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Ce que les années 1930 peuvent nous apprendre sur la Syrie et notre ordre mondial brutal

Le Moyen-Orient actuel est comparable à l’Europe des années 1930, quand la pleine puissance réactionnaire et brutale écrasa tous les efforts déployés en faveur du progrès et de la démocratie

« Nous sommes dans un labyrinthe de folie absolue », a confié Léon Sedov, fils de Trotsky, lors d’une conversation avec Victor Serge à Paris, avant sa mort prématurée et suspecte en 1938, peut-être due à un empoisonnement.

Il existe peu de témoignages aussi éloquents de l’horreur tragique qui a touché l’Europe à la fin des années 1930, quand le fascisme et la contre-révolution ont écrasé toute forme d’espoir à travers le continent. L’écrivain anarcho-communiste belge a témoigné de l’ensemble de l’arc de la révolution et de la défaite de 1917 à 1940 dans ses magnifiques mémoires, qui ont redonné vie à toute une génération abandonnée au fascisme et au stalinisme.

Traduction : « L’histoire se répète : les Kurdes, les chrétiens, les Yézidis et autres fuient Afrin pour leur survie. Où est la communauté internationale ? »

Alors que nous regardons les forces kurdes des YPG lutter dans le nord de la Syrie contre les Turcs et leurs alliés militants rééquipés qui tentent d’éteindre la révolution dans le Rojava, il est difficile de ne pas établir un parallèle direct avec la tragédie de la guerre civile espagnole, en espérant une issue qui ne sera pas une copie conforme de celle d’il y a 80 ans.

Le Rojava, la confédération établie dans le nord de la Syrie dirigée par le PYD kurde, est une expérience de politique féministe et démocratique qui contraste fortement avec les États autoritaires et les groupes armés sectaires qui dominent les champs de bataille régionaux. Il s’agissait de la principale force de lutte contre l’État islamique dans le nord de la Syrie.

Une politique désordonnée et toxique

Aux yeux des marxistes-léninistes et des anarchistes d’aujourd’hui qui se sont portés volontaires pour combattre en Syrie du côté des forces kurdes, les parallèles avec l’Espagne sont manifestes et ils ont le devoir de se battre jusqu’à la mort contre les forces de l’islamo-fascisme. Les révolutionnaires espagnols étaient armés par l’Union soviétique. Les forces kurdes d’aujourd’hui ont pris des armes fournies par les États-Unis. Dans chaque cas, tous ceux qui luttent pour la libération sont en droit de nouer des alliances en fonction de leurs besoins.

Début mars, cela faisait 80 ans que Barcelone était bombardée par les forces aériennes italiennes et allemandes, tuant 1 200 personnes et en blessant 2 000 autres.

Le bourbier sanglant que représente actuellement la Syrie est l’épicentre de la contre-révolution de notre propre ère, où les Kurdes livrent leur baroud d’honneur, apparemment sans le moindre allié étatique à l’échelle internationale. En Espagne, les camarades trotskistes et anarchistes de Serge ont été écrasés, pris en tenaille entre le fascisme franquiste d’un côté et des agents staliniens de l’autre.

La Syrie a connu la guerre de désinformation et de propagande la plus intense de tous les conflits récents, voire de tous les conflits de l’histoire, et celle-ci se déroule quotidiennement sur les réseaux sociaux

C’est là que, comme en Syrie à l’heure actuelle, la politique devient désordonnée et toxique. Pour certains à gauche, la Syrie est un combat anti-impérialiste pur et simple, où le président syrien Bachar al-Assad et la Russie font face aux forces de l’impérialisme dans les villes d’Alep et de la Ghouta orientale.

Les États-Unis, la Turquie, l’Arabie saoudite et leurs alliés ont soutenu des soi-disant rebelles – qui, affirme-t-on, seraient en fait tous des mercenaires soutenus par des acteurs étrangers.

Une petite armée de journalistes et de militants pro-Assad y voit une simple lutte pour la souveraineté syrienne contre les forces impitoyables du terrorisme soutenu par l’Occident. Le terrorisme, le mot à la mode préféré des néoconservateurs américains il y a une décennie, est maintenant sur les lèvres des anti-impérialistes. Ces derniers sont parvenus à contrer une grande partie de la couverture occidentale de la guerre favorable aux rebelles, entraînant un déficit de confiance parmi les lecteurs.

Des membres de l’association de reconstitution historique Frente del Nalón participent à la reconstitution de la bataille de la Loma del Pando, qui a eu lieu pendant la guerre civile espagnole, à Grullos (Espagne), le 23 septembre 2017 (Reuters)

La Syrie a connu la guerre de désinformation et de propagande la plus intense de tous les conflits récents, voire de tous les conflits de l’histoire, et-celle-ci se déroule quotidiennement sur les réseaux sociaux. Parfois, c’est comme si la vraie guerre, avec ses horreurs sans fin, n’était en fait qu’une toile de fond à la guerre médiatique à plus grande échelle livrée en ligne.

Le terrorisme et la sympathie dont il ferait l’objet sont aujourd’hui le principal mème employé pour définir ses ennemis au Moyen-Orient, que ce soit en Syrie, en Turquie, en Israël ou en Égypte. Bien sûr, il y a de véritables terroristes, mais la plus grande forme de terreur dans le monde moderne, comme par le passé, est celle à laquelle se livrent les États en temps de paix et de guerre.

De fausses accusations de terrorisme

Le terrorisme était bien entendu la principale accusation portée contre les prétendus ennemis du régime de Staline dans les années 1930 ; ils étaient tous des alliés de puissances étrangères (telles que la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et le Japon) et de nombreux protagonistes de la révolution ainsi que des milliers de victimes moins connues ont avoué ces accusations montées de toutes pièces avant de prendre le chemin de la mort.

De la même manière, les fausses accusations de soutien au terrorisme sont aujourd’hui de rigueur en Turquie, où des victimes improbables, comme les écrivains Ahmet et Mehmet Altan, sont envoyés en prison à vie.

Dans le Moyen-Orient actuel, les soulèvements de 2011 constituent eux-mêmes des domaines extrêmement contestés dans lesquels il existe deux discours, sinon plus, de la révolution et de la contre-révolution.

Pour certains, toute la vague de soulèvements qui a débuté fin 2010 en Tunisie était un effet domino de « révolutions colorées » orchestré et planifié par une stratégie américano-israélienne néfaste dans le but de réorganiser le Moyen-Orient. Cette conspiration est si vaste qu’elle englobe tout le monde, des Frères musulmans aux gauchistes égyptiens, en passant par al-Qaïda, l’État islamique et les Kurdes anarcho-laïcs du Rojava.

Pour adhérer à un tel discours, il vous faut croire que la CIA et le Mossad sont des marionnettistes véritablement puissants et que tous les autres groupes politiques et toutes les autres classes d’acteurs sont des marionnettes manipulables et dénuées de pouvoir. 

Des membres des forces gouvernementales syriennes et du Croissant-Rouge patientent devant une affiche représentant le président Bachar al-Assad, à la périphérie de la capitale Damas, le 9 mars 2018 (AFP)

D’un autre point de vue, partagé par des activistes islamistes et certains libéraux, les révolutions en Égypte, en Libye, en Tunisie, en Syrie et au Yémen ont été de véritables mouvements de masse principalement détruits par une combinaison entre les États du Golfe et la Russie, à laquelle s’ajoute la complicité occidentale. Les Saoudiens et les Émiratis ont fait tomber ou mis à mal les révolutions en Égypte, en Tunisie et en Libye en soutenant des hommes forts issus de l’armée et les forces de l’État profond pour empêcher une renaissance politique. 

En Syrie, Assad, soutenu par les Iraniens et les Russes, a détruit le soulèvement populaire, mais les forces rebelles ont combattu vaillamment, avec une certaine aide de la Turquie, de l’Arabie saoudite et de la coalition américaine. Mais les alliés de cette révolution n’étaient pas suffisamment engagés pour mener à bien le projet. De même, au Yémen, l’Arabie saoudite a joué un mauvais coup en soutenant une marionnette inutile, Abd Rabbo Mansour Hadi, puis en bombardant le pays jusqu’à le faire sombrer dans l’oubli.

Des occasions d’intervenir au milieu du chaos

Dans un environnement polarisé, il est tentant de prendre parti et de laisser les faits s’adapter au discours. La réalité est plus complexe, car les événements sont le fruit des actes de forces politiques puissantes au sein d’un système dysfonctionnel de capitalisme mondialisé. Les soulèvements constituaient une menace claire pour l’ordre existant et devaient être écrasés, mais formaient aussi des occasions d’intervenir au milieu du chaos. 

Le régime néo-ottoman de Recep Tayyip Erdoğan, tout comme les Émiratis et les Saoudiens, n’ont manifestement jamais été du côté du progrès et sont en réalité à l’avant-garde de la contre-révolution actuelle, aux côtés d’Israël et des États-Unis de Donald Trump. La Russie de Vladimir Poutine semble vouloir renvoyer le monde à l’an 1980. Tous sont engagés dans une guerre pour le pouvoir et le profit. 

À LIRE : La guerre en Syrie est loin d’être terminée

En Syrie, les bombes russes et américaines tuent des milliers de civils, tandis que les forces d’Assad et, dans une moindre mesure, les « rebelles » en tuent beaucoup plus. Toute personne saine d’esprit et avec une once d’humanité souhaiterait que cette guerre prenne fin ; néanmoins, quand les acteurs impliqués ont autant investi pour remporter la victoire (dans le cas d’Assad, de Poutine et de l’Iran) ou pour faire barrage à cette victoire (dans le cas des combattants islamistes et de leurs soutiens étrangers), trop de sang et d’argent a été versé pour que cela s’arrête maintenant.

Dans les années 1930, la révolution et la contre-révolution ont été menées sur le sol européen et, selon le récit de Victor Serge, le jeu a effectivement pris fin avec les purges staliniennes et la victoire fasciste en Espagne. Bien entendu, l’histoire se conforme rarement à un cours prédit des événements – la guerre qui a suivi a vaincu le fascisme, mais pour un coût inimaginable.

Sommes-nous au bord d’une guerre à plus large échelle ?

L’an 2018 a-t-il des airs de 1938 ? Oui, à bien des égards. Si Poutine constitue un bon remplaçant pour Staline, Erdoğan, avec la purge de masse qu’il effectue, est peut-être mieux placé.

Les craintes de Poutine sont dirigées vers l’extérieur, vers l’Occident, alors que le dictateur soviétique a passé la plus grande partie des années 1930 à remodeler l’État soviétique et à anéantir tant les ennemis de classe que ses amis. Les guerres livrées par Poutine et Erdoğan en Syrie sont, dans une certaine mesure, des politiques intérieures déplacées, conçues pour réprimer le mécontentement et restaurer la grandeur nationale.

Les engagements de Staline à l’étranger étaient principalement limités à l’Espagne, où son soutien aux républicains n’était pas égal aux forces aériennes d’Hitler et de Mussolini et détournait une énergie vitale aux fins de la liquidation des forces amies. Poutine ne souffre d’aucun de ces désavantages.

Si le Rojava est un cas particulier, il n’y a pas d’équivalence entre la dictature baasiste à Damas et la révolution démocratique en Espagne. Depuis des décennies, les baasistes écrasent les gauchistes et les islamistes ; les Frères musulmans sont les premiers touchés par la répression.

Aujourd’hui, le peuple syrien dans son ensemble fait les frais du maintien du régime au nom de la lutte contre le terrorisme, avec 1 100 morts dans la seule Ghouta orientale depuis mi-février.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan rencontre le roi d’Arabie saoudite Salmane ben Abdelaziz al-Saoud à Djeddah (Arabie saoudite), en 2017 (AFP)

Les historiens ont souvent affirmé que l’Espagne était le modèle d’une guerre à bien plus large échelle en Europe et que, même avec la fin de celle-ci, cette plus grande guerre était déjà inévitable. 1939 a marqué la fin d’une guerre et le début de l’autre. L’idée que nous vivons aujourd’hui un moment similaire n’est pas inimaginable.

Serge a pu voir tout cela de ses propres yeux. Il a vu ses amis et ses camarades mourir et disparaître dans les goulags soviétiques et sur les champs de bataille espagnols. En 1940, il était isolé et sans le sou, n’ayant fait la paix ni avec le régime stalinien et ses légions d’alliés à l’étranger, ni avec ses anciens ennemis dans le camp bourgeois. (Il a connu deux évasions miraculeuses en fuyant la Russie en 1936, puis la France suite à l’occupation nazie en 1940.)

Le recul de la gauche

À la fin des années 1930, seuls les États-Unis avaient un gouvernement libéral-progressiste sous Franklin D. Roosevelt, qui a tenté des réformes sociales-démocrates à l’échelle nationale tout en se dirigeant à contrecœur vers un engagement dans la lutte contre le fascisme et le militarisme en Europe et en Asie.

Les enjeux sont élevés et le monde a désespérément besoin d’un champion de la justice et de la paix, au pouvoir et jouissant d’un large soutien populaire

Il n’y a pas ce genre d’États-Unis aujourd’hui. La gauche recule partout, sauf en Grande-Bretagne. Nous sommes dans ce moment d’obscurité précédant l’arrivée de la lumière de l’aube, même si, au moins au Royaume-Uni, des forces socialistes renouvelées sont à même de remporter une victoire dans un avenir pas si lointain.

Nous devons espérer et nous préparer pour ce moment, en gardant notre histoire en tête : en France, en 1936–1937, le gouvernement du Front populaire a été éphémère, tandis que la révolution espagnole a également été écrasée.

Le chef du Parti travailliste Jeremy Corbyn et son armée d’un demi-million de membres ont du pain sur la planche. Les enjeux sont élevés et le monde a désespérément besoin d’un champion de la justice et de la paix, au pouvoir et jouissant d’un large soutien populaire. La situation à laquelle il sera confronté sera on ne peut plus semée d’embûches sur les lignes de front moyen-oriental, du Golfe au plateau du Golan. Pendant ce temps, la contre-révolution attend.

- Joe Gill a vécu en tant que journaliste à Oman, à Londres, au Venezuela et aux États-Unis et travaillé pour des journaux tels que le Financial Times, Brand Republic, le Morning Star et le Caracas Daily Journal. Il a poursuivi des études de maîtrise en politique de l’économie mondiale à la London School of Economics. Il est secrétaire de rédaction en chef de Middle East Eye.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : des combattants étrangers qui ont rejoint les Unités de protection du peuple kurdes (YPG) portent leurs armes alors qu’ils se dirigent vers la ligne de front pour affronter les combattants de l’État islamique dans la campagne du sud de Ras al-Aïn, le 17 mars 2015 (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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