Bahreïn : une vérité, des mensonges et une voix menacée
Je connais depuis de nombreuses années Mansoor al-Jamri, le rédacteur en chef du journal bahreïni Al-Wasat. C’est un journaliste courageux, déterminé et diligent et son journal est la seule voix indépendante dans un pays profondément divisé.
Le seul crime d’Al-Wasat a été de publier les informations trouvées par ses journalistes
Le 16 janvier, à 19 h, heure locale, le ministère bahreïni de l’Information a remis une lettre aux bureaux d’Al-Wasat, ordonnant au journal de fermer son site en ligne. Dans le même temps, l’agence gouvernementale Bahrain News Agency a publié un communiqué de presse succinct. Ce dernier a été suivi d’un reportage télévisé seulement cinq minutes après que la lettre a atterri sur le bureau de Mansoor al-Jamri. Comme une de mes connaissances bahreïnies l’a laconiquement noté, « ils l’[avaient] prévu ».
L’acte d’accusation semble tout droit sorti du programme de Donald Trump.
Al-Wasat a été accusé d’avoir publié à plusieurs reprises du contenu « incitant à des divisions dans la communauté, mettant en péril l’unité nationale et perturbant la paix publique ». Ou comme l’aurait dit M. Trump, des « fake news ».
La cause probable
La première chose à dire est que le seul crime d’Al-Wasat a été de publier les informations trouvées par ses journalistes. Parmi elles figuraient les images de trois hommes exécutés la veille par un peloton d’exécution. Ils avaient été condamnés à mort pour le meurtre de trois policiers dont les preuves, croit-on largement, ont été extirpées sous la torture.
Ce sont les photos de ces trois hommes qui, plus que toute autre chose, ont été la cause probable de la fermeture. Mais ce n’est qu’une supposition. Jusqu’à présent, le ministère n’a pas fourni de précisions supplémentaires sur les raisons pour lesquelles il a décidé d’ordonner la suspension.
Le directeur de la publication, Karim Fakhrawi, a été arrêté. Il a été battu à mort dans une cellule de police
Ce n’est pas la première fois qu’Al-Wasat est fermé. En août 2015, le journal a été suspendu pour avoir repris une dépêche au sujet de la mort de soldats bahreïnis au Yémen qui n’employait pas le terme « martyrs », obligatoire pour décrire les victimes d’une roquette houthie.
Pendant le soulèvement pro-démocratique de 2011, le journal a été attaqué par des voyous armés de clubs et de couteaux. Au mois d’avril de cette année, al-Jamri, rédacteur en chef, a été enlevé, tandis que et l’éditeur du journal, Karim Fakhrawi, a été arrêté. Il a été battu à mort dans une cellule de police. Deux policiers ont finalement été reconnus coupables du meurtre et ont été condamnés à sept ans de prison.
Al-Jamri a retrouvé son poste de rédacteur en chef en août 2011 et joue depuis au chat et à la souris avec les autorités, faisant tout son possible pour maintenir al-Wasat en activité sans compromettre ses principes éthiques et éditoriaux.
Une voix critique rare
Dans le paysage médiatique du Golfe dépourvu de voix critiques, où les journaux et leur site en ligne sont soit directement détenus, soit contrôlés d’une autre manière par les familles au pouvoir, et où la télévision d’État diffuse une propagande à faire rougir la vieille Union soviétique, Al-Wasat est une oasis d’actualités et d’informations réfléchies.
En dépit de toutes les contraintes et de toutes les menaces contre Al-Wasat, Mansoor al-Jamri s’est toujours efforcé, à travers son journal, de montrer la voie vers un socle commun, de faire valoir que ce qui pourrait rassembler son pays est beaucoup plus important que ce qui le déchire.
Mais ce message est un anathème pour un régime qui s’est servi du confessionnalisme comme d’une arme pour tenter d’enfoncer une majorité de son peuple jusqu’à le soumettre. Depuis 2011, des milliers de personnes ont été emprisonnées, dont le célèbre activiste des droits de l’homme Nabeel Rajab et le chef de l’opposition, le cheikh Ali Salman. Les accusations pour lesquelles ils ont été condamnés relèvent du langage d’une « guerre contre le terrorisme ». Les preuves sont au mieux fragiles et, comme cela a été le cas pour les trois hommes exécutés le 15 janvier, souvent obtenues sous la torture.
La tyrannie cautionnée
Ceci est un régime que le Royaume-Uni soutient sans réserve. Un régime qui écrase systématiquement la liberté d’expression et qui réduit tout détracteur au silence. Un peu comme Donald Trump, la famille al-Khalifa au pouvoir déteste les critiques. Elle considère les questions comme autant de défis à son autorité. Elle refuse l’accès aux journalistes étrangers et fait de la vie de ses propres journalistes qui ont le courage de poser des questions et de chercher des réponses, un enfer.
À travers notre silence collectif, nous cautionnons la tyrannie et nous lui permettons d’empiéter sur l’oasis solitaire de journalisme indépendant dans le Golfe
Ainsi, lorsque quelqu’un me dit – comme quelqu’un de Bahreïn me l’a dit tout récemment – « Je ne supporte pas l’hypocrisie du Royaume-Uni, cela me fait mal parce que le Royaume-Uni soutient quelque chose d’inhumain », j’ai envie de crier au ciel et de briser le silence de Theresa May et de son ministre des Affaires étrangères Boris Johnson face aux violations commises chaque jour à Bahreïn.
Car à travers notre silence collectif, nous cautionnons la tyrannie et nous lui permettons d’empiéter sur l’oasis solitaire de journalisme indépendant dans le Golfe. Nous nions la possibilité d’une réforme légitime tout en versant des millions dans la formation policière et dans un service de médiation censé corriger les torts d’un système qui a fonctionné et continue de fonctionner en toute impunité.
En vérité, c’est l’inverse qui se produit : les arrestations arbitraires, les passages à tabac, les aveux forcés sont toujours employés ; la vérité est que nous avons contribué à ériger et à maintenir un mensonge.
Et comment notre gouvernement réagit-il lorsque des faits embarrassants surgissent pour montrer le mensonge tel qu’il est ? La réponse standard du ministère des Affaires étrangères est de dire que Bahreïn réalise des progrès importants en matière de réformes. Non, ce n’est pas le cas.
Dans un communiqué publié mercredi, le département d’État américain a fait part de sa préoccupation au sujet de la décision du gouvernement de suspendre le site en ligne d’Al-Wasat. « Nous avons constamment soutenu qu’une presse libre autorisée à formuler pacifiquement les critiques à l’égard du gouvernement joue un rôle vital dans les gouvernements et sociétés pluralistes et inclusifs », a indiqué le communiqué.
Nous sommes les hypocrites et notre conscience devrait exiger de nous que nous soutenions ceux qui représentent la voix de la décence, de l’objectivité et de la vérité, que nous brisions le silence et que nous hurlions notre colère, que nous reconnaissions la douleur et le sentiment de trahison que de nombreux Bahreïniens ressentent devant notre capitulation abjecte effroyable face à un régime voué à supprimer les valeurs mêmes que nous prétendons chérir.
- Bill Law est un analyste du Moyen-Orient et un spécialiste des pays du Golfe. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @billlaw49.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : la Première ministre britannique Theresa May (à gauche) assise aux côtés du roi de Bahreïn, Hamed ben Issa al-Khalifa, lors d’un sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le 7 décembre 2016 à Manama, capitale bahreïnie (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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