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Affirmations douteuses sur des camps d’entraînement terroriste au Sahara

Un article de Fox News sur des camps d’entraînement terroriste en Mauritanie contient des erreurs factuelles et cite des sources discutables

Depuis qu’en 2004, un certain nombre de hauts responsables du département d’Etat américain et du Pentagone ont associé, sans la moindre preuve, les attentats de Madrid du 11 mars 2004 à des « groupes d’al-Qaïda cachés au fin fond du Sahara  », des articles sont apparus par intermittence au sujet de camps d’entraînement d’extrémistes au Sahara. Le dernier, écrit par Malia Zimmerman et intitulé « Triumvirat terroriste : Daech, al-Qaïda et Boko Haram s’entraînent ensemble, selon des analystes » a été publié par Fox News le 23 mars dernier. Les jours suivants, l’article est pratiquement devenu viral, reproduit par des centaines de sites d’information en ligne et des bloggeurs employant souvent des titres spectaculaires et alarmistes.

Selon l’article de Fox News, « Les trois organisations terroristes les plus tristement célèbres au monde coopèrent dans un camp d’entraînement d’Al-Qaïda situé dans le désert du Sahara, en Mauritanie, où des douzaines de recrues venant des Etats-Unis, du Canada et d’Europe sont endoctrinées dans un djihad violent et entraînées pour mener des attaques qui permettraient d’étendre le soi-disant califat au nord et à l’ouest de l’Afrique, selon des analystes. »

Si c’est exact, c’est très préoccupant. Les analystes cités par Fox News sont membres du Consortium de recherche et d’analyse du terrorisme (TRAC) basé en Floride, un organisme qui traque l’extrémisme international et prétend disposer d’une source sur le terrain en Mauritanie.

Fox cite amplement Veryan Khan, la directrice des publications du TRAC. Son témoignage semble convaincant, du moins pour quiconque ne connaissant pas la Mauritanie et le Sahara. D’après Fox News, « Au moins quatre-vingt apprentis djihadistes, recrutés aux Etats-Unis, au Canada et dans des pays d’Europe, y compris la France, sont connus pour s’être entraînés dans ces camps, selon une source du TRAC qui a visité le camp et obtenu des documents ».

Selon Veryan  Khan, « la Mauritanie est une poudrière dont très peu de monde parle […]. Ce n’est pas une destination touristique […] Daech, Boko Haram et al-Qaïda ont tous des liens avec deux camps situés dans les déserts isolés de ce caste pays d’Afrique du Nord […] La seule raison pour un Occidental de s’y rendre est de s’entraîner au terrorisme ».

Veryan Khan indique que les deux camps sont situés dans une « région éloignée de l’est » de la Mauritanie. Cependant, l’image insérée par Fox News dans son article est une photo de Google Earth représentant la célèbre mosquée Maata Moulana qui, selon les affirmations de Veryan Khan, serait l’un des deux camps d’entraînement en question.

Maata Moulana a été fondée en 1958 en tant que centre d’éducation islamique et de pratique soufie, et est depuis lors un centre pour pèlerins locaux et occidentaux. Bien que la population locale affirme que Maata Moulana a acquis récemment une réputation de lieu d’échange de drogues et de pièces détachées militaires, c’est loin d’être un « camp d’entraînement terroriste ». Une description plus approfondie de la mosquée et de ses activités est donnée par l’anthropologue et spécialiste de l’islam Joseph Hill.

De plus, Maata Moulana est loin d’être située dans une « région éloignée de l’est » de la Mauritanie. Elle se trouve à 80 miles (130 km) de la capitale Nouakchott et est facilement accessible par la route – tournez à droite à Boutilimit sur la route n°3 à la sortie de Nouakchott et dirigez-vous en direction du sud-ouest jusqu’à Nbak.

Quant au deuxième camp, ni Fox News, ni TRAC ne font la moindre allusion à son nom ou à son emplacement.

L’affirmation suivante rend encore plus suspecte l’exactitude de l’article de Fox News : « Eurasia Review a déclaré en 2011 que le leader de Boko Haram, Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, a reconnu que des groupes de militants terroristes étaient entraînés en Mauritanie et prétend que ce pays a ‘’exporté’’ Boko Haram au Nigéria ». En fait, ni Eurasia Review, ni l’auteur de l’article initial, Jema Oumar du site d’information Magharebia (financé par le département américain de la Défense), n’ont fait une telle déclaration. De fait, Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya est l’ancien Président de la Mauritanie, et non pas le chef de Boko Haram.

Rétablissons les faits : le fondateur de Boko Haram, Mohamed Yusuf, a reçu sa formation aux alentours de l’année 2007 dans le camp d’entraînement de Tamouret (cf. ci-dessous), dans le sud de l’Algérie.

Ces erreurs et inexactitudes suggèrent que ni Fox ni TRAC ne doivent être considérés comme rien de plus que les partisans d’informations alarmistes déguisées en recherche, et sans doute destinées à embarrasser l'administration Obama. Un examen de TRAC révèle qu'il est très sélectif dans sa collecte de données et ses références, que ses travaux sont bâclés sur le plan académique et que ce n’est certainement pas « l'un des centre de recherche les plus complets sur le terrorisme au monde », comme il le prétend.

Mises à part les inexactitudes de l'article et la réputation douteuse de TRAC, il est inconcevable qu’un, encore moins deux, camps de formation puissent exister en Mauritanie aujourd'hui sans que le dispositif de sécurité du pays ne le sache. Le régime autoritaire et militariste de la Mauritanie est un rouage central des nouveaux systèmes de surveillance et de contrôle de la sécurité de l'Occident dans cette partie du Sahara et du Sahel. Outre les services de renseignement compétents de la Mauritanie, les Etats-Unis et la France disposent tous deux d’importants atouts militaires et de renseignement en Mauritanie, y compris des systèmes de surveillance aérienne et au sol. Aujourd'hui, des camps de formations de militants tels que ceux décrits par Fox News et TRAC ne pourraient tout simplement pas passer inaperçus.

Cependant, après avoir tordu le cou efficacement à l’article Fox News/TRAC, il reste des questions qui nécessitent une réponse.

Après plusieurs années de rumeurs, des preuves solides sont apparues en 2009 démontrant qu’un important camp de formation militante, que j’ai appelé Tamouret, existait dans le sud de l'Algérie vers 2004 jusqu'à son déplacement dans le nord du Mali en 2009.*

Bien qu’il ait été suggéré que Tamouret était un camp d'entraînement d'al-Qaïda, il a en fait été installé et géré par les service secrets algériens, le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), avec la complicité de ses alliés occidentaux, notamment les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France. Le témoignage d'anciens apprentis djihadistes indique que Tamouret pouvait accueillir environ 270 ‘’stagiaires’’ à la fois, pour la plupart en provenance d'Algérie mais également d'autres pays d'Afrique du Nord, du Sahel, du Golfe et même d'Asie centrale. La formation incluait principalement la technique de l’"égorgement", et une élite était formée au rôle de snipers. Les entraînements impliquaient le recours à des personnes vivantes, issues, l’on suppose, des prisons algériennes et conduites au camp par le DRS. Des témoins affirment avoir vu quatre ou cinq personnes tuées chaque semaine, ce qui suggère que jusqu'à 1 000 personnes pourraient avoir été assassinées.

Les agents du DRS enregistraient les identités des nouvelles recrues arrivant au camp et envoyaient les données à Alger, où l’on soupçonne qu’elles auraient été partagées avec les services de renseignement américains, britanniques, et peut-être aussi français.

L'opération Tamouret semble avoir fourni à l'Occident les identités de centaines, voire de milliers, de « terroristes » d'al-Qaïda, ce qui pourrait expliquer pourquoi beaucoup d’attaques auraient été déjouées au cours de ces années. Si tel était le cas, Tamouret pourrait être considéré comme une brillante opération de contre-terrorisme. Cependant, son succès, si c’est de cela qu’il s’agît, a reposé sur le meurtre de sang-froid de centaines, sinon de milliers, de victimes innocentes.

Le fait que Fox News et TRAC fassent référence à « deux » camps d'entraînement en Mauritanie mais ne mentionnent que Maata Moulana soulève la question de savoir si le « deuxième camp », dont ils ne donnent aucun détail ni ne précisent l’emplacement, pourrait se référer à une sorte de tentative de la part des Etats-Unis, de la France, éventuellement d'autres alliés occidentaux, et de la Mauritanie de mettre en place le même type d'opération qu’à Tamouret. Il est primordial d’en savoir davantage sur une telle possibilité.

* NOTE - La première mention de Tamouret était publiée dans : Jeremy Keenan, The Dying Sahara, 2013, p. 184-185. Des détails, témoignages oculaires et preuves photographiques corroborant cela peuvent être trouvés dans plusieurs publications ultérieures. Cf., par exemple : Jeremy Keenan, « The In Amenas cover-up », International State Crime Initiative (ISCI), octobre 2013 ; « The In Amenas verdict: ‘’unlowfully killed’’ but why? », ISCI (à paraître en mai 2015). Une analyse plus détaillée de Tamouret peut être consultée dans mon troisième volume sur le terrorisme au Sahara, provisoirement intitulé, Kafka’s Desert: the Sahara’s years of terror (à paraître en 2016).


- Jeremy Keenan est professeur et chercheur associé à l’Ecole des études orientales et africaines de l’université de Londres. Il a écrit de nombreux livres, dont The Dark Sahara (2009) et The Dying Sahara (2012). Il officie en tant que consultant sur le Sahara et le Sahel auprès de nombreuses organisations internationales, dont l’ONU et la Commission européenne.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : le rapport Fox News se réfère à deux camps d'entraînement en Mauritanie, mais spécifie l'emplacement géographique d'un seul d’entre eux (MEE ScreenGrab/Fox News).

Traduction de l'anglais (original).

 

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