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Pour les Rohingyas, le coup d’État en Birmanie annonce un avenir encore plus sombre

Entre les généraux qui les ont impitoyablement réprimés et un possible retour au pouvoir d’Aung San Suu Kyi, qui les a notoirement abandonnés par le passé, l’avenir de la minorité musulmane de Birmanie s’annonce bien incertain
Des Rohingyas font la queue pour obtenir des fournitures de secours dans le camp de réfugiés de Naybara, à Cox's Bazar, extrême sud-est du Bangladesh, le 3 décembre 2017 (AFP)

Voilà deux semaines, le jour même où le nouveau Parlement national issu des élections générales de novembre 2020 devait tenir sa session de rentrée (1er février 2021), les généraux birmans décidaient – une fois encore – de tourner le dos au verdict des urnes et aux velléités démocratiques de leurs 56 millions de concitoyens.

Ces derniers avaient pourtant sans ambiguïté aucune plébiscité, ainsi qu’ils l’avaient fait cinq ans plus tôt, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti de l’iconique Aung San Suu Kyi, en lui confiant un nouveau mandat quinquennal.

Les hommes en uniforme, droits dans leurs bottes et usant de motifs pour le moins ténus pour justifier leur retour impromptu autant qu’inopportun « aux affaires » (fraudes électorales massives, partialité de la Commission électorale, etc.), mettaient ainsi un terme brutal à une décennie de transition démocratique… pourtant par eux-mêmes initiée…

Vague prodémocratie

Ce tour de force largement dénoncé par la population birmane et critiqué par le concert des nations (l’ONU et les démocraties occidentales principalement) demeure pour l’heure ténu.

Les Birmans se pressent dans les rues par centaines de milliers depuis le 6 février 2021 et participent à un mouvement de désobéissance civile non violent appelé de ses vœux par Aung San Suu Kyi.

De Rangoun à Naypyidaw (l’austère capitale administrative), de Mandalay à Myitkyina, en passant par Loikaw et Sittwe (capitale de l’Arakan), les foules birmanes prodémocratie semblent cette fois déterminées à renverser coûte que coûte la junte militaire et faire prévaloir, une bonne fois pour toutes, la règle démocratique sur la volonté des omnipotents généraux.

Une manifestation contre le coup d’État militaire devant le bureau de l’administration gouvernementale dans le township de Twante, région de Yangon, le 17 février 2021 (AFP)
Manifestation contre le coup d’État devant le bureau de l’administration gouvernementale dans le canton de Twante, région de Yangon, le 17 février 2021 (AFP)

Si l’on souhaite naturellement à cette trame démocratique de prévaloir in fine sur le joug de l’armée, pour l’heure, eu égard à la détermination évidente de la junte à se maintenir au pouvoir et à un douloureux historique de répression des mouvements en faveur de la démocratie (en 1962, en 1988 et, plus près de nous, à l’été 2007), on ne saurait hélas avoir de certitude à ce sujet.

Toutefois, si d’aventure cette junte militaire birmane version 3.0 venait à passer l’écueil de cette vague de manifestations réclamant le retour des soldats dans leurs casernes et d’un gouvernement civil démocratiquement élu au pouvoir, on ne pourrait que formuler quelques craintes pour divers acteurs birmans en particulier quant à leur avenir à court et moyen terme : au-delà des manifestants embastillés, des opposants politiques, des journalistes, des membres de la société civile rétifs au programme des militaires et autres dignitaires du parti d’Aung San Suu Kyi, on pense ici plus particulièrement aux minorités politiques, ethniques ou religieuses.

Persécution des musulmans rohingyas

Dans cette mosaïque ethnique inouïe qui façonne la Birmanie contemporaine, on ne dénombre pas moins de 135 groupes différents. Aux côtés de la super majorité bamar (laquelle regroupe près de sept Birmans sur dix) s’étire une palette considérable de populations ethniques aux origines, croyances, langues, cultures et religions d’une diversité elle aussi spectaculaire.

En 2021, près de trois quarts de siècle après l’indépendance du pays (1948), c’est bien peu dire que dans cet État volatile du sud-est asiatique où la population est majoritairement bouddhiste (neuf Birmans sur dix), le sort des minorités est fréquemment précaire, ardu, quand il ne se révèle pas tragique.

Entre exactions, excès, horreurs, crimes divers et variés, l’opération militaire – plusieurs fois dénoncée comme un exemple de « nettoyage ethnique » notamment par l’ONU – a poussé sur le chemin de l’exil et du désespoir une communauté rohingya qui a dû tout laisser derrière elle

La communauté rohingya (un groupe ethnique majoritairement musulman) est particulièrement maltraitée depuis les années 1930, victime de violences aux mains de l’armée et de groupes bouddhistes extrémistes, privée de la citoyenne birmane, etc.

Du reste, il est encore une dizaine de groupes ethniques armés épris de reconnaissance, de droits et de considération à croiser dans les États Shan, Kachin, Karen ou Mon, en Arakan également, le fer, le feu et les obus avec l’armée régulière birmane, la redoutable tatmadaw.

Au premier trimestre 2021, si un répit relatif est globalement constaté sur le front des combats, ce dernier est davantage le fait de la pandémie de COVID-19 (141 700 cas comptabilisés depuis le début de l’épidémie ; 3 192 victimes déplorées au 18 février 2021) et de la période de latence entre l’organisation du dernier scrutin (novembre 2020) et l’entrée en fonction contrariée – ainsi qu’on peut le constater depuis le coup d’État – d’une nouvelle administration (initialement attendue courant mars 2021)…

En Arakan, dans ces confins de l’ouest du pays confinant avec le Bangladesh, les événements troubles des derniers jours ont été suivis avec une acuité particulière par la population locale… notamment les 740 000 membres de la communauté rohingya ayant fui l’Arakan pour trouver refuge au Bangladesh (région de Cox’s Bazar) à l’été 2017, lorsque la tatmadaw a entamé dans cette partie du pays une impitoyable répression.

La catastrophe qui s’abat sur les Rohingyas
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Initialement menée contre des membres de la minorité rohingya ayant rejoint les rangs d’une organisation armée, l’ARSA (Arakan Rohingya Salvation Army), formée en 2016 pour protéger les Rohingyas contre les exactions à leur encontre, et qui avait mené en août de la même année une série d’attaques coordonnées contre des postes de police et une base de l’armée (faisant plusieurs dizaines de victimes dans les rangs des forces de sécurité), cette opération militaire a eu des coûts terribles pour la population.

Entre exactions, excès, horreurs, crimes divers et variés (viols, torture, incendies de villages notamment), l’opération – qualifiée de « contre-insurrectionnelle » par les généraux, plusieurs fois dénoncée comme un exemple de « nettoyage ethnique » notamment par l’ONU – a poussé sur le chemin de l’exil et du désespoir une communauté rohingya qui a dû tout laisser derrière elle.

En août 2018, un rapport de l’ONU a accusé l’armée birmane de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité contre les Rohingyas. Les enquêteurs de l’ONU ont notamment fait état de meurtres en masse, de viols collectifs, de violences contre les enfants, de déportations forcées, d’esclavage sexuel et d’incendies volontaires de villages dans les États de Rakhine (Arakan), Shan et Kachin.

L’abandon d’Aung San Suu Kyi

Trois ans et demi ont passé depuis ces faits ; sur cette masse considérable d’individus ayant fui le chaos pour trouver refuge dans une noria de camps de réfugiés au Bangladesh voisin, entre précarité, carences et terreur, seule une poignée ont trouvé la force et le courage pour effectuer le trajet retour et envisager un possible futur en Arakan.

L’immense majorité des Rohingyas – dont le terme est interdit en soi en Birmanie, où il s’agit de parler de bengali pour évoquer cette minorité déconsidérée, mal aimée autant que malmenée –, réfugiée au Bangladesh, ne conçoit plus son futur au pays des généraux et de la frêle « dame de Rangoun » (Aung San Suu Kyi), quand bien même un second gouvernement démocratique aux couleurs de la LND parviendrait à reprendre le pouvoir des mains – souillées de crimes et de sang – des militaires.

En effet, Aung San Suu Kyi n’a pas seulement laissé faire les généraux lors de leurs exactions contre les Rohingyas – « [Elle] n’a pas utilisé sa position de facto en tant que chef du gouvernement, ni son autorité morale, pour endiguer ou empêcher les événements qui se déroulent dans l’État d’Arakan », selon l’ONU –, mais elle les a également défendus contre l’accusation de génocide devant la Cour internationale de justice à La Haye, déclarant que les actions des forces armées constituaient une réponse appropriée aux « terroristes ».

Aung San Suu Kyi assiste à une conférence de presse au bureau gouvernemental de Rosenbad, à Stockholm, le 12 juin 2017 (AFP)
Aung San Suu Kyi assiste à une conférence de presse à Stockholm, le 12 juin 2017 (AFP)

Qu’ils soient encore présents en Arakan ou réfugiés, dans des conditions sordides, sur la rive ouest de la rivière Naf (en territoire bangladais), les Rohingyas souhaitent aux hommes en uniforme d’échouer dans leur projet tortueux de retour aux affaires à Naypyidaw, aux forces démocratiques de trouver la force et l’audace de renverser cet adversaire plus prédisposé à la violence qu’à la tolérance, au chaos qu’à la concorde ; vis-à-vis des minorités ethniques et religieuses tout particulièrement.

Il est en effet à redouter qu’une junte birmane 3.0, si elle venait à traverser avec succès la tempête démocratique et ses vagues répétées de désobéissance civile (non violentes) encouragées par la LND, ne manquerait probablement pas, une fois débarrassée de cette incertitude politique, de reprendre sa feuille de route martiale et violente à l’attention des minorités ethniques là où elle l’avait laissée tantôt ; et les Shans, les Kachins, les Karens, les Mons et les Wa, les Rohingyas assurément, de subir à nouveau de plein fouet, sous une forme ou sous une autre et certainement sans attendre longtemps, ce sinistre retour des généraux.

Entre eux et un possible retour d’Aung San Suu Kyi au pouvoir, qui les a notoirement abandonnés par le passé, l’avenir des Rohingyas est sombre en Birmanie – ou même d’ailleurs au Bangladesh, où ils ne sont plus les bienvenus.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Spécialiste de l’Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec, à Montréal), Olivier Guillard est l’auteur de divers ouvrages dont : Que faire avec la Corée du Nord ? (NUVIS, 2019) ; De l’Impasse afghane aux errances nord-coréennes : chroniques géopolitiques 2012-2015 (NUVIS, Paris, 2016) ; Pakistan 2020 : sur la voie du développement... ou du délitement ? (L’Harmattan, Paris, 2001), Géopolitique de l’Inde : ambitions nouvelles (PUF, Paris, 2016) ; Les Fils perdus du Cachemire (roman ; Éditions Saint-Honoré). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (groupe GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux. Olivier Guillard intervient fréquemment dans les médias français (TV, radio, presse écrite) sur les thématiques de crise en Asie.
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