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Alexis de Tocqueville : père du libéralisme occidental mais chantre de la colonisation algérienne

Il y a exactement 175 ans cette année que le « fervent défenseur de la liberté » français s’est rendu en Algérie et a publié un plaidoyer pour la conquête du pays

Lorsque j’étais jeune étudiant en droit à l’université Érasme de Rotterdam il y a vingt ans, on nous apprenait qu’Alexis de Tocqueville était l’un des plus grands penseurs politiques de tous les temps. Cette affirmation ne surprendra pas grand monde en Occident. Né à Paris en 1805, le philosophe français est considéré comme l’un des pères fondateurs du libéralisme. Les politiciens adorent reprendre ses propos dans des citations, à tel point que dans certaines régions du monde, il est devenu « l’homme qu’il convient de citer ».

Alexis de Tocqueville doit sa notoriété en grande partie à son ouvrage De la démocratie en Amérique, qui a été traduit dans de nombreuses langues à travers le monde et qui est encore aujourd’hui considéré comme un grand classique des sciences politiques. Le livre, qui raconte le périple que l’homme politique a entrepris à travers les États-Unis en 1833, est un témoignage et un hymne à la liberté, à l’égalité et à l’État de droit dans la jeune nation émergente.

Comme Alexis de Tocqueville m’avait été présenté comme le « fervent défenseur de la liberté », je me souviens avoir été extrêmement déçu, lorsque, des années plus tard, j’ai découvert qu’il s’était très clairement positionné, dans d’autres écrits, comme l’un des principaux défenseurs et architectes de la conquête et de la colonisation de l’Algérie par les Français.

Alexis de Tocqueville a soutenu l’invasion de l’Algérie en 1830, depuis le premier jour. Le casus belli provenant d’un incident diplomatique remonte à trois ans auparavant, lorsqu’au cours d’un différend relatif à une dette impayée, le gouverneur ottoman d’Alger avait insulté l’ambassadeur français en le frappant sur la tête avec une tapette à mouches.

La réalité était loin d’être aussi frivole. En 1830, la France avait depuis longtemps perdu la plupart de ses territoires d’outre-mer au profit de son grand rival : la Grande-Bretagne. Les caisses de l’État se vidaient, et le pays faisait face à une menace de rébellion interne quasi permanente. Depuis la défaite de Napoléon en 1798 lors de sa conquête de l’Égypte, les politiciens et intellectuels français voyaient dans l’Algérie une solution pour sauver la France.

C’était le cas d’Alexis de Tocqueville. « Je ne doute pas que nous ne puissions élever sur la côte d'Afrique un grand monument à la gloire de notre patrie », écrit-il dans sa Deuxième lettre sur l’Algérie en 1837. Quatre ans plus tard, en mai 1841, il se rendit dans la colonie française pour y effectuer un séjour de deux mois, qui devait constituer le fondement de son Travail sur l’Algérie, publié quelques mois plus tard de cette même année.

À ce moment-là, la France faisait face à une rébellion de grande ampleur conduite par le chef de tribu Émir Abd el-Kader. L’armée française rétorquait en utilisant une nouvelle stratégie militaire, connue sous le nom de razzias : il s’agissait de rapides incursions dans les villes et les villages, durant lesquelles les soldats avaient essentiellement carte blanche pour tuer, violer et piller tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage. Ironie du sort, le mot provient du terme arabe (algérien) qui signifie « invasion bédouine ».

Alexis de Tocqueville a adhéré sans réserve à cette stratégie. « J'ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. », écrit-il dans son livre Travail sur l’Algérie. « Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre ».

En dehors de toutes objections morales que l’on pourrait opposer aux attaques perpétrées contre des cibles civiles, la stratégie de la terre brûlée qu’a menée la France avec fermeté a parfaitement bien fonctionné. Lorsqu’Alexis de Tocqueville voyage de nouveau en Algérie en 1846, la rébellion a été pratiquement écrasée. Un an plus tard, il publie deux rapports parlementaires, dans lesquels il expose son point de vue sur les méthodes visant à centraliser et à coloniser l’Algérie. Il y fait l’apologie d’un régime d’apartheid, sous lequel seuls les Européens pouvaient être propriétaires et voyager librement.

« Il doit donc y avoir deux législations très distinctes en Afrique parce qu’il s’y trouve deux sociétés très séparées », écrit-il. « Rien n’empêche absolument, quand il s’agit des Européens, de les traiter comme s’ils étaient seuls, les règles qu’on fait pour eux ne devant jamais s’appliquer qu’à eux ».

Parfaitement conscient que la France allait devoir affronter une résistance locale farouche, Alexis de Tocqueville a également souligné que l’État colonial devait s’organiser selon le principe de guerre permanente. Les colons français devaient être armés, créer des milices et vivre dans des établissements protégés. Nul doute que ses connaissances sur la « conquête de l’Ouest », qui brillent par leur absence dans son plus célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique, se sont révélées bien utiles ici.

La vision d’Alexis de Tocqueville a contribué à établir la domination française en Algérie, où les populations autochtones étaient traitées comme des citoyens de seconde zone jusqu’à ce qu’ils accèdent à l’indépendance en 1962. Ce serait une erreur d’écarter ses idées sous prétexte qu’elles sont anecdotiques dans l’ensemble de son œuvre d’obédience globalement libérale.

Son plaidoyer pour la liberté et l’égalité, qu’il a exprimé dans son œuvre De la démocratie en Amérique, n’a jamais constitué une entrave à son engouement aventurier en faveur de l’impérialisme et du colonialisme – pas même lorsque les Britanniques se sont lancés dans l’aventure.

Lorsque j’ai découvert pour la première fois « l’autre Tocqueville », ma désillusion se situait à deux niveaux. Tout d’abord, je ne comprenais pas pourquoi on ne m’avait pas dit la vérité lorsque j’étais étudiant ? Ses convictions sont loin d’être anecdotiques. D’autre part, je me demandais comment un esprit apparemment aussi brillant avait pu bafouer aussi facilement les valeurs de liberté et d’égalité soi-disant universelles ?

Je ne connais pas la réponse à la première question, mais j’ai bien une idée concernant ma deuxième interrogation. Selon Alexis de Tocqueville, tous les gens égaux ont droit à la liberté, mais tous les gens ne sont pas égaux. C’était un enfant de son époque, une époque où la plupart des auteurs et des intellectuels français se félicitaient de l’invasion de l’Algérie. Prenez Victor Hugo par exemple. L’auteur des Misérables pensait que la conquête d’un pays était simplement une manière de privilégier « la civilisation pour combattre la barbarie ».

Il faut savoir que l’Europe à l’époque se targuait d’être une société « éclairée ». Elle s’était libérée des chaines de la religion et avait choisi de se laisser guider par la raison, alors que le reste de l’humanité, en grande majorité, était encore plongé dans l’obscurité. Les Amérindiens, les Indiens, les Chinois ou les Arabes étaient des barbares qui avaient tout intérêt à saisir la main qu’on leur tendait pour s’ouvrir à la raison, à la liberté et au progrès.

En 1830, des bibliothèques entières regorgeaient de soi-disant ouvrages scientifiques visant à établir que la plupart des autres peuples dans le monde étaient arriérés.  De tels arguments ouvraient la voie à une « mission civilisatrice » qui allait généralement de pair avec une intervention militaire. Pour faire valoir le « retard » de l’Algérie, les experts pointaient du doigt tous les maux qui rongeaient le pays, allant de l’islam médiéval et oppressant en passant par les comportements sexuels immoraux de la population et son utilisation inefficace des terres agricoles. Le nomadisme, par exemple, était un mode de vie largement dédaigné.

Il est sans doute difficile de reprocher à Alexis de Tocqueville d’avoir été un enfant de son époque. Sans doute pensait-il bien faire. Cependant, aujourd’hui nous sommes censés être mieux informés. Aujourd’hui, nous savons qu’on nous a « vendu » un tissu de mensonges et que de nombreux crimes ont été commis au nom de la raison.

Par conséquent, il est peut-être temps que nous cessions de présenter Alexis de Tocqueville à nos étudiants comme l’un des plus grands penseurs politiques de tous les temps. Les politiciens devraient certainement réfléchir à deux fois avant de citer un homme qui a ouvertement appelé à « brûler les récoltes, vider les silos, s’emparer des hommes, des femmes et des enfants sans armes ».

Enfin, la prochaine fois qu’un néoconservateur libéral essaiera de nous faire croire que la guerre qui est menée au loin a pour objectif d’améliorer la vie de la population, peut-être devrions-nous nous arrêter un moment et réfléchir à la France, à l’Algérie et à Alexis de Tocqueville.

- Peter Speetjens est un journaliste néerlandais qui vit à Sao Paolo, au Brésil. Il a vécu plus de 20 ans à Beyrouth, où il a été correspondant de presse pour le quotidien néerlandais Trouw et le quotidien belge néerlandophone De Standaard. Il a travaillé plus particulièrement sur le rôle qu’ont joué les auteurs/voyageurs du 19e siècle dans la conception actuelle du Moyen-Orient par l’Occident. Vous pouvez le suivre sur Twitter: @PeterFromBeirut

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. 

Photo : une statue du politicien et intellectuel français Alexis de Tocqueville, dans la cour du Conseil général de la ville de Saint-Lo en Normandie le 12 mai 2005 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo. 

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