Contestation sociale au Maroc : Mohammed VI a-t-il un plan ?
Depuis quelques semaines, un vaste mouvement de boycott mobilise les Marocains, qui y participent avec une ardeur à laquelle leur roi répond par une égale inertie.
Le boycott est dirigé contre trois marques : le lait de Centrale laitière, une compagnie majoritairement détenue par Danone, l'eau minérale Sidi Ali, propriété de Miriem Bensalah Chaqroun, présidente du patronat marocain, ainsi que les carburants des stations Afriquia, qui appartient à Aziz Akhannouch, milliardaire marocain à la tête du Rassemblement national des indépendants (RNI).
Justifiée, selon ses initiateurs, par les prix de vente élevés du lait, de l'eau minérale ainsi que des carburants, cette campagne de boycott a par la suite pris des allures de hirak virtuel contre la vie chère. Les réponses du gouvernement marocain, qui l’a tour à tour minimisé, diabolisé avant de se résigner à le prendre au sérieux, ont contribué à en accroître le retentissement et à lui donner une tournure de duel société contre l’État.
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Le discours qui a porté ce boycott a aussi, il est vrai, durablement marqué son orientation : politisé sur les bords, brassant des demandes diverses - baisse des prix des produits, amélioration du niveau de vie - et faisant remonter une fracture sociale.
À mesure que le boycott gagne du terrain, l’horizon d’attente des boycotteurs s'accroît. Les réponses des entreprises concernées, qui ont multiplié publicités, promotions et communiqués, ont échoué à le ralentir à défaut de l’éteindre.
L’une des causes de cet échec réside dans le fait que le boycott s’est en quelque sorte profondément politisé : il n’oppose pas seulement trois entreprises privées à leurs consommateurs, mais aussi un État à ses citoyens. Les causes de ce glissement sont à chercher aussi bien dans le discours mobilisé par certaines des entreprises ciblées – le directeur achat et amont laitier de Centrale laitière est allé jusqu’à affirmer que « boycotter ces produits est une trahison à la patrie » – que dans sa prise en charge par le gouvernement, qui a pris la défense des trois entreprises.
Le boycott n’a donc pas vraiment changé de cibles – il concerne toujours trois entreprises – ni d’objectifs – une baisse des prix du lait, de l’eau minérale et du carburant – mais de nature : à partir du moment où le gouvernement est intervenu, il s’est transformé en vaste mouvement de désobéissance, dont le moteur est l’inquiétant désaveu de l’État marocain et l’érosion de la confiance des citoyens envers leurs institutions. Les revendications des boycotteurs ont, ce faisant, été réaffectées au gouvernement.
En créant une commission chargée d’examiner la cherté de la vie, le gouvernement réagit à cette protestation comme aux précédentes : en mettant en place un dispositif dont le rôle est essentiellement dérivatif.
Constante de la vie politique marocaine, la prolifération des dispositifs – souvent des commissions chargées d’examiner des problèmes urgents, sans pour autant aboutir à des résultats – s’est accentuée depuis la nomination de Saâdeddine el-Othmani à la tête du gouvernement. Elle participe d’une modalité d’exercice du pouvoir, qui est celle de « l’attente comme mode de gouvernement », pour reprendre la formule du politiste tunisien Hamza Meddeb.
Le gouvernement a réagi à cette protestation comme aux précédentes : en mettant en place un dispositif dont le rôle est essentiellement dérivatif
Cette modalité d’action passe, comme il le relève, « par la mise en place, parfois proliférante, de dispositifs qui, in fine, n’ouvrent pas la voie à des arbitrages, à de véritables choix, encore moins à de nouveaux horizons ou de nouvelles visions de développement, tout en jouant, voire en abusant de la rhétorique du changement et de la transformation ».
« Ce sont des actions compensatoires, des mécanismes de temporisation, des mesures d’urgence, le renouvellement sans fin de dispositifs temporaires » qui contribuent ainsi à reléguer « la revendication dans les limbes décisionnels ».
Si en Tunisie, ce mode d’action est avant tout révélateur de la disjonction entre urgence de la situation sociale et priorités politiques, il renvoie également, dans le cas marocain, à l’incapacité du gouvernement à articuler des réponses de fond aux problèmes dont il est saisi. Ce dernier préfère donc temporiser en espérant que les insatisfactions s’étiolent. Car l’essentiel des pouvoirs réside entre les mains du roi.
Inertie du palais
Attendu sur le terrain des revendications liées à la vie chère, Mohammed VI réagira-t-il à ce boycott ? Il est possible qu’il se désintéresse d'une problématique qui relève, en théorie, du champ d'action d'un gouvernement en réalité délesté de toute capacité à satisfaire aux demandes qui lui sont adressées.
Au cas où il interagirait avec les demandes de la rue, quelles réponses mobiliserait le souverain pour venir à bout de la contestation ? Car s'il s'agit d'« attendre la Fête trône [le 30 juillet] pour qu'il nous dise que ce qui vous réjouit me réjouit, et ce qui vous déplaît me déplaît, ce ne sera pas suffisant », prédit un commentaire lapidaire sur une page Facebook officieuse qui publie régulièrement les actualités de Mohammed VI.
En une phrase, deux aspects problématiques du comportement politique du monarque sont posés : le premier est celui de la temporalité de ses réponses. En intervenant souvent des mois plus tard, selon un échéancier de discours prononcés à dates fixes, le roi fait un double usage du temps politique : comme ressource – il s'agit d'attendre l'épuisement de la protestation – et comme apanage d'une prééminence qu'il lui faut constamment réaffirmer – il s'agit, en somme, d'imposer le temps monarchique comme temps de référence, et d’attester sa primauté sur le temps social.
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Le contrecoup d'une telle démarche est une réactivité moindre aux demandes de la rue. Les interventions tardives de Mohammed VI alimentent d'ailleurs tout discours, désormais commun, sur l'indifférence d'un roi éloigné de son peuple, insensible à ses clameurs et peu compréhensif envers ses urgences.
Le deuxième aspect se rapporte à l'usage que fait le roi des revendications. Il est fréquent que Mohammed VI s'approprie les demandes de la rue et les reformule dans une tonalité plus policée, plus consensuelle et moins politisée.
Ainsi, le roi situe ses actions dans un calendrier de réformes qui lui est propre, ce dernier ayant peut-être été accéléré par la protestation mais pas impulsé par elle
Quand il y apporte des réponses, celles-ci ne sont pas singularisées : elles interviennent plutôt dans le cadre d'actions globales, préférentiellement destinées à tous les Marocains.
Ainsi, le roi cherche à diluer la revendication dans ce cadre, et situe ses actions non comme réponse aux demandes des mouvements sociaux, mais dans un calendrier de réformes qui lui est propre, ce dernier ayant peut-être été accéléré par la protestation mais pas impulsé par elle. En somme, il cherche ainsi à montrer que son comportement politique n'est pas amarré aux pressions de la rue.
Mais ces réponses peinent désormais à convaincre : d'une part, il s'agit généralement de projets sur le long terme, et ceux-ci restent souvent inachevés et inaccomplis. Tout le contraire d'une réponse célère qui pourrait calmer la protestation. D'autre part, parce qu'elles souffrent des contradictions et des incohérences de la gestion répressive des mouvements sociaux par Mohammed VI : il accède aux demandes des protestants tout en emprisonnant des manifestants. Quelle logique peut-on trouver à cela ?
Continuité du hirak
Quels que soient les calculs qui ont motivé la répression du hirak du Rif et celui de Jerada, ils se sont révélés inconséquents : ces mouvements sociaux ne se sont pas éteints avec l'arrestation de leurs leaders.
Ils sont entrés en phase de latence et revivent grâce au boycott. Leurs réseaux sont, pour une large part, restés indemnes. Ainsi en est-il des inégalités qui les ont engendrés : elles ont persisté.
Les réseaux des hiraks sont désormais pleinement engagés pour la réussite du boycott : des pages Facebook pro-hirak mobilisent dans ce sens, avec un discours parfois radical dont l'audience – des milliers de partages pour certaines publications – et le degré d'adhésion qu'il rencontre doivent interroger.
Les mouvements sociaux ne se sont pas éteints avec l'arrestation de leurs leaders, ils sont entrés en phase de latence et revivent grâce au boycott
Ce qui relie le boycott aux hiraks ne se limite pas à un air de parenté entre les revendications et les griefs – dont une méfiance envers le champ politique qui dimensionne l’identité même des deux mouvements. La succession de ces mouvements est à saisir comme enchaînement.
Le boycott assure en quelque sorte la continuité des mobilisations précédentes. Par leur durée et leur ampleur, les mouvements sociaux du Rif et de Jerada ont instruit une mise en crise du modèle politique, économique et social du Maroc. Dit vitement, ils ont procédé par une production graduelle de ruptures, en mettant à nu dysfonctionnements, errements et problèmes dans le fonctionnement du pays.
Le boycott reprend une partie des demandes des hiraks, intègre des discours et des revendications hétérogènes, reformulées selon des dénominateurs commun – et donc susceptibles de susciter une adhésion de différentes franges de la société – qui s’emboîtent les unes aux autres.
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Le boycott pose aussi les jalons de mobilisations futures : un épisode protestataire marque durablement ceux qui y participent.
En agglomérant des groupes sociaux atomisés – certains autrefois peu enclins à s'engager dans une action collective – autour d'une revendication commune, le mouvement de boycott participe autant à la ramification (généralisation ?) d'un sentiment de ras-le-bol qu'à la mise en place d'une expérience-socle : cette expérience pourrait constituer l'assise de mobilisations à venir, car elle aura façonné et posé les bases d'une action collective contre des inégalités dénoncées par une grande partie des citoyens. Il s’agit aussi d’une cause construite comme légitime dans l’espace public.
En somme, le boycott et les mobilisations au Rif et à Jerada assurent, via un jeu de résonances, une actualisation des demandes sociales, une régénération de la mobilisation. Ils ont créé une dynamique sociale à laquelle l’État marocain a jusqu’à présent échoué à répondre.
Libération des détenus politiques
Une autre preuve de cet échec se joue à dates fixes devant le tribunal de Casablanca. En optant pour la répression, le palais a-t-il cru que cela suffirait pour éteindre la contestation ? Il n’a, à vrai dire, que contribué à la mettre en sourdine, favorisant son développement souterrain.
Au moment où le procès des détenus du hirak approche de sa fin, les espoirs des activistes du mouvement s'amenuisent à mesure que se succèdent les audiences, avec une régularité laissant présager une issue prochaine. Vu les chefs d'inculpation retenus contre eux, les peines qui pourraient être prononcées à leur encontre risquent d'être lourdes.
Quelle issue pour cette crise après un an d'un procès funambulesque ? Mené jusqu'au bout, personne n’en sortira gagnant.
L'État marocain, impopulaire – toujours capable de punir l'action collective sur la base de chefs d'accusation disproportionnés et faramineux. La justice, peu indépendante – même à supposer qu'elle n'ait pas reçu d'instructions, elle ferait dans l'excès de zèle. La police, répressive et impunie – arrestations arbitraires, mauvais traitements rapportés par des détenus : tout est passé à la trappe. En gros, mené jusqu'au bout, ce procès montrerait que rien ne change et que rien n'est susceptible de changer au Maroc.
Une seule sortie honorable se profile : la libération des détenus politiques.
Au moment où les Marocains n'hésitent plus à exprimer leur ras-le-bol via différentes formes d'actions collectives, et où Mohammed VI semble lui-même avoir atteint un certain degré d'impopularité, gracier les détenus du Hirak aiderait à décompacter la colère populaire qui monte, et à alléger la lourde ambiance qui règne au Maroc. Ce serait un gage de confiance, et un point de départ d’une nouvelle dynamique.
- Reda Zaireg est un journaliste indépendant marocain. Après avoir travaillé pour l'hebdomadaire francophone TelQuel, il a rejoint la rédaction du journal en ligne marocain Medias24.com, puis le Huffington Post Maroc en tant que journaliste politique. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @RZaireg.
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Photo : attendu sur le terrain des revendications liées à la vie chère, Mohammed VI réagira-t-il au boycott ? (AFP).
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