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Bahreïn, prêt à tout pour s’attirer les bonnes grâces des Émiratis et des Saoudiens

Les récentes accusations d’« espionnage » portées contre Ali Salman constituent une preuve de plus du caractère vindicatif du régime bahreïni et d’une famille régnante qui a méthodiquement œuvré à la mutation du pays en État policier

Le 1er novembre, les autorités bahreïnies ont inculpé le cheikh Ali Salman, secrétaire général d’al-Wefaq, principal parti d’opposition interdit au Bahreïn, pour « espionnage » et « collusion avec l’ennemi »

Les événements ont pris une tournure bizarre, même dans le contexte de Bahreïn : le cheikh Salman est accusé d’« espionnage pour le compte d’un pays étranger... dans l’objectif de mener des actes de subversion contre Bahreïn et d’atteinte aux intérêts vitaux du pays ».

À LIRE : « Dernier clou dans le cercueil de la réforme » : Bahreïn dissout un groupe d’opposition

Affaire qui devient même surréaliste quand on entend dire que le cheikh Salman aurait comploté avec le Premier ministre du Qatar de l’époque, ainsi qu’avec Hamad ben Jassem al-Thani (ministre des Affaires étrangères) « pour commettre des actes hostiles ». Selon le procureur général de Bahreïn, leur collusion a commencé en 2010 et s’est poursuivie l’année suivante.

Le Qatar aurait également financé al-Wefaq pour ourdir un complot terroriste qui tua deux policiers en 2015. C’était plus de deux ans après la fin du mandat d’Hamad ben Jassem.

En toute impunité

C’est en février 2012 que j’ai pour la première fois rencontré le cheikh Salman – au siège d’al-Wefaq, bâtiment aujourd’hui condamné parce que le parti a été interdit en 2016. Il parlait avec la plus grande prudence et méthodiquement, avec modération, en soulignant tout du long la nature pacifique et ouverte de son organisation – favorable au dialogue avec le gouvernement.

Il a affirmé qu’al-Wefaq faisait tout en son pouvoir pour contrôler les émeutes nocturnes qui secouaient alors la capitale, Manama, ainsi que de nombreux villages et villes périphériques. Il avait appelé le gouvernement et ses forces de sécurité à cesser d’agir en toute impunité. Il a catégoriquement nié toute allégation voulant que son mouvement ou lui-même agissaient à la demande de l’Iran.

Le cheikh Salman s’interrompait de temps en temps pour boire un verre d’eau. À la fin de l’entrevue, il s’est excusé d’être épuisé. On le comprend : la veille à peine, m’a-t-il expliqué, sa maison avait été prise pour cible par les forces de sécurité qui avaient eu recours aux gaz lacrymogènes, et pas pour la première fois.

L’entrevue s’est déroulée presque exactement un an, jour pour jour, après le retrait du parlement de dix-huit membres d’al-Wefaq, en signe de protestation contre la répression brutale de manifestants pacifiques par la police et les forces de sécurité à Pearl Roundabout à Manama, en février 2011. Les lecteurs trouveront un compte-rendu complet des événements de février et mars cette année-là dans le rapport de la commission d’enquête indépendante de Bahreïn (BICI), où ils comprendront à quel point le régime s’est mal comporté. Notons que le rapport a été accepté dans son intégralité par le roi Hamad.

Voici comment le cheikh Salman a répondu à ma question sur le boycott : si al-Wefaq était resté au parlement, il aurait légitimé les actions prises contre les manifestants et la majorité de la population chiite par le gouvernement et la famille sunnite au pouvoir.

Manama, le 1er mars 2011 : rassemblement de manifestants bahreïnis antigouvernementaux à Pearl Square, point focal des manifestations pendant plus de deux semaines (AFP)

Dialogue pacifique

Un an plus tard, je l’ai interviewé à Londres, à la BBC. Il restait tout aussi prudent et déterminé que jamais, malgré l’impasse dans laquelle s’enfonçait ce conflit, apparemment insoluble, et dont on doute chaque jour plus qu’il finisse par se régler.

Il a de nouveau appelé au dialogue pacifique tout en dénonçant la violence des deux camps et réfuté une fois encore toute accusation le présentant comme homme de paille à la solde de l’Iran en vue de déstabiliser Bahreïn. Le cheikh Salman, contre la volonté de certains membres éminents d’al-Wefaq, a poursuivi le boycott des élections législatives en 2014, décision qui, rétrospectivement, s’avéra une erreur politique.

Un groupe de députés aux ordres s’est mis à ratifier sans discuter les lois qui permirent au Bahreïn de se muer en état policier à part entière.

Les Bahreïnis ont opportunément ficelé un réquisitoire impliquant le principal chef de l’opposition dans une conspiration avec le Qatar

En octobre 2014, suite à la décision d’al-Wefaq de boycotter les élections, le parti a été interdit pendant trois mois, un coup de semonce annonciateur que le pire restait à venir. Quelques semaines plus tard, le cheikh Salman était arrêté. En juillet 2015, il fut condamné à quatre ans de prison, car reconnu coupable d’« incitation à la haine, promotion de la désobéissance et insulte aux institutions publiques ».

En juin suivant, une cour d’appel a plus que doublé sa peine – la portant à neuf ans. À peu près à la même époque, le cheikh Isa Qassim, chef spirituel d’al-Wefaq et de la communauté chiite de Bahreïn, a été mis en résidence surveillée et déchu de sa citoyenneté. En juillet 2016, al-Wefaq était dissout.

Nous apprenons maintenant qu’en 2011, le cheikh Salman fut, rétrospectivement, accusé de « collusion avec l’ennemi » et de tentative de renverser le gouvernement.

Le roi d’Arabie saoudite Salmane ben Abdelaziz al-Saoud (à gauche) s’entretient avec le prince héritier d’Abou Dabi, le cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyan, à Djeddah, en Arabie saoudite, le 2 juin 2017 (Agence de presse saoudienne/Reuters)

Pourquoi le Qatar ?

Bahreïn fait partie de ce qu’on appelle le « quartet » – Égypte, Arabie saoudite et Émirats arabes unis en sont les autres membres – qui, en juin, ont imposé un blocus terrestre, maritime et aérien contre le Qatar, leur homologue au Conseil de coopération du Golfe (CCG), au motif qu’il comptait parmi les sources de financement du terrorisme.

Après réflexion, la même accusation s’appliquerait aussi contre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. En réalité, cette allégation de financement du terrorisme masque la fureur des Émiratis devant le soutien du Qatar aux Frères musulmans, ainsi que le ressentiment de longue date des Saoudiens à l’égard du réseau Al Jazeera financé par le Qatar.

Le quartet, dirigé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, s’attendait à ce que le Qatar se délite rapidement. Il n’en est rien. De plus, aucun pays d’importance n’a rejoint le blocus diplomatique et économique imposé par ces quatre pays.

La campagne contre le Qatar ressemble de plus en plus à un stupide coup de poker disputé à l’instigation du prince héritier d’Abou Dabi, Mohammed ben Zayed, et de son homologue saoudien, Mohammed ben Salmane. Grande ironie du sort : le seul vainqueur de cette vaine querelle, c’est évidemment l’Iran qui, sans lever le petit doigt, compte les points pendant que le CCG se déchire.

La campagne contre le Qatar ressemble de plus en plus à un stupide coup de poker disputé à l’instigation du prince héritier d’Abou Dabi, Mohammed ben Zayed, et de son homologue saoudien, Mohammed ben Salmane

Les Bahreïnis, récemment venus voir les Saoudiens et les Émiratis pour quémander humblement plus d’argent afin de soutenir leur économie en difficulté, ont opportunément ficelé un réquisitoire impliquant le principal chef de l’opposition dans une conspiration avec le Qatar, stratagème classique reposant sur un quiproquo.

Mais ça ne prend pas. Comment concevoir qu’un clerc chiite de premier plan ait pu conspirer contre Bahreïn avec la famille salafiste régnante au Qatar ? Ridicule. Cela démontre l’ampleur de l’échec de la campagne du quartet. Et atteste pleinement que Bahreïn est prêt à tout pour s’attirer les bonnes grâces des Émiratis et des Saoudiens.

Enfin, c’est le signe de la nature pernicieuse et vindicative d’un régime, et d’une famille régnante qui a méthodiquement mis en place à Bahreïn un État policier où la population chiite vit, constamment, la peur au ventre.

- Bill Law est un analyste du Moyen-Orient et un spécialiste des pays du Golfe. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @billaw49.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Un manifestant bahreïni brandit une pancarte avec un portrait du cheikh Ali Salman, chef du mouvement d’opposition al-Wefaq, lors d’affrontements avec la police anti-émeute, pendant une manifestation provoquée par l’arrestation de Salman dans le village de Sitra, au sud de Manama, la capitale, le 29 janvier 2016 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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