Chapel Hill ou le terrorisme de la place de stationnement
Le meurtre de trois musulmans américains dans un immeuble à proximité de l'université de Caroline du Nord ce mardi 10 février n'était pas un meurtre ordinaire, et le criminel n'était pas non plus un voyou ordinaire. Le contexte de la tuerie, le meurtre en lui-même et les réactions des médias et des instances officielles à cet événement horrible est le reflet de tout ce qui ne va pas dans notre pays depuis qu'il a déclenché son interminable « guerre contre le terrorisme », face à un ennemi non déclaré dans la plupart des cas, à savoir l'islam et les musulmans.
Aussi atroce que ce drame puisse être – le meurtre d'un homme et de son épouse, Deah Shaddy Barakat et Yusor Abu-Salha, ainsi que de la sœur de cette dernière, Razan Abu-Salha, commis par un terroriste local, Craig Stephen Hicks – il représente un type de violence qui ne peut que s’inscrire dans un discours plus large émanant des médias et des instances officielles, qui désignent des millions de musulmans innocents, aux Etats-Unis ou dans le reste du monde, comme étant des ennemis ou des terroristes potentiels.
Au cours des dernières années, d'innombrables heures de télévision et un espace infini dans de nombreux médias ont été consacrés à vilipender et diaboliser les musulmans. Les tentatives de ces derniers de se distancier de tout groupement armé ou idéologie et tendance violentes ne leur ont fait aucun bien. Un musulman est suspecté de terrorisme jusqu'à preuve du contraire, a fortiori s'il est un homme basané portant la barbe ou une femme couverte d’un foulard.
Cette déshumanisation a eu pour résultat final le racisme, le profilage racial, les exécutions extrajudiciaires et la guerre. Ce n'était qu'une question de temps avant que la violence n'atteigne les communautés musulmanes théoriquement en sécurité à l'intérieur des Etats-Unis.
Un discours faussé
L'épisode de la déshumanisation est long, complexe et interminable ; il est également très astucieux, car il implique des médias au capital de plusieurs milliards de dollars et même Hollywood, qui s'est déjà forgée un effrayant palmarès de représentations négatives et stéréotypées des Arabes et des musulmans.
Il en résulte une industrie entière fondée sur le deux poids, deux mesures et les demi-vérités.
Imaginez qu'un membre de la résistance irakienne ou, si vous voulez, un sniper irakien, tue 164 soldats américains armés jusqu'aux dents et présents dans son pays en tant que force d'invasion.
Imaginez qu'un pays arabe finance la production d'un film à gros budget détaillant l'histoire de ce sniper irakien et le dépeignant comme un héros, à l'inverse des soldats américains, représentés comme des sauvages.
Comment réagiraient les médias ainsi que le gouvernement et le public aux Etats-Unis ?
Par une vague de dénigrement contre les Arabes. Rares seraient ceux qui oseraient rationaliser son acte en supposant peut-être qu'il s'agissait d'un homme qui défendait son propre pays. Par contre, on soulignerait avec insistance la « nature sauvage » des Arabes et leur haine innée de l'Amérique et de ses nobles valeurs. L'ensemble des principes arabes serait brutalisés, tout comme ceux qui auraient fait le film ou ceux qui célébreraient l'héroïsme du sniper.
Pourtant, American Sniper, film tiré d’une histoire vraie, n'illustre pas une situation fictive mais une réalité sanglante. Le film en lui-même est une représentation de la mort de millions d'Arabes et de musulmans au cours des guerres menées par l'Amérique.
Même les critiques relativement ténues des méfaits de Chris Kyle (le héros d’American Sniper, qui a abattu 164 personnes au cours de ses quatre missions en Irak parce que ces « sauvages » méritaient de mourir) ont été réduites au silence par un tollé massif dans les médias et la société. Les tueurs américains sont des héros, peu importe ce qu'ils font ou ce qu'ils représentent.
L'engouement pour davantage d'interventions militaires et d'exploits comme celui de Chris Kyle, malgré leur ignominie, implique que le supposé « réveil moral » inspiré par l'avènement du président Barack Obama s'est rarement inscrit dans le psychisme collectif de la nation. Bien qu'il existe de nombreuses preuves indiquant que les Américains sont « fatigués » de la guerre, cette même fatigue ne doit pas être confondue avec une rupture d’avec le type de dialectique qui a permis de rationaliser la guerre en premier lieu.
En effet, alors que les fervents défenseurs de la guerre pourraient changer de camp politique, d'idéologie ou même de philosophie religieuse, ces personnes sont finalement issues de la même lignée : une tribu principalement blanche, dominée par les hommes et chauvine, composée de politiciens et d'experts médiatiques abondamment financés et assoiffés d'intervention.
Les « nouveaux athées »
Craig Stephen Hicks, le terroriste qui a tué les trois jeunes musulmans, est adepte d'une école de pensée connue sous le nom de néo-athéisme, que le chercheur spécialiste des religions Reza Aslan désigne comme l'école de l'« antithéisme ». Il s'agit en partie d'une nouvelle plate-forme de haine qui, malgré son prétendu mépris envers toutes les religions, oriente principalement son énergie malicieuse vers les musulmans.
Les nouveaux athées sont bien sûr différents de la majorité des athées, qui n'utilisent pas cette désignation pour susciter la haine contre un groupe religieux spécifique. Parmi les dieux anti-théistes figurent des individus tels que Richard Dawkins et Sam Harris qui, selon Reza Aslan, répondent « à la religion avec la même rage venimeuse que celle avec laquelle les fondamentalistes religieux répondent à l'athéisme ».
Dans une publication sur Facebook, Craig Stephen Hicks, un amoureux des armes à feu, a cité Dawkins :
« Le dernier vestige de respect pour le tabou a disparu alors que j'assistais à la "Journée de prière" à la cathédrale de Washington, où des individus issus de confessions incompatibles se sont réunis en hommage à la force même qui est à la source du problème en premier lieu : la religion. »
Mais bien évidemment, pas n'importe quelle religion ; on parle bien de l'islam. Hormis le fait qu'une telle espèce d’ignorants ne prête aucune attention au contexte politique pertinent, ils s'en prennent en outre, stupidement, à l’ensemble d’une religion pour ce qui est essentiellement un conflit politique. Ne se sont-ils jamais demandés s'il est possible que le fait d'envahir des pays, de tuer, de violer, de piller, de détruire des mosquées et des églises et d'uriner sur les morts soit lié à la raison pour laquelle de nombreux musulmans haïssent la politique étrangère américaine et sont prêts à utiliser la violence en réponse ?
Hicks haïssait ces trois jeunes musulmans à cause de cette même logique stupide et meurtrière.
La logique essentielle du terrorisme
Cependant, la haine des musulmans, ce n'est pas le racisme et les préjugés de tous les jours, qui sont « aussi américains que la tarte aux pommes et le napalm » (une réplique à la fois drôle et triste de la comédie américaine MASH). C’est un combustible immédiatement disponible pour la guerre actuelle et les guerres à venir dans les pays musulmans. C’est le niveau de déshumanisation nécessaire pour déclarer la guerre.
C'est pourquoi l'islam et les musulmans sont assimilés au terrorisme, et c'est pourquoi le terrorisme est utilisé presque exclusivement pour décrire les actes de violence commis ou censés avoir été commis par des musulmans.
Cette logique arrache tout acte de violence perpétré par un musulman ou un musulman autoproclamé à son contexte immédiat, même si celui-ci est pertinent, et l'intègre dans une taxonomie plus large réservée exclusivement à l'islam et aux musulmans. Cette logique refuse d'employer cette même catégorisation pour tout autre acte de violence, d'où l'insistance agaçante sur les corrélations entre la violence politique et l'islam. Les défenseurs de cette logique erronée sont ceux-là mêmes qui répètent constamment que « tous les musulmans ne sont pas des terroristes, mais tous les terroristes sont musulmans ».
Cette hypothèse pourrait être inepte, mais l'intention ne l'est en aucun cas. Elle permet d'absoudre les criminels de guerre qui ont planifié, exécuté et justifié la guerre, les soldats qui ont pris part aux combats, ainsi que ceux qui ont assuré qu'il ne pouvait y avoir de responsabilité juridique pour les nombreuses horreurs commises (les millions de morts, de mutilés, etc.).
Au lieu de cela, cette hypothèse fait reposer la responsabilité sur les musulmans ordinaires, condamnés à prouver leur innocence en vain, à chercher l’absolution pour des crimes qu'ils n'ont jamais commis, en d’autres mots, à répondre des crimes d’autrui.
Hicks, le terroriste de la place de stationnement
Pourtant, Craig Stephen Hicks, qui s'est introduit dans l'appartement des trois étudiants à Chapel Hill (Caroline du Nord) et les a abattus à la manière d'une exécution, n'était pas un musulman. Il est de tradition chrétienne. Il n'est pas noir, ni basané, mais blanc. Il ne s'appelle pas Ahmed, mais Craig.
Voilà qui change tout.
Ni la police, ni les médias ne décriraient son crime comme étant un crime de haine, encore moins à caractère terroriste, bien que la forme de terrorisme dont il s'est rendu coupable soit en quelque sorte unique. Les personnes de son espèce se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire en termes de race, de sexe et d'autres critères. Mais d'une certaine manière, il est frustré politiquement. Allez comprendre.
Il n'appartient pas à une génération radicalisée née dans un contexte d'oppression, d’invasions étrangères, de pauvreté ou d'autres humiliations indescriptibles. Si tel était le cas, il serait possible, du moins dans une certaine mesure, de comprendre cette haine, de déconstruire cette colère, voire de rationaliser cette violence comme étant le résultat naturel d'une certaine réalité.
Hicks fait partie du segment démographique ciblé par Fox News : un Américain blanc déraisonnablement et incommensurablement irrité qui emporte son arme partout avec lui. Peu importe qu'il soit un athée auto-proclamé ou non.
Absolution de la police et des médias
Pour couronner le tout, la police de Chapel Hill a réagi quelques heures après l'acte terroriste en déclarant qu'« une dispute récurrente au sujet d'une place de stationnement a peut-être été à l'origine d'une triple fusillade ». Les médias ont adhéré à cette version sans trop se poser de questions. C'est clairement la déclaration de Hicks à la police qui a été prise pour argent comptant. Le terme de terrorisme s'est révélé totalement absent du discours des médias traditionnels.
Obama a finalement réagi à ce crime odieux, mais seulement après y avoir été poussé par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, visiblement ému. « En tant que dirigeants politiques, nous avons des responsabilités pour les meurtres commis dans les pays que nous gouvernons, a déclaré Erdogan. Nous devons montrer notre position. Si vous restez silencieux face à un événement de ce genre, sans faire de déclaration, alors le monde restera silencieux à votre égard. »
Obama a tardivement publié une déclaration brève et vague, sans aucune forme d’engagement.
L'insistance des médias sur la version d'une dispute au sujet d'une place de stationnement s’est transformée en discours dominant. L'insensibilité et le manque de goût ont atteint de nouveaux sommets lorsque l'émission américaine Inside Edition a diffusé un reportage expliquant comment trouver une place de stationnement « en toute sécurité » et en évitant les différends.
« Trouver une place de stationnement peut faire partie de ces choses qui poussent les gens à bout, mais il n'est jamais impossible de trouver une place au centre commercial », a déclaré l'animatrice Deborah Norville. Derrière elle, les photos des trois musulmans assassinés étaient affichées sur un grand écran. Deborah Norville n'a même pas pris la peine de mentionner leur nom, ni leurs contributions à leur communauté. Rien qu'avec leurs activités caritatives, ils ont fait plus que tout ce que Hicks et les autres « nouveaux athées » trimballant leur arme partout pourraient faire de bien pour leur communauté tout au long de leur existence.
Si le meurtrier avait été un musulman ou un noir, le reportage de Deborah Norville aurait eu un titre différent : peut-être « Comment reconnaît-on un terroriste ? », ou encore « Que faire face à la violence des gangs dans mon quartier ? ».
La responsabilité des médias américains
Mais si les victimes sont des musulmans, que ce soient des millions d'Irakiens, des milliers de Palestiniens ou trois étudiants musulmans en Caroline du Nord, le discours s'éloigne des généralisations, de la politique ou de n'importe quel contexte qui pourrait en fait nous aider à mieux comprendre la question.
On nous dit alors que Hicks a tué ces étudiants « à la manière d'une exécution » en raison d'un différend au sujet d'une place de stationnement.
De la même manière que Chris Kyle, l'« American Sniper », a abattu 164 « sauvages » parce que c'est ce que font les héros de la nation.
Ou que les guerres et les sanctions américains contre l'Irak ont tué, affamé et blessé des millions de personnes afin que la démocratie soit apportée aux Arabes.
Toutefois, cette logique sélective et insensée persistera, car des millions d'hommes politiques impénitents, d'experts médiatiques extrémistes et d'hommes et de femmes bien armés refuseront toujours de voir la dangerosité de leur « logique ».
Ils continueront d'alimenter la violence (qui, contrairement à ce que Hicks a été amené à croire, n'a pas commencé le 11 septembre 2001) et de recracher les plus dangereux phénomènes militants que sont al-Qaïda, l'Etat islamique et tout le reste.
Il est temps pour les musulmans d'exiger qu'Obama fasse plus qu'une déclaration et demande des comptes au gouvernement américain et aux médias emplis de haine. Cette double morale scandaleuse doit prendre fin avant que de nouvelles vies innocentes soient arrachées.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : Deah Shaddy Barakat, Yusor Abu-Salha et Razan Abu-Salha (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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