Bahreïn : cinq ans de répression
Le 28 décembre 2015, un groupe d’activistes, de défenseurs des droits de l’homme et de leaders de l’opposition s’est rassemblé à l’occasion du premier anniversaire de l’arrestation et de l’incarcération de Cheikh Ali Salman à Bahreïn. À peine sept mois plus tôt, un tribunal a condamné Cheikh Ali Salman, le secrétaire général du plus grand bloc d’opposition de Bahreïn, al-Wefaq, à quatre ans de prison pour « incitation à la haine, incitation à la désobéissance et "insultes" à l’encontre d’institutions publiques ».
Les personnes qui se sont rassemblées à l’occasion de l’anniversaire de l’arrestation de Cheikh Ali Salman ont critiqué la décision du tribunal, accusant notamment les autorités de porter des accusations à connotation politique liées uniquement à la libre expression d’une dissidence non violente.
Le gouvernement bahreïni a toutefois décidé de commémorer cet anniversaire d’une manière légèrement différente.
Neuf jours plus tard, le 6 janvier 2016, le procureur général a inculpé le secrétaire général du parti Waad Radhi al-Musawi, le défenseur des droits humains Cheikh Maytham al-Salman et les dirigeants d’al-Wefaq Sayed Jamil Kadhem, Khalil al-Marzouq et Mohammed Khalil pour « expression d’opinions concernant une affaire pendante devant les tribunaux » et « incitation à la haine contre le régime », et ce, pour des propos qui auraient été formulés lors de l’anniversaire de l’arrestation de Cheikh Ali Salman suite à des accusations quasiment identiques.
Cette succession d’événements est une démonstration parfaite du cycle autoalimenté d’oppression qui sévit à Bahreïn : le gouvernement arrête arbitrairement ses détracteurs, générant ainsi plus de critiques, ce qui lui permet ensuite de procéder à des arrestations encore plus arbitraires. Les autorités ont été prises dans cette boucle de rétroaction faite d’action et de réaction, d’oppression et de répression, depuis le commencement du mouvement pro-démocratique en février 2011, qui connaît son cinquième anniversaire ce mois-ci.
Et la situation empire.
Cette politique auto-renforcée est tout aussi dangereuse et non viable sur le plan politique. Cinq ans après le soulèvement initial, les forces de sécurité ne répondent peut-être pas aussi brutalement que lors des violences directes qui ont entraîné la mort d’au moins 80 manifestants entre 2011 et fin 2013. Mais au fil des ans et des séries d’arrestations à caractère politique, le gouvernement bahreïni a créé de plus en plus de points chauds propices à des troubles.
Selon les données recueillies par le Centre bahreïni pour les droits de l’homme, par exemple, les cas de détention arbitraire et de torture ont observé une hausse : environ 80 % des plus de 400 arrestations menées par les autorités bahreïnies au cours des quatre derniers mois de 2015 ont été menés illégalement.
En effet, alors que la violence pure et simple a pour l’instant diminué, le gouvernement en est arrivé à compter encore plus sur la violence structurelle d’un système de justice pénale biaisé et l’utilise souvent pour punir davantage les victimes de torture et d’abus. Le 25 janvier 2016, quatre jours seulement après que Bahreïn a accueilli une conférence des « droits de l’homme » du Conseil de coopération du Golfe, les tribunaux ont condamné 57 détenus de la prison de Jau à des peines supplémentaires de quinze ans d’emprisonnement pour avoir prétendument « [déclenché] des actes de chaos, des émeutes et une rébellion au sein des bâtiments [de la prison] » en mars dernier.
Le tribunal a condamné ces hommes en groupe malgré une montagne de preuves de plus en plus importante indiquant que les autorités bahreïnies ont puni collectivement la population carcérale pour des faits commis par une minorité de détenus, en soumettant les prisonniers à des actes de torture collective et à d’autres atteintes graves aux droits de l’homme avant, pendant et après les émeutes.
Plus généralement, la torture, l’extorsion d’aveux et d’autres violations des procédures régulières demeurent des éléments essentiels du processus judiciaire à Bahreïn. La situation s’est sans doute détériorée depuis que la Commission d’enquête indépendante de Bahreïn (BICI) a appelé pour la première fois le gouvernement à empêcher la torture et à tenir les auteurs pour responsables, il y a cinq ans. Comme cela a été illustré ci-dessus, la victime est souvent confrontée à la « justice » avant ses bourreaux.
À l’instar de son voisin saoudien, le gouvernement bahreïni continue également d’appliquer largement une législation antiterroriste vague et universelle en criminalisant efficacement la dissidence au nom d’une notion de « sécurité » toujours ambiguë. Ce cadre juridique douteux a permis aux autorités de confondre liberté d’expression et terrorisme, mais aussi activistes des droits de l’homme et terroristes, les encourageant peut-être même dans cette direction.
Cette approche « sécuritaire » vis-à-vis de la justice pénale peut également être observée dans l’augmentation des déchéances de citoyenneté décidées par le gouvernement. Utilisant de manière ambiguë la législation antiterroriste du pays, les tribunaux bahreïnis ont déchu 72 personnes de leur citoyenneté à l’aube de 2015, dont des médecins, des journalistes, des activistes politiques et un défenseur des droits de l’homme. À la fin de cette même année, les autorités bahreïnies ont révoqué la citoyenneté d’au moins 208 personnes, sans distinction entre les activistes, les citoyens ordinaires et les suspects réels de terrorisme.
Une fois déchues de leur citoyenneté, ces personnes se retrouvent face à trois options : trouver un parrain souhaitant s’exposer à des pressions gouvernementales, aller en prison ou risquer l’exil. Autrement dit, le gouvernement bahreïni brandit désormais la citoyenneté comme une nouvelle arme dans la lutte contre la dissidence en abandonnant volontairement son propre peuple à l’apatridie en représailles à la libre expression d’opinions.
Ces violations des droits de l’homme et des procédures régulières sont les caractéristiques distinctives du système judiciaire bahreïni. Cheikh Ali Salman, Cheikh Hassan Issa et Ibrahim Sharif, bon nombre des mêmes militants ciblés il y a cinq ans, sont jugés aujourd’hui.
Le Dr Abduljalil al-Singace, condamné à une peine d’emprisonnement à vie en 2011, vient de mettre un terme à une grève de la faim de près d’un an pour protester contre la situation politique et contre les conditions et les traitements lamentables subis en prison. Ses 313 jours sans nourriture doivent rappeler que même si les formes de violence d’État ont évolué à Bahreïn, les gens continuent de souffrir pour avoir tout simplement exprimé leur opinion.
Environ 200 000 Bahreïnis se sont rassemblés sur le rond-point de la Perle en 2011 pour demander des réformes démocratiques et la protection des droits de l’homme. Dans les années qui ont suivi depuis, le gouvernement a insisté sur le fait que ses nouvelles politiques ont répondu aux préoccupations de la population et de la BICI, une commission indépendante composée de juristes chargés d’évaluer la situation politique du pays.
Le rapport produit ensuite par cette commission a conclu que le gouvernement s’est livré à un « recours systématique à des mauvais traitements physiques et psychologiques » et devait immédiatement réformer ces pratiques s’il souhaitait parvenir à une solution pacifique aux troubles à Bahreïn.
À la lecture de ces mots cinq ans plus tard, vous seriez pardonné de penser que la BICI a écrit son rapport hier.
En ce cinquième anniversaire du mouvement pro-démocratique bahreïni, les autorités ont continué d’exacerber les revendications du peuple plutôt que d’y répondre. Elles ont pu agir ainsi en raison du silence de la communauté internationale, en particulier des États-Unis et du Royaume-Uni.
En l’absence d’une correction significative de la trajectoire actuelle ainsi que d’une pression internationale, et ce dans les plus brefs délais, il deviendra vite évident que le gouvernement fait progresser délibérément la menace formée par ce qui pourrait rapidement se transformer en une crise politique irrévocable et en un point chaud irréversible dans une région déjà tumultueuse et rongée par les conflits.
- Kate Kizer est chargée de plaidoyer pour les États-Unis auprès d’Americans for Democracy & Human Rights in Bahrain.
- Michael Payne est chargé de plaidoyer pour l’international auprès d’Americans for Democracy & Human Rights in Bahrain.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un manifestant bahreïni brandit une pancarte représentant un portrait de Cheikh Ali Salman, chef du mouvement d’opposition al-Wefaq, lors d’affrontements avec la police antiémeute suite à une protestation contre l’arrestation de Salman dans le village de Sitra, au sud de la capitale Manama, le 29 janvier 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].