Non, l’Égypte n’est pas entre de bonnes mains
Le 25 janvier 2011, le peuple égyptien a fait entendre sa voix pour réclamer la liberté, la dignité et la justice sociale. Cependant, l’Égypte d’aujourd’hui n’est pas ce pour quoi la révolution de janvier 2011 s’est battue.
Nous nous unissons, malgré nos différentes affiliations et idéologies, en raison des graves préoccupations que nous entretenons quant à l’état de notre pays. Nous devons sauver notre Égypte bien-aimée et concrétiser les aspirations du peuple égyptien à une vie libre et décente.
Il est impossible d’appréhender ce qui se passe en Égypte si ce n’est à travers les yeux, les sentiments et les émotions des Égyptiens.
En tant qu’Égyptiens appartenant à un large éventail d’opinions et de traditions politiques, nous adressons un message à la communauté internationale : méfiez-vous de l’homme sur lequel vous comptez, que vous financez et armez, pour fournir un gouvernement « stable » en Égypte.
Aux dirigeants européens qui arment l’Égypte, nous transmettons cet avertissement clair : l’Égypte ne peut plus être considérée comme un pays stable. Les conséquences de cette instabilité pourraient très facilement exploser sur les autres rives de la Méditerranée
Aux nouveaux membres du Congrès américain qui découvriront que toute tentative de remettre en question le deuxième plus grand bénéficiaire de l’aide américaine fera l’objet d’une renonciation pour des raisons de sécurité nationale, aux dirigeants européens qui arment l’Égypte, nous transmettons cet avertissement clair : l’Égypte ne peut plus être considérée comme un pays stable. Les conséquences de cette instabilité pourraient très facilement exploser sur les autres rives de la Méditerranée.
Détérioration de la situation économique
Il suffit de flâner dans les rues du Caire pour se rendre compte de l’ampleur de la colère et de la tension internes qui pourraient dégénérer en une explosion sociale incontrôlable.
Cela n’a jamais été aussi grave. La majorité des Égyptiens sont désormais totalement incapables de bénéficier des niveaux économiques et sociaux dont ils jouissaient auparavant ou de faire face aux nécessités les plus élémentaires, notamment l’alimentation, les transports, les soins de santé et l’éducation.
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi il y a cinq ans, la classe moyenne égyptienne – dont l’établissement a pris de nombreuses années – s’est complètement érodée.
Ces difficultés économiques ne sont pas accidentelles. Le général Sissi a longtemps préconisé de nombreuses entreprises coûteuses et peu judicieuses dans le but de se présenter comme capable d’entreprendre de grands projets, tels que le « nouveau » canal de Suez ou la Nouvelle capitale administrative. Les effets supposés bénéfiques de ces projets se font encore attendre.
Ces difficultés économiques ne sont pas accidentelles. Le général Sissi a longtemps préconisé de nombreuses entreprises coûteuses et peu judicieuses dans le but de se présenter comme capable d’entreprendre de grands projets
Après avoir pris le pouvoir, le général Sissi a accordé de vastes monopoles aux institutions militaires, mettant les secteurs privé et public dans une position difficile. Ceux-ci ne pouvaient pas rivaliser avec des entités militaires auxquelles étaient attribués des projets par ordre direct du gouvernement. Les investisseurs ont donc préféré soit profiter de la dévaluation de la monnaie locale et s’engager dans la spéculation sur les changes, soit transférer leurs investissements à l’étranger.
Insécurité nationale
L’effondrement rapide de la monnaie locale aurait dû nous avertir que la gestion de l’économie était tombée entre de mauvaises mains. Pourtant, le Fonds monétaire international (FMI) a accordé à Sissi un prêt de 12 milliards de dollars, sans aucun signe de politique économique rationnelle à venir.
Il n’y a pas que la pression sur l’économie qui suscite des difficultés et de la frustration dans le pays. Les actions de la société civile sont criminalisées et punies ; les femmes sont emprisonnées pour avoir porté plainte pour harcèlement ou abus sexuels ; les attaques contre les chrétiens coptes égyptiens se poursuivent, sans stratégie claire pour les protéger.
Des actes de terrorisme de plus en plus fréquents se produisent chaque fois que le général Sissi a besoin d’un soutien extérieur et ses politiques répressives ont conduit à une escalade de la violence en Égypte au cours des cinq dernières années, plus que jamais.
Cela est le plus clairement visible dans sa politique antiterroriste, qui consiste à « promettre des représailles » après un attentat, puis à traduire les paroles en actes avec l’assassinat de détenus disparus de force, sous prétexte qu’ils en seraient les auteurs.
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De cette manière, le général Sissi est en mesure de renforcer la répression tout en conservant le soutien de l’Occident, pour qui il serait un partenaire dans la lutte contre le terrorisme. Mais en réalité, il réprime les opposants pacifiques du régime et tue des détenus disparus de force.
Unir l’opposition
Son manque de stratégie et de capacité à gouverner s’étend maintenant à ses interactions dans la région.
Il n’y a pas que ceux qui s’étaient opposés au coup d’État militaire qui remettent en cause le régime de Sissi ; en fait, nous comptons maintenant parmi nous ceux qui étaient à l’origine opposés au gouvernement de Mohamed Morsi
Sissi a mal géré les négociations sur le barrage de la Renaissance en Éthiopie et le bassin du Nil, ce qui a eu un effet négatif sur la part des eaux du Nil revenant à l’Égypte. De même, sa renonciation aux îles de la mer Rouge – Tiran et Sanafir – au profit de l’Arabie saoudite a entraîné la perte du droit historique de souveraineté de l’Égypte sur la voie navigable de Tiran.
L’Égypte aurait facilement pu être une soupape de sécurité et un acteur apaisant au Moyen-Orient, mais Sissi semble appuyer délibérément sur les points de pression historiques de la région.
Voilà une très longue liste de raisons pour lesquelles il est temps que l’opposition au régime de Sissi s’unisse. Cela est lentement en train de se mettre en place. Il n’y a pas que ceux qui s’étaient opposés au coup d’État militaire qui remettent en cause le régime de Sissi ; en fait, nous comptons maintenant parmi nous ceux qui étaient à l’origine opposés au gouvernement de Mohamed Morsi.
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Ce sentiment a mûri lors de la récente élection présidentielle, que Sissi a « remportée » sans opposition, avec 97 % des voix. Le régime avait arrêté tous les candidats potentiels de l’opposition, notamment Ahmed Chafik, le dernier Premier ministre sous le régime de Hosni Moubarak ; Sami Annan, un militaire soutenu par certains commandants ; et Ahmed Konsowa, représentant de la jeune génération au sein de l’armée.
Comme d’autres personnalités, ils ont rejoint Morsi et les quelque 60 000 autres prisonniers politiques en Égypte.
L’avenir de l’Égypte
Construire un État civil moderne – où il n’y a pas de place pour un régime militaire ou autoritaire – est l’espoir de tous les Égyptiens. L’expérience nous a appris que la prospérité, la sécurité et le progrès sont les produits d’un régime démocratique et d’une société civilisée.
La pire forme d’intervention est le soutien de la tyrannie par l’octroi de prêts que notre économie ne peut pas se permettre, d’accords dont nos citoyens n’ont pas besoin et d’outils servant à la répression et à la torture de notre propre peuple innocent
Nous aspirons à une nation où tous les citoyens sont égaux en droits et en devoirs ; une nation qui embrasse la liberté d’opinion et rejette l’extrémisme, le fanatisme et l’intolérance ; une nation qui lutte contre la corruption et jouit de la transparence.
Pour cela, les dirigeants du reste du monde doivent réévaluer leurs politiques envers l’Égypte. Les intérêts communs ne seront atteints à moyen et long terme que par la coopération avec un régime stable soutenu par le peuple.
Nous n’invitons personne à interférer dans les affaires de notre pays. Au contraire, nous croyons que la pire forme d’intervention est le soutien de la tyrannie par l’octroi de prêts que notre économie ne peut pas se permettre, d’accords dont nos citoyens n’ont pas besoin et d’outils servant à la répression et à la torture de notre propre peuple innocent.
Ce dont le peuple égyptien a vraiment besoin, c’est que le monde soutienne ses revendications en faveur d’une vie décente, de la liberté et de la justice sociale. Cela n’arrivera jamais avec Sissi à la barre.
Tribune signée par Abdelrahman Youssef, poète et activiste politique, Amr Darrag, ancien ministre égyptien de la Planification et de la Coopération internationale, Ayman Nour, chef du parti Ghad al-Thawra, Dina Zakarya, présentatrice de télévision et ancienne porte-parole du parti Liberté et Justice, Magda Refaa, activiste politique, Mohamed Mahsoob, ancien ministre égyptien des Affaires juridiques et parlementaires, Mohamed Soltan, militant des droits de l’homme, Nevine Melek, avocate et défenseuse des droits de l’homme, Seif Eldin Abdel Fattah, professeur de sciences politiques et Yehia Hamed, ancien ministre égyptien de l’Investissement.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un Égyptien passe devant une affiche électorale du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, alors candidat à sa réélection, en mars 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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