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Cauchemar sur le Nil : dévaluation en Égypte

Sans filet de sécurité efficace pour des millions de personnes qui seront durement touchées par la dévaluation de la livre, le gouvernement égyptien devra peut-être être sauvé

Au Caire fin avril, le taux de change officieux de la livre égyptienne était de 10,5 livres (0,72 euro) pour un dollar. Plus tôt cette semaine, le dollar atteignait 18,25 livres égyptiennes (1,26 euro)  sur le marché parallèle. « Les affaires ralentissent en Égypte », a signalé Reuters.

Pourtant, dans une déclaration publique le même jour, le Premier ministre égyptien a insisté sur le fait que « le problème n’est pas économique ». Alors maintenant, l’inévitable se produit : aujourd’hui, la livre flotte en effet, la dévaluant d’abord de 48 % à 13 livres égyptiennes. Les répercussions seront énormes. Il n’y a aucun doute à avoir là-dessus.

Avec des prix grimpant en flèche, parfois chaque jour, les Égyptiens doivent avoir l’impression qu’un troupeau d’éléphants est en train de se précipiter dans leur direction

Avec des prix grimpant en flèche, parfois quotidiennement, les Égyptiens doivent avoir l’impression qu’un troupeau d’éléphants est en train de se précipiter dans leur direction

Sur les réseaux sociaux, un journaliste affilié à une organisation respectée, a parlé de l’indicible et l’a qualifié de « panique ». Tandis que la livre plonge, de nouvelles craintes concernant l’hyperinflation ont ravivé un autre malaise associé. Ce plongeon et une dévaluation planifiée de la livre ont placé les analystes et les individus lambda dans la mire de l’incertitude.

« Nous sommes aujourd’hui en enfer »

Alors même que la Banque mondiale se tient prête à mettre « son argent sur la table », Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), a souligné l’évidence au sujet des marchés des devises égyptiennes, le week-end dernier : « Il y a actuellement une crise. »

Elle a raison : « Il existe 100 % » de différence entre le prix officiel à 8,88 livres égyptiennes et le « prix du marché gris » à plus de 18 livres égyptiennes. La nature de cette interaction a un impact direct sur les prix des biens importés, ce qui a amené le ministre de l’Approvisionnement Ali el-Moselhy à dire plus tôt cette semaine, en parlant du déficit en riz au Parlement : « Aidez-moi, que Dieu vous aide. »

Une vieille Égyptienne déambule dans un marché au Caire (AFP)

La crise de la monnaie, en elle-même, n’est pas la question centrale. Plutôt, cela reflète les problèmes économiques structurels profondément enracinés. La manière dont le marché des changes, les conditions du FMI, les prix à la consommation et l’inflation s’affecteront mutuellement, décidera sans doute de la capacité de survie du gouvernement de Sissi face au tourbillon.

Mohamed el-Dahshan, un spécialiste de l’économie formé à Oxford et agrégé non-résident auprès du Tahrir Institute for Middle East Policy, estime que le pire est encore à venir. « Nous sommes aujourd’hui en enfer et la seule issue est de le traverser », m’a-t-il confié cette semaine.

Un mal de dents non traité

Deux questions assombrissent souvent l’horizon économique en Égypte : le manque de transparence et de clarté des autorités égyptiennes et la confusion qui en résulte chez la population.

Alors simplifions les choses : pensez à un mal de dents persistant, si vous voulez. Les problèmes de ce genre ne se règlent pas d’eux-mêmes et plus vous l’ignorez, plus cela fait mal. Finalement, au lieu d’une solution facile à un stade précoce, une extraction dentaire ou une chirurgie buccale devient une nécessité urgente.

Les relations entre le FMI et l’Égypte sont au mieux conflictuelles, avec des problèmes historiques de confiance – ou d’absence de celle-ci

Un dentiste expérimenté et un patient disposé peuvent mettre fin à la douleur. Mais dans notre situation, nous avons une relation médecin-patient en péril. Les relations entre le FMI et l’Égypte sont au mieux conflictuelles, avec des problèmes historiques de confiance – ou d’absence de celle-ci.

Mais, comme l’a indiqué el-Dahshan, l’Égypte n’a pas le choix : « Nous avons passé le stade d’avoir le luxe de choisir une solution… [nous sommes] dos au mur ». Aujourd’hui, la Banque centrale égyptienne a reconnu la même chose.

Alors que la dévaluation progressive « aurait été appréciable », a-t-il estimé, quelle que soit la douleur qu’éprouvent les Égyptiens à ce stade, la seule procédure assez puissante désormais – et celle prescrite par Lagarde et la plupart des experts – est la dévaluation de choc.

La logique et la réalité tiennent l’Égypte dans leur étau : le temps de la dévaluation est venu.

Tomber à travers les filets

D’ordinaire, en examinant les scénarios possibles, certains verront le verre à moitié plein et les autres à moitié vide, mais la nature de cette crise est grave, ce que les experts économiques reconnaissent. Dans une discussion de cette semaine avec Fatma al-Assyouti, l’économiste et chercheure égyptienne a insisté sur les effets sur le consommateur égyptien – et à raison.

Tout en étant plus optimiste que d’autres sur l’inflation, elle estime l’inflation à près de 20 %, assez élevée en soi. Mais après la dévaluation, elle prévient que « l’impact sera négatif sur les prix. Les pauvres peuvent et doivent être protégés ».

Un homme égyptien conduit, transportant du pain sur sa voiture en septembre 2015 au Caire (AFP)

Les filets de sécurité sociale sont compris dans la solution du FMI, mais dans le cas de l’Égypte, ils ne constitueraient pas une solution en raison de la corruption systématique du pays et « beaucoup de gens méritants glissent entre les mailles du filet », a déclaré Dahshan. Avec les filets de sécurité embourbés dans la corruption, les inquiétudes sont vives.

Il faut donc se poser la question suivante : s’ils ne protègent pas les pauvres aujourd’hui, comment, sans changements structurels et contraignants, ces filets protègeront-ils les vulnérables plus tard ? Gardez à l’esprit que le rôle des Frères musulmans en tant que filet de sécurité sociale pour les pauvres, un rôle joué surtout dans les quartiers pauvres au cours de l’ère Moubarak, appartient au passé.

Il faut avoir vécu dans une grotte ces derniers mois pour ne pas voir les vidéos, les messages et les photos montrant la souffrance d’une grande partie des Égyptiens sous le poids de la hausse des coûts du riz, du sucre et de la farine, pour ne citer que quelques produits alimentaires. Il est sur le point de devenir bien pire.

Des marchandises vitales

Bien qu’il y ait des nuances cruciales concernant le marché des produits alimentaires qui échappent au profane, il est important de comprendre, m’a expliqué Noaman Khalid, économiste à CI Capital Management. Même si 60 à 70 % des marchandises sont importées à des taux de change relevant du marché noir, les marchandises vraiment vitales – les aliments les plus élémentaires dont les personnes vulnérables sont tributaires – sont achetées au taux de change officiel.

Avec la dévaluation, ces effets seront monumentaux, a expliqué Khalid. Ces aliments de base « seront fixés [au] nouveau taux » et le résultat sera une hausse catastrophique – de l’ordre de 40 %, a-t-il indiqué.

Ces personnes les plus vulnérables se comptent en dizaines de millions dans un pays aussi fauché que l’Égypte, et aujourd’hui, beaucoup doivent prier pour que le gouvernement sache ce qu’il fait.

Chris Jarvis, chef de la délégation du FMI pour l’Égypte (à gauche), Amr al-Garhy, ministre égyptien des Finances (2e depuis gauche) et Tarek Amer, gouverneur de la Banque centrale égyptienne (au centre) au Caire, le 11 août (AFP)

La dernière fois que les Égyptiens se sont révoltés contre les hausses de prix, c’était en janvier 1977, lorsque les hausses liées au FMI ont frappé le secteur capital du pain. Le « manque de communication » du gouvernement n’a pas aidé, a affirmé Assyouti. Mais cette fois-ci, cela affectera beaucoup plus de secteurs que le pain et, à tout le moins, la communication entre le gouverneur de la Banque centrale égyptienne Tarek Amer, le peuple et le marché n’a jamais été aussi faible.

Une analyse rapide des réseaux sociaux au cours des dix derniers jours renvoie une atmosphère de confusion et de panique. « Savez-vous ce qui se passe ? » est un refrain répandu.

Amer devrait endosser une grande partie de la responsabilité pour ce manque de communication, a soutenu Khalid. « Il n’a cessé de donner des signaux pendant plusieurs mois sans prendre aucune mesure », a affirmé l’économiste. Cela « lui a coûté la confiance de tout le monde » tout en affaiblissant sa crédibilité.

Là où il n’y a pas de confiance, comment peut-on exécuter efficacement une procédure aussi délicate qu’une dévaluation dans une période de grande instabilité politique et économique ?

Un seul choix : sauter

Pourquoi l’Égypte doit-elle dévaluer ? Alors que l’inflation a grimpé à 15,5% et que les coûts des denrées alimentaires ont atteint leur plus haut niveau depuis cinq ans, dans un pays à court de devises étrangères qui lutte pour en maintenir suffisamment pour une dévaluation nécessaire tandis que le FMI a clairement énoncé la nécessité de cette mesure, ce n’est plus une option, mais une obligation. Il n’est pas étonnant de constater que l’on a appuyé sur la gâchette.

La situation à laquelle il faut s’attendre, maintenant que la livre est soumise à un taux de change flottant, est profondément préoccupante pour tous les Égyptiens – pour des raisons diverses. Du point de vue d’Assyouti, l’Égypte continuera de « patauger jusqu’à ce qu’il y ait un meilleur gouvernement et un meilleur gouverneur de la banque centrale ».

Imaginez un immeuble en feu avec les pauvres sur le toit. Il n’y a qu’un seul choix : sauter

Cela semble être un thème récurrent : à la Banque centrale égyptienne, Amer n’est pas l’homme de la situation. Un poste aussi délicat ne devrait pas être occupé par quelqu’un qui a une expérience dans le secteur bancaire, mais par un économiste souligne  Khalid.

Pourtant, le choix d’Amer à la tête de l’institution représente justement le genre de prise de décision émanant du leadership égyptien – et une raison qui explique les préoccupations justifiées selon lesquelles la crise, au lieu d’être gérée correctement, pourrait se transformer en une catastrophe à part entière.

Ces Égyptiens les plus vulnérables se comptent en dizaines de millions (AFP)

Si l’inflation doit doubler « au cours des prochains mois », comme le prédit Dahshan, cette augmentation sera liée directement au flottement de la livre à hauteur de « 30 % ou plus » et aggravée par une croissance du marché international des produits alimentaires. Un tel bond des prix sera source de fortes pressions sur un régime qui perd déjà des partisans en grand nombre.

Même si vous les réprimez et les opprimez, beaucoup de personnes dans cet environnement ultranationaliste ne reculeront pas. Mais si vous dites à ces mêmes faucons de diverses classes économiques que le prix du riz, du sucre, du blé – qui a un impact direct sur le pain – augmentera de 30 %, vous leur dites pour l’essentiel que leur vie politique est entre leurs mains. Sous une pression économique suffisante, les Égyptiens n’attendront pas des résultats potentiellement positifs et à long terme telle que l’augmentation des investissements étrangers.

Imaginez un immeuble en feu avec les pauvres sur le toit. Il n’y a qu’un seul choix : sauter. Il y aura des dégâts. Cela ne pourrait être qu’un bras cassé ou une jambe cassée si l’on a de la chance, voire peut-être quelques côtes brisées. Mais pour certains – les pauvres au sommet de l’immeuble –, ce saut pourrait être mortel.

Sauter du cinquième étage est mortel. Mais c’est justement ce que l’Égypte doit faire.

Si le gouvernement n’est pas prêt avec un bon filet de sécurité, il pourrait devenir la personne à sauver.

Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des Égyptiens achètent du sucre distribué par un camion au Caire, le 26 octobre 2016, alors que le pays souffre d’une pénurie de sucre (AFP)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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