels que son vice-président Jean-Louis d’Anglebermes de la liste Front de libération kanak et socialiste (FLNKS)-Union calédonienne (UC).
Des « événements » au référendum
Les résultats du référendum ont été commentés plutôt sobrement par la classe politique française. Le président Emmanuel Macron a invité « à inscrire la Nouvelle-Calédonie tout à la fois dans la République et dans le destin océanique et indopacifique qui est le sien. »
Le Premier ministre Edouard Philippe a, quant à lui, souhaité remettre au premier plan « les enjeux économiques et sociaux »qui ont « parfois été placés au second plan ».
À droite, les Républicains estiment que les Calédoniens ont affirmé « avec clarté leur appartenance à la République française » quand le Rassemblement national réclame le retrait de la Nouvelle-Calédonie « de la liste des territoires à décoloniser » de l’ONU.
À gauche, le Parti socialiste rappelle que « la pleine détermination des peuples à disposer d’eux-mêmes » constitue une valeur fondamentale tandis que la France insoumise appelle à « laisser ouverte la perspective historique de l’indépendance ».
Le Rassemblement national réclame le retrait de la Nouvelle-Calédonie « de la liste des territoires à décoloniser » de l’ONU
Par contraste avec l’emballement politico-médiatique causé par la répression du référendum de 2017 sur l’indépendance de la Catalogne, ce problème de décolonisation n’a guère fait les gros titres de la presse française et n’a pas plus suscité de vifs débats à Paris.
La certitude d’une victoire des loyalistes, anticipée de longue date par certains sondages (qui ont pourtant surestimé l’importance du vote anti-indépendantiste), tout comme le soutien des indépendantistes au processus électoral (qui ont ainsi contribué à légitimer ce cadre institutionnel), ont sans doute contribué à dépassionner la question, voire à la dépolitiser, à l’exception des milieux anticolonialistes.
Un récit « à même la peau »
Pourtant, au-delà des déclarations de circonstances ou des études savantes, c’est aussi du côté de la littérature contemporaine que les enjeux de cette situation coloniale apparaissent dans toute leur complexité et leur sensibilité, renvoyant la politique à sa juste place.
Kanaky, le dernier livre de Joseph Andras, emmène les lecteurs sur les traces de Kahnyapa-Alphonse Dianou, un jeune indépendantiste décédé suite à l’assaut de militaires français qui mit un terme à la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa.
L’écrivain, qui assume « cheminer »entre les démarches du journaliste, de l’historien, du militant et du poète, propose un récit « à même la peau » qui décrit certaines séquences de son séjour en Nouvelle-Calédonie et retranscrit avec empathie ses entretiens avec des témoins.
Parallèlement à ce dispositif ancré dans le temps présent, Joseph Andras insère des passages en italiques restituant les faits depuis l’opération conduite par Alphonse Dianou pour le compte du FLNKS le 22 avril 1988 jusqu’à l’avant-veille de la réélection de François Mitterrand à la présidence de la République, le 6 mai 1988.
L’icône Alphonse Dianou
Rigoureux, l’auteur s’est appuyé sur une cinquantaine d’ouvrages, mentionnés dans le récit ou mobilisés au cours de son écriture et qui figurent dans la bibliographie comme celui de l’anthropologue et philosophe Hamid Mokaddem, Kanaky et/ou Nouvelle-Calédonie ?
La force du récit de Joseph Andras réside certainement dans ces confidences ou réflexions de militants indépendantistes, comme Pierre, âgé de 66 ans, premier personnage croisé dans l’ouvrage et qui, tout en affirmant vouloir boycotter « de manière active le référendum de 2018 », déclare : « Nous avons une culture, les Kanak, des valeurs traditionnelles. Des valeurs trans-temporelles ! »
« On n’en a rien à foutre de la démocratie de l’État français : nous avons nos propres institutions. Mais on peut, dans le même temps, ingérer certains aspects apportés par l’État colonisateur : la bande à Voltaire et à Montesquieu. C’est très important. On ne peut pas s’enfermer dans notre petite kanakytude. Non. »
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L’auteur ne s’est toutefois pas borné à donner la parole aux proches d’Alphonse Dianou puisqu’il a également rencontré à Paris Philippe Legorjus, l’ancien patron du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) qui a participé aux négociations avec le militant indépendantiste et qui lâche, respectueux de la mémoire du martyr kanak : « Alphonse était loyal à sa culture et à son identité, ce que je respectais beaucoup. Je l’ai perturbé quand je lui ai prouvé qu’il s’était fait baiser par le FLNKS ».
« Alphonse était loyal à sa culture et à son identité, ce que je respectais beaucoup »
- Philippe Legorjus, ancien patron du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN)
« Je désapprouve totalement ce qu’il a fait avec ses hommes, mais c’était une bonne personne, avec un très bon fond. Un type bien. Il manquait seulement de maturité politique. Il n’avait préparé aucun plan B en cas d’échec à la gendarmerie. »
L’inévitabilité de la question algérienne
Une caractéristique frappe à la lecture de Kanaky, à savoir l’inévitabilité de la question algérienne tant du côté du récit que de celui de ses protagonistes, au-delà de l’évidente parenté entre le signe du FLNKS et celui du FLN algérien fondés à trois décennies de distance.
Joseph Andras, dont le roman De nos frères blessés était consacré au militant communiste Fernand Iveton, explique que son grand-oncle, « ancien ouvrier dans une scierie, a combattu en Algérie ».
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C’est dans ce pays que s’est rendu au début des années 1980 l’indépendantiste kanak Jean-Marie Tjibaou qui cherchait à savoir si « face à une même colonisation, il peut y avoir des politiques différentes ». C’est ce pays qu’a fui, « de peur des représailles du FLN », le père d’Alain Belhadj, le chef d’escadron mobile de Decize.
C’est encore à la guerre d’Algérie, et plus particulièrement à la « violence contre les civils », que se réfère, en négatif, Thierry Kamérémoin, responsable de la station de radio Djido, pour défendre les accords de Matignon de 1988.
C’est la même séquence historique (le « gâchis » algérien) que rappelait aux gendarmes le prêtre François-Xavier de Viviés, ancien officier en Algérie : « Combien de morts inutiles pour le bon plaisir des politiciens »...
« Ils n’ont rien compris. Je crois entendre le discours sur l’Algérie d’il y a trente ans »
- François Mitterrand, président français de 1981 à 1995
Tout comme le président François Mitterrand, critiquant la ligne de fermeté adoptée par son Premier ministre Jacques Chirac et son ministre des Départements et territoires d’outre-mer Bernard Pons : « Ils n’ont rien compris. Je crois entendre le discours sur l’Algérie d’il y a trente ans. »
Kanaky s’ouvre d’ailleurs sur une citation de Louise Michel, la communarde déportée en Nouvelle-Calédonie en 1873 et qui sympathisa durant son séjour tant avec les autochtones kanaks qu’avec les insurgés kabyles expulsés par les autorités coloniales.
C’est en leur souvenir que la révolutionnaire entreprit, un an avant sa mort, une tournée de conférences en Algérie, pour dénoncer « les religions, le militarisme, l’oppression et l’exploitation coloniale » en appelant à la révolution sociale.
- Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique (Université Panthéon-Sorbonne) et auteur de La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017). Il a enseigné dans plusieurs établissements supérieurs en France et publié de nombreux articles scientifiques ou politiques.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le Premier ministre français Édouard Philippe, le 5 novembre 2018 à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie (AFP).
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