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Comment Bachar al-Assad a provoqué l'émergence de l’un des plus hauts dirigeants de l’EI

Amr al-Absi – plus connu sous le nom d’Abou al-Athir – a façonné et défini spirituellement l’État islamique avant d’être tué lors d’une frappe aérienne

Amr al-Absi, l’un des plus hauts dirigeants de l’État Islamique (EI), a été tué au cours d’une frappe aérienne le 3 mars, d’après des rapports publiés sur les médias sociaux et par le SITE Intelligence Group. Amr al-Absi – plus connu sous le nom d’Abou al-Athir – illustrait plusieurs dynamiques fondamentales qui sont à l’œuvre en Syrie.

Athir comptait au nombre des djihadistes-salafistes relâchés par le régime de Bachar al-Assad au début du soulèvement syrien, dans le but de confirmer sa propre allégation que les membres de l’opposition étaient des terroristes. Il a aussi joué un rôle essentiel en rendant la Syrie tellement dangereuse pour les journalistes que cela a permis à Assad et à l’EI de manipuler la couverture médiatique afin de donner l’impression que la Syrie n’offrait qu’un choix binaire entre eux.

Athir faisait partie des ultra-extrémistes de longue date qui ont façonné et défini spirituellement l’EI. En termes plus concrets, il a joué un rôle primordial dans l’infiltration et l’expansion de l’EI en Syrie, notamment en y introduisant des étrangers, qui sont parmi les membres de l’EI les plus idéologiquement motivés.

La concession cynique d’Assad aux djihadistes

L’évolution d’Athir vers l’Islam militant a été favorisée par sa famille et par le régime d’Assad.

Le 19 juillet 2012, un groupe répondant au nom de Majlis Shura Dawlat al-Islam (MSDI) – le Conseil consultatif de l’État islamique – hissa le drapeau d’Al-Qaïda sur le poste-frontière de Bab al-Hawa, en Syrie du Nord. Le MSDI était apparemment loyal au Front al-Nosra (Jabhat al-Nosra), créé (secrètement) comme la branche syrienne de l’EI basé en Irak, que l’on supposait lui-même, à l’époque, loyal à Al-Qaïda. Le MSDI était dirigée par le frère aîné d’Athir, Firas, qui avait rencontré le fondateur de l’EI, Abou Moussab al-Zarqaoui, en Afghanistan au temps des Talibans. La tension entre le MSDI et le courant dominant des rebelles atteignit son paroxysme au cours du mois suivant. Firas fut tué et les rebelles reprirent le contrôle de la frontière.

Le MSDI était le premier groupe dont le nom comportait les mots « État islamique », et le groupe d’Athir, Katibat Oussoud al-Sunna (la Brigade des lions des sunnites, ou KOS) créé à Homs en février faisait ostensiblement usage de symboles portant les mots « État islamique ». Après la mort de Firas, Athir prit les rênes du MSDI et le fusionna avec la KOS, rebaptisant par la suite le groupe al-Majlis Shura al-Mujahidin (MSM), du nom d’un des précurseurs de l’Etat islamique – ce qui n’était pas une coïncidence. Fin 2012, le MSM contrôlait donc des réseaux s’étendant de Homs à Alep – les principaux théâtres des opérations en Syrie du Nord.

C’est uniquement grâce au régime d’Assad qu’Athir avait pu parvenir à ce résultat.

En 2007, des djihadistes-salafistes que le régime d’Assad avait hébergés et aidés à rejoindre le précurseur de l’EI en Irak commencèrent à revenir en Syrie quand le renforcement de la présence américaine entraîna un renversement de situation. Assad détourna certains djihadistes vers le Liban pour rejoindre Fatah al-Islam. Fatah al-Islam n’était autre qu’un projet conjoint entre Zarqaoui et les services de renseignement syriens qui déclencha un conflit au Liban la même année, servant ainsi les intérêts d’Assad en déstabilisant ce pays qui s’était récemment libéré de l’occupation syrienne. D’autres djihadistes furent emprisonnés ; Athir en faisait partie.

Au début du soulèvement syrien en 2011, Assad relâcha des centaines de djihadistes – tout en continuant à arrêter et à tuer des militants pacifiques et laïcs – dans un effort délibéré  pour fomenter une guerre sectaire qui permettrait au régime de se positionner en protecteur des minorités et en rempart contre une prise de contrôle terroriste. Athir faisait encore partie de ces djihadistes, libérés de la tristement célèbre prison de Sednaya en mai ou juin 2011.

De l’avis de certains, ces deux voies d’accès rapide – par l’intermédiaire de sa famille et du régime – vers le militantisme remontent encore plus loin. Athir revendiquait comme « frère » Shaker al-Absi. Shaker est l’une des grandes figures du djihadisme levantin ; on lui connaît aussi des liens étroits avec les moukhabarat d’Assad.

Au cours de l’été 2002, après avoir déposé une douzaine de chefs djihadistes à Bagdad en mai, Zarqaoui s’installa en Syrie pour mettre en place des réseaux permettant d’introduire des combattants étrangers en Irak – réseaux qui opéraient avec la complicité totale, et même sous la supervision et avec le soutien logistique, du régime d’Assad. Alors qu’il était là-bas, Zarqaoui planifia avec Assad le meurtre d’un diplomate en Jordanie, qui eut lieu en octobre. Shaker était l’assassin. Shaker dirigeait Fatah al-Islam en 2007 et il fut soit tué, soit capturé  l’année suivante une fois qu’il avait cessé d’être utile. Il est difficile d’établir si Athir était réellement apparenté à Shaker ou s’il ne s’est servi de cette référence que pour consolider son propre statut.

Ce qui est indubitable, c’est que l’espoir nourri par Assad que la libération d’Athir mènerait à ce que l’on pourrait appeler un « retour de bâton voulu » a réussi au-delà de toute attente.

Le « kidnappeur-en-chef » et le Califat

Quand le MSDI prit le contrôle du poste-frontière, la vidéo qui fut diffusée de cet événement contribua à donner l’impression que l’insurrection syrienne était largement composée d’extrémistes, plutôt que d’un tout petit nombre d’insurgés dont les chefs obéissaient à des hommes et à des causes extérieurs à la Syrie. Cela entraîna immédiatement une fermeture de la frontière qui mit fin à l’approvisionnement des rebelles dans la région, et à plus long terme, cela porta atteinte aux efforts de la rébellion pour gagner le soutien de l’Occident et de ses alliés.

La déformation médiatique de la situation en Syrie s’aggrava quand Athir poursuivit la politique commencée par son frère de kidnapper des journalistes en Syrie du Nord, ce qui lui valut le surnom de « kidnappeur-en-chef » dans les médias occidentaux. James Foley et John Cantlie comptèrent au nombre des victimes. Comme le régime d’Assad assassinait simultanément des journalistes étrangers, cela laissa au régime et à l’EI un duopole médiatique virtuel pour faire passer le même message : les djihadistes constituaient la seule opposition à Assad.

Athir rendit également service au régime d’Assad par un autre biais : il était un rouage indispensable de l’EI en Syrie, qui permit à l’EI de maintenir sa position après sa rupture avec Al-Qaïda et de construire son quasi-gouvernement, procurant ainsi à Assad les ennemis qu’il avait toujours souhaités.

En avril 2013, l’EI tenta d’affirmer en public l’autorité qu’il exerçait théoriquement en privé sur le Front al-Nosra, en l’englobant dans un rapprochement sous la direction du chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi. L’EI avait envoyé des agents en Syrie en août 2011 pour créer le Front al-Nosra, parmi lesquels l’actuel émir du Front al-Nosra, Abou Mohammed al-Joulani, qui était alors gouverneur de l’EI à Ninive. Al-Joulani établit des liens avec les prisonniers libérés de la prison de Sednaya et avec les cellules de l’EI demeurées en Syrie depuis le temps où Assad envoyait des djihadistes de l'EI  en Irak pour déstabiliser le gouvernement post-Saddam, créant un réseau à l’échelle nationale. L’EI associée au Front al-Nosra avait l’intention de s’intégrer à la rébellion, de gagner le soutien populaire, et de se révéler ensuite comme appartenant à Al-Qaïda, pour réparer le tort fait à l’image d’Al-Qaïda par la brutalité de l’EI en Irak. Mais al-Joulani refusa d’obéir à cet ordre.

Cette prise de contrôle hostile ayant échoué, al-Baghdadi ne disposait officiellement d’aucune force sur le terrain en Syrie. En fait ce n’était pas le cas. Le lieutenant d’al-Baghdadi Samir al-Khlifawi, plus connu sous le nom d’Haji Bakr, ancien membre d’une unité de renseignement d’élite sous le régime de Saddam Hussein et dirigeant du Conseil militaire de l’EI – son institution la plus importante – s’était installé en Syrie en décembre 2012 pour essayer de prendre le contrôle du Front al-Nosra et d’al-Joulani. En cas d’échec, il devait préparer le terrain pour contourner al-Joulani en recrutant des membres du Front al-Nosra.

Au moment où al-Khlifawi était arrivé en Syrie, la tension entre l’EI et le Front al-Nosra était déjà manifeste depuis quelque temps. « D’après de multiples sources syriennes salafistes et djihadistes », écrit Charles Lister dans son livre The Syrian Jihad, « durant l’hiver 2012, un message secret avait été envoyé par Baghdadi en Irak à Joulani en Syrie, insistant pour que Jabhat al-Nosra publie une déclaration annonçant… son allégeance à » l’EI. Al-Joulani s’abstint de le faire.

Al-Joulani avait manifesté des signes inquiétants de pensée autonome – par exemple en faisant preuve de déférence pour les préoccupations des civils locaux et en retardant l’imposition de la sévère loi islamique, ce que l’EI considérait comme une lâche compromission. Quand al-Joulani intervint pour empêcher le puissant porte-parole de l’EI, Abou Mohammed al-Adnani, de lancer une attaque contre l’opposition syrienne en Turquie, les dirigeants de l’EI furent certains de ne plus pouvoir le contrôler. Al-Khlifawi continua pour la forme à négocier avec les dirigeants du Front al-Nosra pour les faire rentrer dans le rang, mais son plan B était déjà bien avancé.

En employant les mêmes stratagèmes que le défunt régime de Saddam – des espions espionnant d’autres espions et de multiples filières hiérarchiques – al-Khlifawi disposait d’une « voie parallèle » en Syrie, un réseau d’hommes et de groupuscules directement fidèles, par son intermédiaire, à al-Baghdadi plutôt qu’à al-Joulani ( qui était théoriquement lui-même, en définitive, loyal à al-Baghdadi). Athir et la famille Absi à Alep étaient les piliers de la « voie parallèle ». Quand le calife se rendit en Syrie en mars 2013, il rencontra d’abord Athir et reçut son serment secret d’allégeance. Athir aida même al-Khlifawi à organiser le lieu de résidence d’al-Baghdadi – un conteneur maritime au nord d’Alep.

En conséquence, quand al-Baghdadi lui intima publiquement de rentrer dans le rang et qu’al-Joulani refusa d’obtempérer, ce qui était alors à prévoir, l’EI était bien positionné.

Certaines difficultés avaient surgi entre le MSM et le Front al-Nosra en janvier 2013, après que le MSM ait éliminé un chef rebelle  et que le Front al-Nosra ait désavoué le MSM. Outre les kidnappings, les assassinats qu’il perpétrait allaient rendre Athir tristement célèbre. Au cours de l’été 2013, le schisme entre le Front al-Nosra et sa branche-mère s’accentua. Al-Qaïda ordonna à l’EI de regagner l’Irak ; l’EI refusa et entreprit de constituer un État en enrôlant un grand nombre de combattants du Front al-Nosra. Athir se révéla indispensable dans ce processus.

Les brigades internationales

Après la rupture entre l’EI et le Front al-Nosra, Athir fut le premier à faire publiquement allégeance à l’EI. Le groupe d’Athir joua un rôle clé pour s’assurer que Tarkhan Batirashvili, le redouté djihadiste tchétchène connu sous le nom d’Abou Omar al-Shishani, qui aurait été tué un jour après Athir, tenait bien sa promesse d’être loyal à al-Khlifawi. Batirashvili avait initialement manifesté une certaine hésitation à rompre son serment d’allégeance à al-Joulani. Al-Khlifawi fit savoir que Batirashvili serait liquidé s’il défiait l’EI. Le groupe d’Athir était basé à côté de celui de Batirashvili, à l’ouest d’Alep et, nous l’avons rappelé, Athir était célèbre pour les meurtres qu’il commettait, ce qui rendait la menace crédible. Batirashvili rejoignit publiquement l’EI en mai 2013.

Les compétences militaires de Batirashvili ont été particulièrement montées en épingle, mais c’est en termes de propagande qu’il se révélait le plus précieux pour l’EI, en démontrant que l’EI était une entreprise multinationale et en attirant des volontaires étrangers. Mercredi, des fuites ont révélé les noms de 22 000 djihadistes étrangers ayant rejoint l’EI, y compris de nombreux Européens. La plupart des Euro-djihadistes de la première heure, notamment des Néerlandais, des Belges et un noyau de Britanniques, avaient rejoint le groupe de Batirashvili à Alep, mettant en place le réseau qui opère toujours aujourd’hui, et c’est Athir qui dirigeait ce processus.

De plus à l’intérieur de la Syrie, tandis qu’un embryon d’État islamique se développait fin 2013 conformément au plan d'al-Khlifawi's, Athir joua le rôle d’« ambassadeur itinérant à travers une grande partie de la Syrie du Nord », prêchant et recrutant pour al-Baghdadi. Athir contribua de façon essentielle à dissocier les combattants étrangers du Front al-Nosra.

Le groupe de Batirashvili se scinda officiellement en novembre 2013, certains de ses hommes ayant refusé de se conformer à ses ordres et de faire individuellement serment d’allégeance à l’EI. Batirashvili partit avec une faction pro-EI comprenant Mohammed Emwazi (« Jihadi John »). Un autre djihadiste européen qui suivit Athir du Front al-Nosra à l’EI était Abdelhamid Abaaoud, le dirigeant des attentats de Paris en novembre 2015.

Une influence déterminante

Athir a été l’un des défenseurs les plus actifs de la déclaration du califat encourageant les musulmans à joindre le projet. Il faisait sans aucun doute partie de la Choura (« Conseil ») de l’État islamique, sa plus haute instance politique, qui peut théoriquement écarter le calife. Athir fut à une époque gouverneur de l’EI à Alep, mais Batirashvili l’avait remplacé dans cette fonction fin 2013.

Ce qu’Athir fit ensuite n’est pas très clair. Fin 2014, il aurait dirigé le conseil des médias de l’EI, ce qui est plausible étant donné le rôle qu’il a joué pour promouvoir l’EI et attirer des combattants étrangers. Selon d’autres rapports, Athir aurait été transféré à Deir ez-Zor pour y occuper la fonction de commandant militaire.

Outre ses talents pour la propagande et le recrutement, l’importance religieuse d’Athir pour l’EI vaut la peine d’être mentionnée. Athir était considéré – même selon les critères de l’EI – comme un extrémiste. En octobre dernier, le média officiel du Front al-Nosra a diffusé une vidéo intitulée, « Des années de tromperie – Qui divise les rangs ?! » Naturellement, le Front al-Nosra se disculpait de tout comportement schismatique et faisait porter le blâme sur l’EI, réservant l’essentiel de son indignation à deux dirigeants de l’EI, dont Athir. Athir est une « étude de cas parfaite » de « l’engeance de takfiri… souscrivant à un nombre limité de doctrines » qui domine les échelons intermédiaires et supérieurs de l’EI et définit le groupe, comme l’écrivent Michael Weiss et Hassan Hassan dans ISIS: Inside the Army of Terror.

Il est cependant probable que l’EI pourra remplacer Athir rapidement et sans trop d’agitation. La maturité des institutions de l’EI, qui lui permettent d’encaisser une perte aussi conséquente que celle d’Athir sans que le système en soit sensiblement perturbé, devrait faire encore plus douter que la perte de nombreux individus aux échelons les plus bas puisse entraîner la désintégration du califat. On peut envisager un stade où l’EI perdrait des dirigeants trop vite pour pouvoir les remplacer de façon adéquate, mais cela ne serait susceptible de se produire qu’au cours d’un sérieux effort pour réduire son contrôle territorial, et nous en sommes encore assez loin.

-Kyle Orton est un analyste spécialiste du Moyen-Orient, et chargé de recherche associé à la Henry Jackson Society. On peut lire son blog ou le suivre sur Twitter @KyleWOrton.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo: Des volontaires syriens et leurs familles brandissent le drapeau national et le portrait du président Bachar el-Assad pour fêter la fin d’une formation paramilitaire assurée par l’armée syrienne à al-Qtaifeh, à 50 km au nord de Damas, le 22 février 2016 (AFP). 

Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.

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