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Anniversaire des Printemps berbères en Algérie : retour sur des révolutions inachevées

Tout est parti d’une jeune colère et d’un désir indomptable de liberté. Des étudiants de Tizi-Ouzou avaient allumé l’étincelle et, 38 ans plus tard, le legs du Printemps berbère est plus que jamais à réinventer

Le 10 mars 1980, une conférence de l’écrivain et chercheur algérien Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne est interdite par les autorités locales de Tizi-Ouzou, première ville de Kabylie. S’ensuit un mouvement de protestation inédit dans l’Algérie indépendante, lancé d’abord par les étudiants et très vite rejoint par l’ensemble de la population.

Vingt-quatre militants sont emprisonnés et torturés puis libérés sous la pression populaire ; plusieurs marches en Kabylie et à Alger sont sauvagement réprimées, avant que les forces de sécurité ne prennent d’assaut, dans la nuit du 19 au 20 avril, l’université de Tizi-Ouzou occupée par les étudiants, sur lesquels on lâchera des chiens.

Le soulèvement d’avril 1980 est venu pulvériser le mythe de la légitimité d’un État fort et démontrer qu’une poignée d’étudiants pouvaient le faire trembler, si ce n’est physiquement, du moins symboliquement

L’année suivante, le 19 mai 1981, Bejaia, ville côtière de Kabylie, s’embrase à son tour : un soulèvement de lycéens répond au détournement d’un centre universitaire vers une ville voisine et réclame la libération des détenus d’avril. 

Dix-huit ans plus tard, le 25 juin 1998, le chanteur engagé Lounès Matoub, figure emblématique de la région, est assassiné. Des émeutes éclatent dans toute la Kabylie aux cris de « Pouvoir assassin », car la version officielle d’un guet-apens des islamistes armés ne convainc quasiment personne.

Vingt-et-un ans plus tard, c’est au tour du jeune Massinissa Guermah, 18 ans, d’être assassiné dans une caserne de gendarmerie de Ath Douala, en Kabylie ; il sera suivi dans la mort par 127 autres Kabyles, exécutés par les gendarmes et les policiers. Le plus jeune avait 13 ans. L’une des victimes, Kamel Irchene, écrira avec son sang, avant de succomber, le mot « Liberté » sur un mur de la ville de Azazga.

Le ministre de l’Intérieur de l’époque parlera de chahut de gamins et de voyous. Aucun responsable, jusqu’à aujourd’hui, n’a comparu devant la justice.

Des femmes sont assises devant la maison de Massinissa Guermah, jeune lycéen de 18 ans tué en 2001 dans une gendarmerie de Beni Douala en Kabylie, et dont la mort avait déclenché le Printemps noir (AFP)

Treize ans plus tard, le 20 avril 2014, la marche pacifique de Tizi-Ouzou, qui marque la double commémoration du Printemps berbère de 1980 et du Printemps noir de 2001, est férocement réprimée, trois jours après la réélection du chef de l’État Abdelaziz Bouteflika pour un quatrième mandat.

Mercredi dernier, des étudiants sympathisants du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), né dans la foulée du massacre du Printemps noir sous la houlette du chanteur engagé et militant berbériste Ferhat Mehenni, collaient des affiches appelant à la marche rituelle du 20 avril lorsqu’ils se sont fait tabasser et embarquer par des policiers en civil, deux ans après l’officialisation du tamazight (la langue des autochtones berbères nord-africains).

Une berbérophobie au sommet de l’État

Ce bref déroulé – non exhaustif – des événements pourrait faire croire à un pouvoir politique algérien totalement schizophrène dans son traitement de la question berbère, à laquelle il répond tantôt par le langage des armes et de la répression, tantôt par le compromis et la main tendue.

À travers sa reconnaissance indigéniste de la langue amazighe et sa récupération folklorisante des dates symboliques, l’État tente de parachever sa pacification du problème berbère tout en affichant de plus en plus ses craintes devant la progression du mouvement indépendantiste

Il n’en est rien : la politique de l’État demeure cohérente en ce sens qu’elle traduit une approche ambivalente du problème berbériste. Contrairement aux apparences, le régime a parfaitement compris les multiples « dangers » que représente ce mouvement populaire, marqué par une horizontalité véritablement démocratique et défendu des décennies durant à travers de nombreux modes d’expression (chansons engagées, associations, organisations estudiantines, littérature, théâtre, vie villageoise, etc.).

Un mouvement qui, en outre, ne s’est pas limité aux seules dimensions culturelles et linguistiques et qui a toujours bousculé les fondements même du système politico-social algérien. Ce dernier reposant sur l’unicité et l’exclusion comme garants de sa survie, il a ainsi fait face à une remise en cause globale et inédite de sa légitimité, voire de son utilité.

Au-delà des revendications culturelles et linguistiques déjà posées par leurs aînés lors de la crise dite berbériste de 1949, dont deux protagonistes seront condamnés à mort par les chefs du FLN en 1956, ce mouvement s’inscrit dans une démarche radicale de justice et de liberté pour tous.

Affrontements entre jeunes et forces de sécurité le 8 juillet 2001 à Tizi-Ouzou, trois jours après que les dirigeants de la Kabylie se sont vu interdire l’organisation d’une manifestation dans la capitale (AFP)

Dans une Algérie bercée encore par son fabuleux combat révolutionnaire contre le colonialisme et prête à supporter longtemps les discours paternalistes et autoritaires de ses chefs, quitte à prendre la tyrannie pour une nécessité historique, le soulèvement d’avril 1980 est venu pulvériser le mythe de la légitimité d’un État fort et démontrer qu’une poignée d’étudiants pouvaient le faire trembler, si ce n’est physiquement, du moins symboliquement.

Cela a également été le cas en 2001, quand sa panique s’est traduite, cette fois-ci, par le déferlement des balles et la diabolisation ethnique.

Une dimension révolutionnaire oubliée

Ces deux dates représentent aujourd’hui un héritage banalisé et se confondent avec l’inachèvement ontologique de tous les sursauts de dignité qui ont traversé l’Histoire moderne du pays, à commencer par la guerre d’indépendance de 1954, subtilisée et « relookée » selon les besoins du régime.

Entrés dans un cycle commémoratif et circonstanciel, les Printemps berbères ont relativement perdu de leur substance révolutionnaire pour ne devenir qu’une simple occasion mémorielle où l’on réitère son attachement à une identité brimée, son hostilité au régime en place et son culte des martyrs

Entrés dans un cycle commémoratif et circonstanciel, les Printemps berbères ont relativement perdu de leur substance révolutionnaire pour ne devenir qu’une simple occasion mémorielle où l’on réitère son attachement à une identité brimée, son hostilité au régime en place et son culte des martyrs.

Il y a donc beaucoup de lassitude et de désillusion dans l’état d’esprit actuel des Kabyles d’Algérie, qui refusent à juste titre de verser une seule goutte de sang supplémentaire, retirent progressivement leur confiance aux partis politiques classiques dits « kabyles » (FFS et RCD), se reconnaissent pour une partie dans les thèses du MAK ou se complaisent dans le slogan et le culturalisme décharné.

Le projet de reconceptualisation totale de l’Algérie en tant qu’idée révolutionnaire et en tant que territoire à redessiner dans une optique nord-africaine inédite est aujourd’hui délaissé au profit d’une identitarisation compulsive pour certains ou d’une autocongratulation face aux pseudo-acquis « arrachés » au pouvoir pour d’autres.

À LIRE : Yennayer : entre politique, fête populaire et « tradition inventée »

À travers sa reconnaissance indigéniste de la langue amazighe et sa récupération folklorisante des dates symboliques, l’État tente de parachever sa pacification du problème berbère tout en affichant de plus en plus ses craintes devant la progression du mouvement indépendantiste, d’abord traité avec mépris ou diabolisé à outrance, puis systématiquement réprimé.

Est-ce à dire que le Printemps, cette métaphore d’un éveil tonitruant de la nature insoumise des peuples, est réduit aujourd’hui à une confrontation entre la carcasse d’un État jacobin et liberticide et l’esquisse d’un autre projet politique qui emprunte beaucoup à la configuration du premier et s’en démarque seulement du point de vue ethnique et idéologique ?

Rien n’est moins sûr : l’avenir dure longtemps et la jonction salutaire entre l’aspiration à la justice et à la liberté d’une part, et d’autre part le désir de vivre pleinement sa culture, sa langue et sa différence, finira sans doute par s’imposer comme l’unique moyen d’approcher de l’idéal révolutionnaire porté par les aînés mais toujours prêt à se réinventer.

- Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : des femmes berbères tiennent le drapeau algérien le 24 mai 2001 à Tizi-Ouzou, capitale de la région de Kabylie, qui abrite la minorité ethnique berbère du pays, lors d'une manifestation contre la répression policière qui a fait jusqu’à 80 morts, selon des témoins oculaires, au cours d’émeutes provoquées par la mort d’un adolescent en détention en avril (AFP).

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