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Comment le Yémen de Saleh s’est joué de la CIA

Les déclarations d’un fantassin d’al-Qaïda révèlent comment la guerre contre le terrorisme est une imposture kafkaïenne renforçant ce qu’elle cherche à détruire

Les déclarations de Hani Mohammad Mujahid ne peuvent pas être vérifiées. Ce qu’il dit à propos de son expérience comme fantassin d’al-Qaïda en Afghanistan et au Waziristan « colle » avec ce qu’un ancien directeur du contre-espionnage de la CIA savait à l’époque. Personne ne peut confirmer la déclaration en elle-même. Personne ne peut l’ignorer non plus.

Car si seulement une partie de l’enquête menée par Clayton Swisher d’Al-Jazeera  est vraie, cela met plutôt des bâtons dans les roues de la guerre contre le terrorisme.

Hani Mohammed Mujahid était un opérateur d’al-Qaïda (et probablement un fabricant de bombes aussi) devenu informateur. De retour dans son Yémen natal, il a rejoint al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) tout en étant employé par deux agences de contre-espionnage du président de l’époque Ali Abdallah Saleh, le Bureau de la sécurité nationale et l’Organisation de sécurité politique.

L’informateur prétend avoir fait son travail. En 2008, il a donné trois alertes à ses responsables, trois mois, une semaine et finalement trois jours avant l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis à Sanaa. Il affirme qu’il leur a indiqué la maison où les bombes étaient préparées, le fait qu’ils utiliseraient deux voitures et leurs origines. L’attaque a eu lieu et douze personnes sont mortes, y compris un Américain d’origine yéménite de 18 ans.

Cette frappe avait d’autres aspects troublants. Une route passant devant l’entrée de l’ambassade, fermée pour des raisons de sécurité, a été ouverte de manière inattendue trois jours avant l’attaque. Quand un officiel de l’ambassade a couru le long du mur d’enceinte pour alerter des forces de réactions rapides yéménites à l’arrière, elles n’ont pas réagi ni même ne lui ont donné une arme pour se défendre. Une enquête du FBI sur l’attaque n’a reçu aucun soutien de son homologue yéménite.

La même chose est arrivée avec une attaque contre un groupe de touristes espagnols visitant un temple dans la région de Marib le 2 juillet 2007, qui a eu lieu malgré une alerte explicite et imminente. L’explosion de la voiture piégée a tué dix personnes et blessé douze autres.

L’histoire de Hani Mohammed Mujahid ne s’arrête pas là. Il déclare que le colonel Ammar Saleh, neveu du président et alors second du Bureau de la sécurité nationale, a aidé al-Qaïda à recevoir l’argent et les explosifs nécessaires à l’attaque de l’ambassade américaine. Ammar Saleh l’a utilisé comme coursier pour de l’argent et des armes destinés à Qasim al-Raymi, dirigeant d’AQPA.

Faisons une pause ici. Un informateur affirme que le neveu d’Ali Abdallah Saleh finançait le dirigeant d’AQPA, pendant qu’Ali Abdallah Saleh utilisait les attaques d’AQPA comme levier pour obtenir une aide militaire américaine plus considérable. Il a fréquemment rencontré le chef de la CIA, John Brennan.

AQPA n’est pas n’importe quelle branche d’al-Qaïda, c’est une des plus actives, qui a manqué de peu le crash d'avions dans l’Atlantique et a développé les explosifs liquides qui ont bouleversé la sécurité aéroportuaire à travers le monde. Le programme de drone américain le plus actif est au Yémen. La relation de John Brennan avec Ali Abdallah Saleh était une partie intégrante de la guerre contre le terrorisme. Ils se sont rencontrés à plusieurs reprises.

D’autres incidents puent la collusion entre le gouvernement d’Ali Abdallah Saleh et al-Qaïda. Un peu plus d’un an avant qu’AQPA ait commencé ses opérations, vingt-trois opérateurs d’al-Qaïda ont creusé un tunnel de 120 mètres de long depuis une prison de haute sécurité à Sanaa vers une mosquée voisine. Ils l’auraient soi-disant fait avec des cuillères et des assiettes, un récit que personne n'a cru. Le tunnel n’aurait pas pu être creusé sans que les autorités de la prison en aient connaissance.

La maison d'Ali Abdallah Saleh est maintenant bombardée par ses anciens alliés saoudiens et émiratis, pendant que les Américains et les Britanniques essaient de servir de médiateurs à Oman entre les Houthis et les Saoudiens.

Les acteurs changent souvent de camp. Peu, cependant, a changé dans le concept même de la guerre contre le terrorisme. C’est une notion kafkaïenne à laquelle s’accrochent les administrations successives américaines, britanniques et françaises, malgré les ravages qu’elle cause dans les fragiles Etats sur lesquels on l'exerce.

On l’utilise pour justifier l’autorisation accordée aux dictateurs d’anéantir les demandes démocratiques de leurs populations, tout en insistant sur l'existence d'un objectif plus noble, un intérêt occidental essentiel, à le faire. Avec Abdel Fattah al-Sissi au Sinaï, c’est l’accord de Camp David avec Israël. C’est de cette politique que les dictateurs puisent le peu de légitimité qu’ils peuvent sauver. Ils utilisent leur adhérence à la guerre contre le terrorisme à la fois pour valider les tortures, les arrestations de masse, les exécutions sommaires et l'immunité judiciaire et pour soutirer plus d’argent de leurs donateurs. Ils ont, en fait, un intérêt financier au chaos et à l’échec. La guerre contre le terrorisme récompense les deux.

La voie prise par Ali Abdallah Saleh au Yémen a été rebattue par d’autres truands, supportés par l’occident ou non. Nouri al-Maliki en Irak, Abdel Fattah al-Sissi en Egypte, Khalifa Haftar en Libye, Mohammed Dahlan en Palestine. Elle a aussi été prise par Vladimir Poutine en Tchétchénie et Bachar al-Assad en Syrie.

La guerre contre le terrorisme n’assure même pas la stabilité entre deux générations d’alliés américains. Le règne de Sissi est affaibli par de hauts responsables de la sécurité et des figures politiques loyales à l’establishment Moubarak. Sissi a récemment averti Ahmed Shafik, un ancien candidat à la présidentielle de son clan de ne pas revenir d’exil des Emirats arabes unis. A présent les tribunaux vont rouvrir le procès de l’ancien président sur les cas des centaines de morts de manifestants durant les soulèvements de 2011, après une décision d’abandonner les accusations de meurtre. C’est une punition puisque le système juridique n’existe pas en tant qu’entité indépendante de l’exécutif.

Le principal bénéficiaire dans tout cela est al-Qaïda. A quel point devrait-elle se développer, depuis ses débuts dans un réseau de grottes en Afghanistan, avant que la CIA réalise que tous les dictateurs jouent double jeu, tout comme Saleh l’a fait avec eux ? Pour combien de temps encore les conflits que les dictateurs créent eux-mêmes serviront-ils de levier pour demander davantage d’aide militaire ? Combien de temps encore devrons-nous attendre avant qu’un occupant de la Maison-Blanche réalise que l’autocratie est la source principale d’instabilité dans le monde arabe et non la solution ? Combien d’autres Etats devront s'effondrer sous l'effet des efforts de « construction nationale » ? Dans combien d’autres pays al-Qaïda devra-t-il renaître de ses cendres tel un phœnix avant qu’on ne prenne conscience que les dictateurs souscrivant à la guerre contre le terrorisme sont abonnés absents ?

Si Ali Abdallah Saleh a su se jouer de tous ses opposants, il a certainement su aussi se jouer de John Brennan et de la CIA. Il n’est pas surprenant qu’ils n’aient montré que peu d’intérêt pour l’histoire de Hani Mohammad Mujahid. Avec un peu de chance, un juge espagnol en montrera davantage.

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian, où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant en Europe et correspondant en Irlande. Avant The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Education au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.  

Photo : un soldat yéménite observant un cimetière à Sanaa pendant des funérailles le 25 septembre 2008 de trois agents de sécurité tués dans l’attaque de l’ambassade américaine au Yémen (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par Green Translations, LLC.

 

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