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Les accords d’Israël avec le Golfe sont un désastre pour l’Égypte

Le Caire perd à la fois en statut et en espèces sonnantes et trébuchantes à la suite des accords de normalisation avec Israël négociés par les États-Unis – et ce sont les plus pauvres que Sissi force à payer
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed al-Nahyane assistent à une cérémonie à Abou Dabi le 14 novembre 2019 (AFP)

Lorsque les Émirats arabes unis et Bahreïn ont officiellement normalisé leurs relations avec Israël le 15 septembre dernier, le président américain Donald Trump a salué « l’aube d’un nouveau Moyen-Orient ».

L’Égypte se réveille aujourd’hui face à ce que lui réserve cette nouvelle ère. La candidature implicite des Émirats arabes unis au poste de principal partenaire commercial arabe d’Israël renferme deux types de catastrophes pour l’Égypte – à la fois immédiates et à venir.

Du jour au lendemain, le canal de Sissi sera dépassé par un moyen moins coûteux d’acheminer le pétrole de la mer Rouge à la Méditerranée

Commençons par le péril à long terme. Un oléoduc dans le désert qui était autrefois exploité comme une joint-venture secrète par l’Iran du shah et Israël pourrait jouer un grand rôle dans la connexion du réseau de pipelines arabes à la Méditerranée. Le réseau de la société Europe Asia Pipeline Company, qui s’étend sur 254 kilomètres, relie la mer Rouge au port israélien d’Ashkelon.

Parallèlement au pipeline, DP World, propriété de l’État de Dubaï, s’est associée à DoverTower d’Israël pour développer les ports et zones franches d’Israël et ouvrir une ligne de navigation directe entre le port israélien d’Eilat sur la mer Rouge et celui de Jebel Ali à Dubaï.

Ni le pipeline ni ce raccordement de ports ne constituent de bonnes nouvelles pour le canal de Suez, dont l’élargissement vient de coûter au président égyptien Abdel Fattah al-Sissi 8 milliards de dollars. Ceci inclut l’argent qu’il a forcé des hommes d’affaires égyptiens et des actionnaires ordinaires à investir dans ce projet voué à l’échec. Du jour au lendemain, le canal de Sissi sera dépassé par un moyen moins coûteux d’acheminer le pétrole de la mer Rouge à la Méditerranée.

Le régime égyptien fait face à d’autres périls plus immédiats. Avec l’accord de normalisation, Le Caire perd le rôle de médiateur entre les États arabes et Israël qu’il a joué pendant des décennies.

Ce rôle s’accompagnait de la dite « carte palestinienne », attribuée à l’Égypte en sa qualité de point de référence de toutes les factions palestiniennes et qui consistait à organiser des cessez-le-feu entre Israël et le Hamas à Gaza ou des réunions de réconciliation entre le Fatah et le Hamas au Caire. Il est significatif que la dernière tentative de réconciliation des deux groupes palestiniens ait eu lieu à Ankara et non au Caire.

Des commentateurs tels que Mohamed Ismat, écrivant dans Shorouk News, ont noté que la perte de statut de l’Égypte allait encore plus loin : « L’ensemble du système de sécurité nationale arabe, avec toutes ses dimensions militaires, politiques et économiques, sera complètement démantelé. Toute la rhétorique du monde arabe sur la liberté, l’unité et le développement indépendant sera ossifiée et stockée dans des entrepôts. »

« Tout au long des années de confrontation avec Israël, l’Égypte a joué le rôle principal dans la détermination des réactions arabes malgré ses désaccords avec tel ou tel État arabe. Cependant, cette situation ne continuera pas. Israël aspire à remplacer l’Égypte et à diriger la région arabe selon de nouvelles équations qui feront tomber toutes les institutions de l’action arabe commune, au premier rang desquelles se trouve la Ligue arabe elle-même. »

Une nouvelle donne

En plus de son statut, l’Égypte perd en monnaie sonnante et trébuchante. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont cessé de financer la dictature militaire de Sissi, dans laquelle ils avaient versé des milliards de dollars. L’Arabie saoudite a arrêté les fonds et le pétrole à destination de l’Égypte en raison de la crise de la balance des paiements qu’elle connaît, et le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed a trouvé des joujoux plus amusants avec lesquels s’occuper. Verser de l’argent dans le gouffre sans fond des poches de Sissi semble véritablement appartenir au passé.

La société d’investissement Mubadala à Abou Dabi, l’un des fonds souverains des Émirats, dont la valeur atteint les 230 milliards de dollars, est particulièrement intéressante pour Israël. Un universitaire israélien qui a passé du temps à Abou Dabi l’a décrit comme étant capable de « changer la donne » pour la haute technologie israélienne.

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Mais la perspective d’un transfert des investissements émiratis de l’Égypte vers Israël est déjà en train de changer la donne pour certains hommes d’affaires du Caire. Salah Diab, le fondateur du journal Al-Masry Al-Youm, avait déjà été arrêté par le passé pour les violations qu’auraient commises les entreprises qu’il possède. Mais sa dernière arrestation est différente : Diab est emprisonné dans l’attente d’une enquête plus approfondie, et tout indique que les procureurs ont reçu pour instruction de le maintenir en détention.

Cela n’est sûrement pas passé inaperçu à Abou Dabi que Diab est l’oncle maternel de Yousef al-Otaiba, l’ambassadeur émirati aux États-Unis qui a joué un rôle clé dans l’annonce préliminaire de l’accord de normalisation.

La dernière fois que Diab a été arrêté, en 2015, Otaiba est intervenu et son oncle a rapidement été libéré. Cette fois-ci, Sissi n’écoute pas. Montrant que les problèmes juridiques de Diab sont plus graves aujourd’hui, le texte de l’enregistrement d’une conversation qu’il aurait eu durant un dîner avec l’ancien candidat à la présidence égyptienne Ahmed Chafik a été publié sur un site de réseaux sociaux qui porte le nom d’un autre ancien général de haut rang de l’armée égyptienne, Sami Annan.

Chafik et Annan se sont tous deux mis Sissi à dos : le premier a été contraint de retirer sa candidature aux élections de 2018 et le second a été placé en résidence surveillée en décembre 2019 après avoir purgé deux ans d’une peine de neuf ans de prison.

Problèmes légaux

Dans l’enregistrement, Shafiq, ancien pilote de l’armée de l’air, se montre méprisant à l’égard de Sissi, qu’il décrit comme « un officier de l’armée naïf, en charge d’une infanterie […] il n’a jamais appris à agir proprement ».

Diab répond en riant : « Vous aussi vous êtes officier de l’armée, Monsieur le Lieutenant général… Vous le comprenez certainement. » Shafiq répond alors : « Il y a une différence... bien sûr, et vous savez, M. Salah, les membres de l’armée ne sont pas tous pareils. »

Des partisans du candidat à la présidentielle Ahmed Chafik manifestent à la périphérie du Caire en 2012 (AFP)
Des partisans du candidat à la présidentielle Ahmed Chafik manifestent à la périphérie du Caire en 2012 (AFP)

Aujourd’hui, Diab est en prison et l’action en justice contre Chafik a été réactivée, ce qui va à l’encontre de l’accord conclu par l’Égypte avec les Émirats arabes unis, où Chafik a fui lorsque l’ancien président Mohamed Morsi a pris les reines en 2012. Pour les politiciens égyptiens en exil qui surveillent de près les bagarres dans leur pays, l’État du Golfe visé par les problèmes juridiques de Diab et Chafik ne fait aucun doute.

Ayman Nour, chef du parti Ghad el-Thawra et ancien candidat à la présidentielle, a déclaré que l’arrestation de Diab « reflét[ait] l’état de désaccord entre l’Égypte et les EAU après la normalisation [avec Israël] ».

Middle East Eye a appris qu’un autre homme d’affaires émirati qui tentait de créer une société dans le domaine des médias au Caire avait été arrêté par les autorités égyptiennes et libéré seulement après l’intervention personnelle de Tahnoun ben Zayed, le frère de Mohammed ben Zayed.

Forcer les pauvres à payer

La perte de milliards de dollars en provenance du Golfe a durement affecté Sissi. Il est déjà allé frapper à la porte du Fonds monétaire international, a instauré l’austérité dans son pays et racketté ses hommes d’affaires les plus riches. Il n’a désormais plus d’autre choix que de taxer ses propres citoyens.

Étant l’homme qu’il est, il fait d’abord payer les plus pauvres d’Égypte. La dette nationale égyptienne a presque triplé depuis 2014, passant d’environ 112 milliards de dollars à 321 milliards de dollars.

Dans le gouvernorat d’Assiout, 67 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté de 736 livres égyptiennes (47 dollars) par mois. Comme l’explique l’économiste Mamdouh al-Wali, ce chiffre est irréaliste compte tenu de la flambée du coût de la vie, et le taux de pauvreté réel est certainement plus élevé.

Ce chiffre provenait de l’année fiscale 2017-2018, date à laquelle le taux de pauvreté dans le gouvernorat méridional de Sohag atteignait les 60 %, tandis qu’il s’élevait à 55 % à Louxor et Minya. Selon Wali, les responsables égyptiens ont admis que les chiffres avaient été modifiés à deux reprises, le gouvernement craignant de révéler l’ampleur réelle de la pauvreté.

Il n’est donc pas surprenant que ces villages aient connu une série de manifestations antigouvernementales sans précédent, jusqu’à présent pacifiques. Les gens ne peuvent tout simplement plus supporter la situation

Malgré les dures conditions de vie dans ces provinces, Sissi a persévéré, augmentant les prix de l’électricité, de l’eau potable, du gaz naturel et des transports publics.

Autre stratagème lucratif : démolir les habitations bâties sans permis de construire – dans certains cas, des maisons familiales qui existent depuis des décennies. Les propriétaires peuvent éviter la démolition en s’acquittant auprès du gouvernement d’une taxe de 50 livres égyptiennes par mètre carré pour les habitations résidentielles dans les zones rurales ; dans d’autres régions, la pénalité pour les bâtiments commerciaux s’élève à 180 livres égyptiennes par mètre carré.

La récession a conduit à l’arrêt du secteur de la construction en Égypte, condamnant de nombreux travailleurs journaliers à rester chez eux. Les transports publics sont également devenus de moins en moins accessibles. À titre d’exemple, sur les trains, le moyen de transport le plus fréquemment utilisé entre la Haute et la Basse-Égypte, les passagers ont vu les tarifs du transport de marchandises augmenter entre 12 et 140 livres égyptiennes par colis, selon le poids et la distance parcourue.

Vagues de protestation

Il n’est donc pas surprenant que ces villages aient connu une série de manifestations antigouvernementales sans précédent, jusqu’à présent pacifiques. Les gens ne peuvent tout simplement plus supporter la situation.

Lorsque le lanceur d’alerte en exil Mohamed Ali a exhorté les opposants de Sissi à travers le pays à participer à une « journée de la rage » afin d’exiger le départ du président, il a lui-même été surpris par ce qui s’est passé : six jours de protestation dans plus de 40 villages, malgré une forte répression.

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Le message de Mohamed Ali était simple. Un président qui se vante du nombre de palais qu’il s’est fait construire (avec l’aide d’Ali) ne laisse même pas les pauvres vivre dans leurs maisons sans menacer de les démolir.

Les nouveaux manifestants égyptiens sont – pour le moment – très différents des révolutionnaires de 2011. Ils n’ont ni chef ni slogans politiques. Ils sont conservateurs et religieux, mais ne sont pas organisés par les Frères musulmans. Les courageux révolutionnaires de 2011 venaient de la ville et en grande partie, mais pas entièrement, de la classe moyenne supérieure. Beaucoup avaient des diplômes.

Les manifestants d’aujourd’hui sont pauvres et sans instruction, et beaucoup sont plus jeunes que ceux de la vague de 2011. Comme l’a écrit Abdul Rahman Yusuf, le fils du cheikh Qaradawi, théologien de référence des Frères musulmans au Qatar qui est lui-même un libéral laïc : « Le régime fait face à une population furieuse qui ne le considère pas comme légitime. Il s’agit d’une confrontation directe. Il n’y a pratiquement personne pour négocier au nom de ces simples roturiers qui se défendent contre un troupeau de hyènes enragées. »

« Je vais mourir de toute façon »

Parmi les nombreuses interviews de villageois, celle de Nafisa Atiya Mohammed est particulièrement émouvante. « Vous voyez, ici, on peut voir les rayons du soleil passer à travers le plafond. Je ne trouve personne pour m’aider à le recouvrir de plastique. Je vends de la ferraille pour une, cinq, dix livres jusqu’à être prise de vertige à cause de la chaleur », déclare cette propriétaire d’une habitation de fortune menacée de démolition.

Interrogée sur le montant demandé par les autorités, elle répond : « Ils ont dit 1 000, puis dans deux à quatre ans, 4 000. Où vais-je trouver une telle somme ? » Nafisa Atiya Mohammed ne connaît personne capable de lui prêter suffisamment d’argent pour conserver sa maison, indique le reportage.

« Hier, j’ai fait du porte-à-porte à la recherche de quelqu’un pour me prêter de l’argent… J’ai une pension, mais je jure devant Dieu qu’elle ne suffit pas », poursuit la vieille dame. « L’eau coûte 150 et l’électricité 550 par mois. Les reçus sont à l’intérieur, vous pouvez les voir. Ils peuvent venir prendre ma maison. Je vais mourir de toute façon. Je vais juste la leur laisser. » À la fin de l’interview, le journaliste fond en larmes.

Les forces de sécurité égyptiennes ont intensifié leur présence sur les principales places de la capitale (AFP)
Les forces de sécurité égyptiennes ont intensifié leur présence sur les principales places de la capitale (AFP)

Sissi ne peut pas se permettre de laisser se propager cette vague de protestation. L’Égypte ne peut plus supporter autant de mauvaise gestion et de corruption, et bientôt viendra le temps où la colère populaire se retournera contre le régime lui-même. Beaucoup de ces villageois sont, par tradition, armés – et ils agiront selon les codes tribaux de la vengeance si l’armée ou la police leur tire dessus. Leurs manifestations, jusqu’à présent, ont été pacifiques.

Ce régime militaire brutal, cruel et néfaste a été installé par les familles royales émiratie et saoudienne. Sissi n’aurait pas rompu les rangs et trahi le président Mohamed Morsi, qui l’avait choisi comme ministre de la Défense, sans l’argent que Riyad et Abou Dabi lui avaient promis.

S’ils perdent Sissi et l’Égypte dans son ensemble, les plans de domination régionale d’Abou Dabi et Riyad s’effondreront rapidement. Alors, la région atteindrait effectivement un tournant – mais pas celui que Mohammed ben Zayed et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou avaient prévu.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Lorsqu’il a quitté The Guardian, il était l’éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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