Comment libérer un proche d’une prison égyptienne
Lorsque mon frère et mon père ont été jetés dans les prisons égyptiennes après le coup d’État militaire de 2013 qui a évincé Mohamed Morsi, le premier président démocratiquement élu du pays, je n’étais qu’une jeune professionnelle d’une vingtaine d’années ayant une vie très stable au nord de la Virginie, aux portes de la capitale des États-Unis.
J’étais encore en train d’apprendre à jongler avec la maternité, une carrière dans la thérapie clinique et les responsabilités sociales. Tout comme d’autres avec des origines arabes, j’étais collée devant la télévision et devant des reportages qui décrivaient toutes les rebondissements du tumultueux printemps arabe. Jusqu’à me retrouver en train de zapper en panique sur les séquences sans fin de corps ensanglantés et carbonisés dans mon divan situé dans ma maison calme pendant ce qui semblait être une éternité à la recherche des visages familiers des membres de ma famille.
Je n’aurais jamais pu imaginer que j’en viendrais à apprendre l’art de la diplomatie de la manière la plus difficile pour un profane, avec la vie de ses proches dans la balance
Quelques jours après la violente dispersion des manifestations de la place Rabia contre le coup d’État, tuant près d’un millier de civils, j’ai reçu un message de mon frère, Mohamed, m’annonçant qu’il venait d’être arrêté. Quelques semaines après, mon père a également été arrêté. Je ne le savais pas alors, mais la vie tranquille que j’avais menée jusqu’à ce jour était terminée, et la normalité et la structure que j’avais passé près d’une décennie à bâtir se sont écroulées rapidement.
Presque sans y réfléchir à deux fois, les efforts pour asssurer la libération de Mohamed se sont mis en branle. Ses amis d’ici et d’ailleurs m’ont immédiatement contactée pour demander ce qu’ils pouvaient faire pour aider. J’ai demandé à chaque personne de me dire leur point fort et j’ai ensuite planifié ce que je pensais être une campagne sur les réseaux sociaux organisée, mais à court terme pour obtenir une couverture internationale de son arrestation. Dans le même temps, j’ai contacté l’ambassade des États-Unis au Caire pour lancer cet engrenage. Et pour faire bonne mesure, j’ai contacté des avocats brillants que je connaissais très bien.
Je n’aurais jamais pu imaginer que j’en viendrais à apprendre l’art de la diplomatie de la manière la plus difficile pour un profane, avec la vie de ses proches dans la balance et qui dépend de toute décision qu’on prend.
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De même, je n’aurais jamais pu imaginer que la campagne pour la libération de Mohamed prendrait une ampleur mondiale ni qu’elle durerait près de deux années entières, qu’elle impliquerait un nombre incroyable de personnes vraiment exceptionnelles se réunissant pour consacrer une grande partie de leur temps, de leur énergie et de leurs ressources afin de le ramener à la maison, et que cela échouerait cent fois avant de réussir.
Une autre jeune femme de Virginie s’est également retrouvée balayée par la répression égyptienne contre les dissidents : Aya Hijazi et son mari, Mohamed, s’accrochaient aux espoirs et aux rêves de la révolution du 25 janvier et se sont retrouvés en prison. Il leur aura fallu une intervention de la même ampleur pour être libérés après trois ans de détention provisoire.
Impossible de réussir seul
Comme nous, la famille d’Aya a trouvé des gens extraordinaires et dévoués pour les épauler dans leur quête de justice. Il y avait ceux, ici et tout aussi important, en Égypte, qui ont revêtu leur casquette d’avocat et ont versé des documents au dossier, analysant le langage, documentant les violations des procédures régulières et dévorant une analyse politique en partageant de la nourriture chinoise médiocre, du kochary et des quantités excessives de caféine.
À chaque moment difficile de la campagne, je regardais autour de moi et je trouvais constamment des gens qui avançaient, pleuraient et passaient beaucoup de nuits sans sommeil à mes côtés
Il y avait aussi ceux qui ont servi d’épine dorsale à toutes les manœuvres juridiques et diplomatiques en organisant et en se mobilisant en ligne et dans la vraie vie pour garder l’histoire vivante dans l’esprit de ceux qui n’auraient autrement jamais rien su de cette lutte en particulier. Il y avait des gens qui ont mené des campagnes locales pour aider l’effort général. Certains ont écrit, chanté et évoqué le sort de nos proches, et il y en avait d’autres aussi, paralysés par la grandeur de tout cela, qui sont restés à l’écart, mais ont prié silencieusement pour de l’aide à chaque occasion.
Chacun d’entre eux comptait plus qu’il ne le saura jamais.
À chaque moment difficile de la campagne, comme dans notre cas lorsque Mohamed a été condamné à la prison à vie, et mon père condamné à mort je regardais autour de moi et je trouvais constamment des gens qui avançaient, pleuraient et passaient beaucoup de nuits sans sommeil à mes côtés, déterminés à changer le sort apparemment irréversible de tant de gens.
Je ne connaissais pas une grande majorité d’entre eux avant cette épreuve, mais aujourd’hui, ils seront toujours comme la famille. La famille d’Aya, je suis sûre, a dû ressentir la même chose.
Racontez votre histoire. Les gens veulent savoir
Lorsque la campagne #FreeSoltan a pris de l’ampleur, je me suis rendu compte de l’importance des détails. L’équipe qui s’est formée était aussi étourdie que mes frères et sœurs et moi tandis que nous observions la cruelle division qui avait alors saisi l’Égypte. Beaucoup d’avocats locaux avec lesquels nous avons eu des contacts ont simplement refusé de toucher à cette affaire, prétextant le « climat politique » et soit leur antipathie envers les manifestants anti-putschistes, soit leur peur des représailles du nouveau gouvernement militaire. Le pays était profondément divisé entre ceux qui soutenaient le président démocratiquement élu mais apparemment incompétent, et ceux qui s’y sont opposés et ont soutenu le retour du pouvoir militaire.
Mohamed ne rentrait pas dans une seule case, car il n’appréciait pas particulièrement la gouvernance de Morsi, mais il refusait également de renoncer au rêve de la démocratie
Cependant, nous étions déterminés à ne pas laisser le sort de Mohamed être dicté par les troubles politiques plus larges et nous savions que nous devions réduire la tension politique sans précédent pour rappeler aux gens le véritable coût humain des événements en Égypte.
Nous savions également que nous serions choqués par ceux dont la politique exigeait que les gens soient placés dans des cases avec des étiquettes basiques. Nous savions que Mohamed ne rentrait pas dans une seule case : il n’appréciait pas particulièrement la gouvernance de Morsi, mais il refusait également de renoncer au rêve de la démocratie en faveur du pouvoir militaire. Il était originaire des États-Unis et a grandi là-bas, néanmoins il n’était pas un simple touriste en Égypte, il était fier de son héritage et de sa citoyenneté égyptiens.
Nous avons refusé l’envie d’enrober son histoire pour qu’elle soit plus facile à digérer sans permettre d’appréhender correctement la situation.
Ce n’était pas une tâche facile, mais je crois que l’authenticité est le seul moyen de mener véritablement une vie significative. C’est une valeur qu’on m’a appris à ne jamais compromettre, surtout en période d’adversité. Donc, nous avons tous entrepris de raconter son histoire et parfois de partager la nôtre, aussi pénible que cela puisse être à ce moment où nous étions les plus vulnérables, afin d’aider les gens à comprendre le genre de vide que Mohamed avait laissé dans nos vies. J’ai vu la famille d’Aya faire de même.
Parfois David gagne
À mon avis, il n’est pas choquant que Mohamed ait finalement été relâché. Il n’a rencontré personne qui n’ait pas été immédiatement touché par son bon cœur et sa bonté sincère. Plus les gens ont appris son histoire, plus la boule de neige a grossi et moins nous nous sentions désespérés.
Le président Obama avait été informé des développements sur l’affaire de Mohamed. Lui aussi avait appris son histoire et a été touché au point de nous aider à changer ça
Parfois, il semblait que tout notre travail fléchissait devant les pouvoirs oppressifs, mais peu de temps après, on entendait quelque chose de positif, par exemple que le président Obama avait été informé des développements sur l’affaire de Mohamed. Lui aussi avait appris son histoire et a été touché au point de nous aider à changer ça. C’était l’élan dont nous avions désespérément besoin, et, même si je le respecte sincèrement et j’éprouve une infinie gratitude envers lui, il ne l’a pas fait seul. Son intervention seule n’est pas ce qui a « fonctionné ». Beaucoup de personnes avant lui ont décidé de faire partie de l’histoire de quelqu’un d’autre.
Ce n’est qu’avec la grâce de Dieu qu’un groupe de personnes éparpillées sur le plan géographique a réussi à continuer à avancer et à prendre d’autres bienfaiteurs en chemin, même s’il semblait qu’il n’y avait plus rien à faire. Le président nous a aidés à le ramener à la maison, mais il a simplement fait ce que tant d’autres avaient décidé de faire à l’unisson : tout ce qui était en leur pouvoir pour faire justice.
Je ne crois pas que, dans ces types d’affaire, il y ait un truc qui « fonctionne ». J’ai maintenant vu trop de campagnes de libération finir bien, d’une autre manière. Il est important de comprendre. Dans les milieux politiques, des nouvelles comme la libération d’Aya suscitent des conversations sur les intérêts régionaux, les tensions diplomatiques et la reprise du réchauffement dans les relations bilatérales.
En réalité, ces efforts fructueux sortent de l’ordinaire des normes diplomatiques, des manœuvres juridiques et de l’apathie publique. Ils bravent le destin et, ce faisant, ils inspirent l’espoir là où il n’y en avait pas. Ils enflamment un sens de l’objectif et du pouvoir, réécrivent l’histoire et rendent possibles des récits miraculeux de foi trouvés dans des traditions religieuses comme celui de David et Goliath, d’une manière dont l’imam, le prêtre ou le rabbin ne le pourront jamais.
- Hanaa Soltan est conseillère en gestion, travailleuse sociale en milieu clinique et défenseur des droits de l’homme.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Mohamed Soltan lors d’une interview accordée à Middle East Eye à Londres en 2015 (MEE).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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