Fouad Abdelmoumni et Mourad Goumiri : « Le rapprochement Algérie-Maroc est urgent »
RABAT et ALGER – Le Maroc et l’Algérie pourront-ils un jour s’engager sur la voie de la réconciliation ? Dans son discours du 6 novembre, le roi Mohammed VI a appelé à un « dialogue direct et franc avec l’Algérie sœur, afin que soient dépassés les différends conjoncturels et objectifs qui entravent le développement de [nos] relations ».
Si cet appel au dialogue n’a pas fait réagir l’Algérie – qui l’a officieusement qualifié de « non-événement » –, il a toutefois replacé au centre de l’actualité les espoirs d’une normalisation entre les deux pays dans la perspective d’un grand Maghreb.
C’est que l’affaire du Sahara occidental pèse, et lourd, sur les relations entre l’Algérie et le Maroc. Le Maroc considère l’Algérie comme partie prenante et principal acteur du dossier, ce que l’Algérie réfute, renvoyant le Maroc à la négociation directe avec le Front Polisario.
Alors que début décembre à Genève, la Mauritanie et l’Algérie sont appelées à participer aux négociations en tant qu’États voisins, le message adressé par le roi à l’Algérie a été lu comme une tentative de court-circuiter le processus onusien.
Mais d’autres dossiers conflictuels ont jusqu’à présent fait barrage au rapprochement entre le Maroc et l’Algérie : le trafic de drogue – l’Algérie accuse le Maroc de soutenir le trafic de cannabis en Algérie. Pour sa part, le Maroc accuse l’Algérie de lui exporter du qarqoubi (psychotropes) – ou encore la fermeture des frontières depuis 1994.
Pour en parler, Middle East Eye a sollicité deux économistes : le Marocain Fouad Abdelmoumni et l’Algérien Mourad Goumiri. Également connu pour être l’une des voix marocaines prônant le rapprochement avec l’Algérie, Fouad Abdelmoumni a été incarcéré pour son activisme sous le règne de Hassan II. Il a par la suite œuvré dans le domaine du micro-crédit, et a dirigé la branche marocaine de Transparency. Le Dr Mourad Goumiri, qui a travaillé pour la Banque mondiale, est aussi président de l’Association des universitaires algériens pour la promotion des études de sécurité nationale.
Tous les deux se rejoignent pour dire que pour des considérations économiques et sécuritaires, il y a urgence à résoudre au plus vite les dossiers litigieux et généraliser la coopération, et que la clé de la normalisation réside dans la seule bonne volonté politique des dirigeants.
Middle East Eye : Début novembre, Mohammed VI a proposé à l’Algérie la création d’un « mécanisme politique conjoint de dialogue et de concertation » pour « dépasser les différends ». Quelle lecture faites-vous de cette annonce dans le contexte actuel ?
Fouad Abdelmoumni : Dans l’absolu, nous ne pouvons que prendre tout ce qui peut être interprété comme positif, et pousser vers sa traduction en actes concrets et constructifs.
La situation du Maghreb est grave et peut devenir dramatique, et la décrispation entre le Maroc et l’Algérie en est une clé essentielle.
Un appel au dialogue sans conditions veut dire la reconnaissance de la légitimité des acteurs, de leurs positions et de leurs inquiétudes, sans trancher sur les modalités et les contenus de la sortie de crise.
« N’oublions pas qu’il s’agit de la destinée deux peuples et non pas de celle de deux pouvoirs »
- Dr Mourad Goumiri
Dr Mourad Goumiri : Cette proposition tranche avec les discours belliqueux du roi depuis un certain nombres d’années. Il faut donc que l’Algérie prenne en considération cette proposition, sans se poser de questions sur les arrière-pensées des uns et des autres.
N’oublions pas qu’il s’agit de la destinée deux peuples et non pas de celle de deux pouvoirs. La flexibilité est donc de rigueur d’autant que le roi propose un « mécanisme politique conjoint de dialogue », ce qui signifie que cette entité peut être modulée de la manière dont chacune des parties le souhaite, le but étant de restaurer le dialogue.
Deuxième élément important dans la proposition, c’est qu’elle ne ferme pas le jeu par des préalables que l’une et l’autre des parties pourrait rejeter à priori. Enfin, il est question de « dépassement des différends » ce qui suppose que les positions actuelles des deux pays ont mené à une impasse et qu’il faut trouver d’autres solutions qui puissent dépasser celles connues des deux États.
MEE : Le message a été envoyé dans le cadre d’un discours pour la Marche verte, qui a été vécue par Alger comme une déclaration de guerre. Est-ce qu’il n’y a pas un problème de timing qui pourrait faire douter de la sincérité de la démarche ?
FA : Associer cette annonce à l’anniversaire de la Marche verte et à des positions de fermeté n’est certainement pas propice aux avancées. De même, ce genre de geste ne gagne pas à se faire de manière unilatérale, à l’exception des cas où une partie annonce des concessions majeures (chapeau bas aux initiatives du nouveau chef du gouvernement éthiopien pour ses avancées avec les opposants de l’intérieur et les voisins érythréens).
Taxer l’annonce du roi du Maroc de manœuvre tactique et de communication n’est donc pas dénué de légitimité. Mais je crois que les parties réellement désireuses de paix et de progrès n’ont aucun intérêt aux procès d’intentions, mais au contraire à prendre au mot toute partie quand elle offre des ouvertures pour aller de l’avant. Les finasseries diplomatiques relèvent aussi de la logique tacticienne visant à maintenir le statu quo et non à le dépasser.
« Les parties réellement désireuses de paix et de progrès n’ont aucun intérêt aux procès d’intentions, mais au contraire à prendre au mot toute partie quand elle offre des ouvertures pour aller de l’avant »
- Fouad Abdelmoumni
MG : En choisissant l’anniversaire de la Marche verte – un des deux rendez-vous majeurs où le roi prend la parole avec la Fête du trône – le roi considère que le dossier du Sahara occidental est celui qui le préoccupe le plus et qu’il veut trouver une solution sur ce différend entre le royaume et le peuple sahraoui et ses représentants qui dure depuis trop longtemps.
Alger de son côté, considère qu’il s’agit d’un problème de décolonisation qu’il faut régler avec les instances onusiennes qui sont parties prenantes. Ce différent majeur d’appréciation ne peut être réduit à un problème de « timing » ni d’un côté ni d’un autre, seul le contenu des propositions qui émaneront du « mécanisme conjoint du dialogue » nous renseignera sur les arrière-pensées des uns et des autres.
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MEE : Pensez-vous que la situation politique en Algérie et au Maroc permette une telle « réconciliation » ?
MG : Les deux pays ont actuellement besoin des tensions réelles ou supposées entre eux pour des raisons de politique intérieure et des revendications socio-économiques légitimes de leur masse populaire.
Ces tensions perceptibles, dans les deux pays, peuvent amener les pouvoirs respectifs à prendre le chemin de la négociation ou au contraire aller vers une confrontation qui ne fera qu’exacerber le différend sans le solutionner. Le terme réconciliation est inadéquat dans ce contexte puisqu’il signifierait une rupture passée, alors que les différends algéro-marocains sont passés par plusieurs étapes avant de déboucher sur un refus réciproque de dialogue.
« Nous avons besoin d’accélérer très substantiellement la création d’emplois et de richesses dans nos pays à travers les économies d’échelle que permettrait la coopération et d’économiser les ressources énormes que nous gaspillons dans la course à l’armement »
- Fouad Abdelmoumni
MEE : Certaines sources algériennes prétendent qu’en coulisses de la diplomatie officielle, Alger et Rabat ne s’entendent pas si mal, coopèrent même sur certains dossiers, notamment sécuritaires, et que le seul dossier qui empêche une « officialisation » des bonnes relations est celui du Sahara Occidental...
FA : On peut se féliciter que les gouvernants des deux pays aient la sagesse de ne pas aller jusqu’à la confrontation armée, et qu’elles coopèrent effectivement lorsqu’elles en ressentent le besoin vital.
Mais nous avons besoin d’accélérer très substantiellement la création d’emplois et de richesses dans nos pays à travers les économies d’échelle que permettrait la coopération et d’économiser les ressources énormes que nous gaspillons dans la course à l’armement et la compétition de leadership et l’achat des sympathies locales et étrangères. Pour cela, nous ne pouvons-nous contenter de la situation de « ni guerre ni paix », ni de la coopération sécuritaire et des échanges protocolaires.
MG : Les contentieux algéro-marocains datent d’avant le conflit du Sahara occidental comme tout le monde le sait. Il ne faut pas oublier le traumatisme de la guerre des Sables de 1963 et ses milliers de morts, l’expulsion de centaine de milliers de Marocains en 1975 et celle de millier d’Algériens spoliés, après les attentats de Marrakech, que le Roi Hassan II attribua aux services secrets algériens.
Durant la décennie noire le roi du Maroc a également joué un rôle ambigu avec les groupes terroristes armés en Algérie pensant sans doute affaiblir son voisin pour mieux le contraindre à accepter de négocier sur sa politique au Sahara occidental – il en paiera vite le prix fort et se ravisa très rapidement.
La coopération, si elle veut être efficace, doit donc être multiforme et ne pas se limiter à certains dossiers sensibles (ouverture des frontières terrestres), pour l’un ou l’autre des pays, tout en gardant des cadavres dans le placard.
Le problème du Sahara occidental est venu catalyser une situation conflictuelle préexistante que les deux régimes n’avaient pas la volonté politique de résoudre, chacun faisant usage de son bon droit, chacun étantattisé par les puissances étrangères occidentales qui ont tout intérêt à avoir un Maghreb divisé en face d’eux.
« La coopération, si elle veut être efficace, doit donc être multiforme et ne pas se limiter à certains dossiers sensibles »
- Dr Mourad Goumiri
MEE : Comment sortir du dialogue de sourds où le Maroc dit : « C’est l’Algérie qui est derrière les demandes d’indépendance du Front Polisario » et où l’Algérie répond : « C’est une question de décolonisation qui doit être traité par l’ONU » ?
FA : Nous n’en sortirons que lorsque nos États décideront que la résolution définitive du conflit du Sahara Occidental est un impératif majeur et immédiat. C’est seulement à cette condition qu’ils sauront accepter et promouvoir les solutions réalistes et satisfaisantes.
N’oublions pas que l’humanité a connu des centaines de cas similaires, et qu’elle a fini par en dépasser une proportion énorme. Espérons juste qu’ils adoptent cette attitude par choix raisonné et non pas seulement lorsque l’une ou l’autre partie, ou les deux, seront complètement laminées.
MG : Chacun des deux pays doit faire une partie du chemin qui mène à la solution durable, sans que personne ne perde la face devant son opinion publique et devant le concert des nations. Les solutions existent, il suffit de vouloir les mettre en œuvre.
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MEE : Pensez-vous que le dossier du Sahara occidental puisse trouver une voie de règlement dans ce cadre bilatéral ?
MG : La solution bilatérale ne peut se concevoir que comme prolongement d’une solution multilatérale sinon c’est tout l’édifice qui s’écroule. Le Maroc a déjà accepté de discuter avec le Polisario à plusieurs reprises à Manhasset (New-York), ce qui équivaut de facto à sa reconnaissance.
Il a également accepté de remettre cela à Genève en décembre prochain, dans le cadre onusien. Il suffit donc de trouver la dernière marche de l’édifice et l’Algérie doit, à son tour, apporter sa contribution à la construction de la paix.
« La France a perdu toute crédibilité dans ce dossier car ses positions sont totalement alignées sur celles du Maroc. On ne peut prétendre à rapprocher des belligérants et en même temps prendre fait et cause pour une des parties »
- Dr Mourad Goumiri
MEE : La France a déclaré avoir pris connaissance « avec un grand intérêt » de la proposition faite par le roi du Maroc, également soutenue par le porte-parole d’António Guterres, secrétaire général des Nations unies. Est-ce que le risque, ce n’est pas finalement que l’Algérie apparaisse comme ayant le mauvais rôle de celle qui ne veut pas négocier ?
FA : Le dialogue entre Rabat et Alger est une clé majeure du conflit. Elle n’en est pas l’unique, mais elle peut être déterminante pour que toutes les parties puissent avancer.
Alger maintient officiellement qu’elle n’est pas partie du conflit, mais elle peut accepter le dialogue en tant que voisin concerné et pouvant faciliter la recherche d’une issue médiane entre l’indépendance totale et l’autonomie bridée.
MG : La France a perdu toute crédibilité dans ce dossier car ses positions sont totalement alignées sur celles du Maroc. On ne peut prétendre à rapprocher des belligérants et en même temps prendre fait et cause pour une des parties. Les États-Unis de Donald Trump tentent de se positionner à la médiane du conflit après que deux de ses éminents négociateurs se soient directement impliqués (James Baker et Christopher Ross) sans résultats probants, pour l’instant. Les États-Unis prendront-ils d’autres initiatives bientôt ?... Il semble que oui.
La thèse d’une attitude algérienne résolument contre toute négociation est souvent exhibée par le Maroc et ses alliés dans ce dossier (monarchies du Golfe), ce qui ne peut qu’envenimer la recherche de solutions acceptables pour toutes les parties. Les intérêts bien compris de toutes les parties doivent être pris en compte pour un arrangement définitif.
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MEE : Quels sont, à votre sens, les grands chantiers/les questions prioritaires auxquels doivent s’atteler les deux pays ?
FA : Tout doit être mis sur la table, de l’affaire du Sahara à la contrebande, le trafic de stupéfiants et les risques sécuritaires. Le tout est que ce soit engagé dans la logique d’une solution gagnant-gagnant qui permettrait la désescalade du militarisme, la libre circulation, des personnes, des biens, des capitaux et des idées, et les avancées réelles dans l’intégration économique.
MG : Il faut que, premièrement, le Maroc et l’Algérie considèrent que la stabilité et la prospérité des deux pays soient des intérêts stratégiques obligatoires pour chacun car toute déstabilisation de l’un ou de l’autre des pays se traduira immanquablement par un impact direct négatif sur l’autre et en particulier dans le cadre de la lutte contre le terrorisme dans la région du Maghreb et dans sa profondeur stratégique sahélo-saharienne.
De même, la prospérité des deux pays, dans le cadre d’une économie intégrée, permettra de créer les conditions d’un enchevêtrement d’intérêts qui imposeront la consolidation de l’entente entre les deux pays. La veine énergétique construite, entre nos deux pays, doit servir comme première pierre fondatrice de cet édifice et à irriguer notre prospérité partagée.
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