Pour de nombreux Tunisois, l’arabisation des enseignes de la capitale n’était pas « une urgence »
TUNIS – La municipalité de Tunis a clôturé l’année avec une décision qui n’a pas laissé les internautes et les médias indifférents.
Le 31 décembre, le conseil municipal a voté à l’unanimité un décret régissant l’arabisation des enseignes de la capitale. Entre partisans et détracteurs, les Tunisiens sont divisés, certains trouvant que l’idée reflète un respect de la nation, d’autres estimant que la ville a des priorités plus urgentes.
Pourtant ce décret existe depuis les années 1990 : il n’a d’abord pas été correctement appliqué avant de tomber dans l’oubli.
Sur sa page Facebook, le conseiller municipal Ahmed Bouazzi, membre du Courant démocrate (social-démocrate) et à l’origine de cette initiative, qualifie cette décision « d’historique ».
Traduction (extrait) : « Dans mon discours adressé à la maire et ses conseillers, j’ai évoqué l’absence des enseignes en langue arabe au centre-ville de Tunis, ce qui remet en question l’indépendance du pays. L’indépendance a eu lieu en 1956, mais la France voulait enraciner sa langue en Tunisie, qui lui garantissait le contrôle économique, culturel, intellectuel, politique, plus que la présence de l’armée sur ses terres »
Pour l’élu, le plus important, c’est l’identité nationale. « Un État qui a sa souveraineté, son drapeau, doit avoir aussi sa propre langue », argumente-t-il à Middle East Eye.
« J’ai remis cette décision au goût du jour parce que la Constitution dans son article 39 [selon lequel l’État doit veiller à enraciner l’identité arabo-musulmane et à ancrer, soutenir et généraliser l’utilisation de la langue arabe] appelle à généraliser et à répandre la langue arabe, la langue officielle du pays. Ensuite », poursuit-il, « tous les Tunisiens ne savent pas lire en français ou en anglais. Il ne faut pas qu’ils se sentent marginalisés. Le touriste voyage pour découvrir un autre pays, une autre culture. Il doit s’imprégner de la culture, de la langue du pays qu’il visite. »
Motez Bellakoud, lui aussi membre du Courant démocrate, approuve la démarche du conseiller municipal : pour lui, la langue arabe fait partie de l’identité tunisienne. Il estime que l’arabisation des enseignes est le début d’une émancipation de l’héritage de la colonisation française.
Traduction (extrait) : « Ta langue est une partie de ton identité et non une exclusion du monde. Le combat pour l’arabisation est un combat de la conscience de la libération, plus important que l’arabisation des enseignes. Est-ce normal qu’après 62 ans d’indépendance, des rues soient encore baptisées du nom du colonisateur ? Si on a l’espoir de faire renaître ce pays, cela doit toucher à tous les petits détails de notre quotidien, de l’administration aux sciences »
La France cherche bien à « assurer la primauté de l’usage des termes français traditionnels face aux anglicismes », rappelle Laroussi Amri, un internaute. « Le rôle des autorités nationales consiste à protéger le patrimoine national contre les attaques. »
Slim ben Nedjema, un internaute d’El Menzeh, une circonscription de la municipalité de Tunis, quant à lui, trouve que l’identité arabo-musulmane ne se consolidera pas par la traduction des enseignes, mais plutôt par une révolution industrielle, culturelle, ou scientifique… afin d’ancrer cette identité et faire qu’on en parle dans les pays occidentaux.
« Où est l’exploit de traduire le nom de la marque allemande Mercedes, par exemple ? Aujourd’hui, nous ne sommes connus que par les terroristes que vous envoyez combattre au nom de l’islam. »
Traduction (extrait) : « Pour ancrer ton identité, il faut que tu sois un exemple, par une révolution industrielle, culturelle, scientifique, militaire, environnementale… et que tu sois connu grâce à tes réalisations, dont tu seras fier et dont on parlera sur CNN et le Washington Post »
Dans un message satirique, Monia Kammoun, une internaute, relaie les noms de quelques marques en arabe et commente, ironique : « Quelle idée de génie ! Cela va résoudre tous nos problèmes ! »
Il faut dire que depuis l’installation des municipalités élues en mai dernier, les habitants de Tunis attendent de voire des réalisations qui impactent leur quotidien alors qu’ordures et déchets envahissent les rues, les trottoirs restent occupés par les étals anarchiques ou les cafés.
Protéger le patrimoine national contre les attaques
Selon Ahmed Bouazzi, rien n’empêche que les choses se fassent en parallèle. Après ce même conseil municipal, près de quinze décisions ont été prises au sujet de différents sujets tels que la propreté, les nids-de-poule et les espaces verts.
Plusieurs internautes se sont amusés à traduire les noms des marques en arabe. Pour le conseiller municipal à l’origine de la relance du décret, il ne s’agit pas de faire des traductions mais plutôt de remplacer les lettres latines par des lettres arabes, ou choisir de mettre les deux, comme fait l’enseigne Carrefour.
Traduction : « Boussini => ''embrasse-moi'' en dialecte tunisien »
L’arabisation des enseignes a justement mené à un sujet plus épineux, qui a fait le bonheur des internautes tout au long de la semaine : le remplacement des lettres latines par des lettres arabes. Ce qui conduit parfois à des confusions, certains mots traduits devenant même des mots vulgaires en dialecte tunisien.
Ahmed Bouazzi a répondu à ce sujet : « Cela ne pose pas de problèmes puisque le citoyen peut se référer au logo de la marque , et comprendre qu’il s’agit bien d’une marque étrangère ».
Saloua, propriétaire d’une pâtisserie à Tunis, se demande, quant à elle, si la municipalité va prendre en charge les frais des nouvelles enseignes. « Je n’ai aucun souci avec l’arabisation des enseignes de ma boutique, ce qui me préoccupe, c’est plutôt de savoir combien cela va coûter. Ou encore, de devoir changer la charte graphique sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. »
La polémique suscitée par ce décret a fait ressurgir un autre débat, celui sur la question identitaire, initiée par le mouvement Ennahdha, le parti politique qui a remporté la plupart des sièges lors des élections municipales, et son influence aujourd’hui sur le travail municipal.
Fathy Laâyouni, d’Ennahdha, élu maire du Kram, a par exemple refusé l’abolition de la circulaire obligeant un non musulman à se convertir à l’islam en cas de mariage avec une Tunisienne.
À LIRE ► INTERVIEW –Souad Abderrahim : « Les élites doivent revoir leur vision des choses »
Souad Abderrahim, première femme élue maire de Tunis, dont l’élection a été très commentée et suscite beaucoup d’attentes, essuie depuis son arrivée à la tête de la mairie les moqueries des internautes.
Ces derniers ont par exemple énuméré les réalisations fictives de la mairie après la publication d’une photo partagée sur les réseaux sociaux montrant Souad Abderrahim inaugurer une poubelle, de fabrication 100 % tunisienne, don de la part d’une association à la municipalité, avec à ses côtés le gouverneur de la ville de Tunis.
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