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Alger et Rabat devraient s’inspirer de la realpolitik turco-russe

Contrairement à l’idée générale en vigueur, la mauvaise entente entre l’Algérie et le Maroc n’est pas à mettre sur le compte du Sahara occidental mais de leur rivalité effrénée pour un leadership régional
Le drapeau du Sahara occidental, dans le camp de réfugiés de Smara, dans la région de Tindouf, le 22 février 2016 (AFP)

Depuis décembre 2019, plusieurs pays africains ont ouvert leurs consulats respectifs dans les territoires occupés du Sahara occidental, dans les villes de Laâyoune et Dakhla. Ces différentes inaugurations, qui vont à l’encontre du droit international, ne sont pas pour plaire à Alger qui a récemment rappelé son ambassadeur en Côte d’Ivoire pour « consultations ».

Le ministre des Affaires étrangères marocain, Nasser Bourita, a ironisé sur la réaction algérienne face à l’ouverture de représentations diplomatiques au Sahara occidental par des pays africains en déclarant : « Celui qui se prépare à rédiger des communiqués et à rappeler son ambassadeur pour consultation doit continuer sur cette voie. » En guise de réponse, son homologue algérien, Sabri Boukadoum, a qualifié les sorties de son homologue marocain de « gesticulations » et de « provocations ».

Ces joutes verbales et ce froid diplomatique entre Alger et Rabat, qui dure depuis des décennies, est souvent analysé sous le prisme du conflit du Sahara occidental qui, rappelons-le, oppose le Front Polisario au royaume chérifien.

Pourtant, si ce conflit n’est pas pour faciliter les relations entre les deux frères ennemis du Maghreb, penser que celui-ci demeure la pierre d’achoppement de tout rapprochement entre l’Algérie et le Maroc est somme toute réducteur, le point névralgique se situant ailleurs, le dossier du Sahara occidental n’étant que la partie émergée de l’iceberg.

Contrairement à l’idée générale véhiculée, le Sahara occidental n’est pas une source de contentieux entre Rabat et Alger. Tout du moins pour les autorités algériennes, pour qui ce conflit oppose le royaume du Maroc à la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et qui est, de facto, du ressort des Nations unies.

Le dossier du Sahara occidental n’est que la partie émergée​ de l’iceberg. Le point névralgique se situe ailleurs

La position de l’Algérie sur ce dossier a, depuis le début des hostilités entre le Maroc et la RASD, toujours été claire et constante : Alger acceptera le résultat d’un référendum libre et démocratique, quel que soit le choix des Sahraouis.

À ce sujet, et comme le rappellent justement Jacob Mundy et Stephen Zunes, auteurs de Western Sahara, War, Nationalism, and Conflict Irresolution, Alger n’est nullement responsable de ce conflit, et n’a pas créé le Front Polisario.

Il convient de rappeler ici que l’occupation du Sahara occidental par le Maroc est en totale infraction avec les lois internationales et la résolution 1514 des Nations unies qui stipule que « tous les peuples ont le droit à l’autodétermination ».

Décolonisation inachevée

Cette résolution 1514 est, de plus, supportée par la Cour internationale de justice (CIJ) qui, en octobre 1975, déclarait que le Sahara occidental n’était pas un territoire sans master (terra nullius) au moment de sa colonisation par l’Espagne.

Pour la CIJ, Rabat n’a donc pas de revendications valides sur le Sahara occidental basées sur une quelconque historicité, les lois internationales contemporaines accordant la priorité d’autodétermination aux Sahraouis. Ce dossier demeure donc une question de décolonisation inachevée.

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Sur ce conflit, Rabat sait cependant qu’il peut compter sur le support indéfectible de Paris – et dans une moindre mesure de Washington – au sein des Nations unies.

Lors de sa visite au Maroc en 2013, François Hollande n’avait pas manqué de rappeler les liens très étroits qui lient la France et le royaume chérifien, soulignant aussi une « amitié d’une qualité rare pour ne pas dire exceptionnelle entre les deux pays ».

L’ancien président français profita même de l’occasion pour renouveler le soutien indéfectible de Paris au plan d’autonomie du Sahara occidental proposé par Rabat. Ce qui fait dire à Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, que « la diplomatie de connivence mène non seulement à toutes les impasses mais est, par ailleurs, d’une efficacité douteuse ».

Concernant le blocage de l’Union du Maghreb arabe (UMA) ainsi que la fermeture des frontières terrestres entre le Maroc et l’Algérie depuis août 1994, quelques points essentiels méritent aussi d’être soulignés.

Les relations bilatérales entre ces deux voisins que tout devrait rapprocher ont, depuis leur indépendance respective, toujours été difficiles, voire conflictuelles. En 1963, alors jeunes États indépendants, le conflit armé de la guerre des Sables les avait déjà opposés au sujet du tracé des frontières. Ceci, douze ans avant que n’éclate le conflit du Sahara occidental…

Le conflit du Sahara occidental n’est pas et ne devrait pas être une source d’antagonisme entre Rabat et Alger, ainsi qu’un frein à l’édification d’un Maghreb uni

Malgré leurs relations difficiles, cela n’a pas empêché Alger et Rabat de rouvrir leurs frontières en 1988, jusqu’en 1994 et l’attentat de Marrakech.

Pareillement, la situation conflictuelle entre le Maroc et la RASD n’a nullement été un obstacle aux pays de la région afin de fonder l’UMA en février 1989, soit quatorze années après l’éclatement du conflit.

Ces exemples démontrent que le conflit du Sahara occidental n’est pas et ne devrait pas être une source d’antagonisme entre Rabat et Alger, ainsi qu’un frein à l’édification d’un Maghreb uni.

Contrairement à l’idée générale en vigueur, la raison principale des relations difficiles entre Alger et Rabat serait plutôt la résultante d’une ambition effrénée de leadership régional, devenu somme toute obsolète à l’heure de la globalisation et des constructions de blocs régionaux plus amènes à défendre leurs intérêts respectifs face aux autres entités régionales.

Soif de reconnaissance

Il s’agit d’un choc des ambitions entre l’Algérie, leader naturel par sa position géostratégique, son poids économique et sa puissance militaire, et le Maroc, qui ne saurait l’être sans l’annexion du Sahara occidental. Et dans cette équation géopolitique, le Sahara occidental n’est qu’un prétexte pour Rabat.

D’où cette nervosité constante et régulière des autorités marocaines mise en avant à travers la diplomatie du royaume ses dernières années. La frustration de Rabat de ne pas être invité à la dernière conférence de Berlin sur la Libye étant symptomatique de cette nervosité et de cette soif de reconnaissance internationale et d’ambition régionale.

En revanche, Alger fait preuve de constance dans sa position sur le dossier du Sahara occidental ainsi que sur sa politique régionale.

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Le bon sens voudrait cependant que la realpolitik puisse surmonter cela. À l’instar de Moscou et Ankara qui, malgré leurs divergences sur la Syrie et la Libye, n’en demeurent pas moins des alliés de taille, démontrant par la même leur pragmatisme géopolitique et économique.

Pourtant, la situation géopolitique et économique du Maghreb demeure inquiétante. La Libye est depuis une décennie le théâtre d’une guerre par procuration de plusieurs États, risquant de déstabiliser toute la région. Quant aux exportations entre les pays de l’UMA (un marché de 100 millions d’habitants), elles ne représentent, bon an, mal an, pas plus de 4 % du total des exportations du Maghreb.

Selon certains économistes, une union maghrébine solide et effective aurait fait gagner aux pays de la région une valeur ajoutée annuelle de l’ordre de dix milliards de dollars par an.

Il est par ailleurs estimé que depuis 1975, le Maroc a perdu 3,5 points de croissance économique, affectant par là même le standard de vie des Marocains, qui sans le conflit qui oppose leur gouvernement au Front Polisario, serait trois à quatre fois plus élevé.

En février 2020, l’UMA « célébrait » sa 31e année d’un bloc régional stérile et léthargique. Dans l’intervalle, les pays du Maghreb continuent de souffrir de nombreux déficits chroniques, politiques, syndicaux et économiques.

Sans le conflit qui oppose le Maroc au Front Polisario, le niveau de vie des Marocains serait trois à quatre fois plus élevé

Aussi, à l’heure où l’instabilité et la menace terroriste qui pèsent sur la région n’ont jamais été aussi visibles, où les problèmes similaires s’accumulent au sein de leurs sociétés respectives, il est primordial que les leaders maghrébins concrétisent le rêve d’un Maghreb uni qui était déjà d’actualité en avril 1958 lors de la conférence de Tanger.

Et c’est aux politiques maghrébins, aidés en cela par les sociétés civiles maghrébines, qu’il incombe de mettre à plat leurs divergences afin de défendre leurs intérêts mutuels à travers le monde. Pour le bien-être de leurs populations respectives, qui depuis des années et à travers leurs différentes revendications et manifestations appellent, à l’instar du hirak, à un profond changement dans leur quotidien respectif.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abdelkader Abderrahmane est chercheur en géopolitique et consultant international sur les questions de paix et de sécurité en Afrique
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