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Dans la tête de Sissi : paranoïa, narcissisme et folie des grandeurs

À tout le moins, le président Abdel Fattah al-Sissi, en Égypte, semble bien mal préparé à remplir toutes les exigences de la présidence

« Monsieur Sissi ne fait qu’empirer les choses, a écrit au début du mois le magazine The Economist, vénérable institution britannique, connue pour son sens de la diplomatie. Mais point de diplomatie ici : l’important en la matière, c’est plutôt d’être précis et de comprendre la mentalité de Sissi.

En politique, il n'est pas question d’ennemis ou d’amis, mais de savoir qui contribue aux objectifs de la nation – ou non. Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a été porté au pouvoir en distillant la haine et la peur, et la liste de ses faiblesses fait pâlir ses quelques mérites.

Pour comprendre ce qui afflige l’Égypte, jadis superpuissance politique régionale, il convient de déconstruire le cœur du maelström. Peler l'oignon Sissi n’est pas un luxe mais une nécessité.

Sans prétendre à la prouesse psychiatrique, les actes de Sissi sont faciles à déchiffrer par tout observateur attentif. Il est indispensable de s’adonner à une dissection raisonnée, factuelle, tant psychologique que politique, et la meilleure façon de commencer sera d’analyser les caractéristiques de rigueur du plus haut responsable de la nation.

Sissi (au milieu, en costume) avec le général-colonel Sedki Sobhi (à sa droite), ministre de la Défense (AFP)

C’est comme pour les Lego. Enfants, beaucoup d'entre nous ont joué avec les petites briques en plastique de ce jeu de construction, appelé Mi'amari (architecte) en Égypte, qui a enflammé l’imagination de millions d'enfants dans le monde entier. Le Lego affûte des compétences importantes : le sens de l’organisation, de la hiérarchisation ainsi que la capacité de prévoir et d’établir des liens entre les objets.

Après deux années de mauvaise gouvernance, Sissi a démontré son incapacité à discerner et à relier les briques du Lego politique, économique et social : le roi est nu. S'il n’est même pas capable de maîtriser des Lego, comment s’attendre à ce qu’il ait la moindre chance de gagner la partie d'échecs la plus ardue, celle du leadership national, régional et international ?

Sissi, un homme qui a dirigé le renseignement militaire égyptien avant de devenir ministre de la Défense en 2012 est – en théorie –bien placé pour diriger, vu ses quarante ans d’expérience militaire.

Une si longue expérience aurait dû inciter le président à s’entourer de conseillers chevronnés. Des conseillers d’autant plus indispensables qu'il s’agit d’assurer une transition aussi radicale que de passer de l’armée à la politique. Pourtant, le chef égyptien a affiché un égocentrisme et un manque d’expérience aussi inépuisables l’un que l’autre, préférant nommer au gouvernement des bureaucrates médaillés dont la principale qualité est d’exceller dans leur capacité à répondre « oui ».

Dieu, un médecin – et Adèle

Pour assimiler pleinement la personnalité de Sissi, il faut prendre en compte la logique militaire. Avec à son actif quatre décennies au service de l’armée, Sissi n’a qu’une culture : les ordres – donnés ou reçus.

Discuter est exclu de la philosophie militaire. Le malheur, c’est que cela ne l’a pas préparé à être chef car ce principe va à l’encontre de la notion d'un pouvoir exécutif s’appuyant sur le débat et les conseils.

Menacé d’autodestruction, Sissi se prend pour un envoyé de Dieu, écouté attentivement par « les dirigeants du monde entier, les experts des agences de renseignement, les hommes politiques, les journalistes, et les plus grands des philosophes ». Or, l’Histoire nous apprend que se croire investi d’un droit divin n’aide pas à être un meilleur dirigeant.

Ce chef de l’État en a la conviction : « Dieu m’a placé sur terre pour être le médecin qui pose le bon diagnostic ». Si Sissi s’imagine le supérieur des dirigeants du monde et des philosophes, pouvez-vous imaginer alors combien il se sent supérieur à l'Égyptien moyen ?

Sissi est intimement persuadé qu’il est Adèle « en train de mettre le feu à la pluie » ; le seul problème c’est qu’il n'y a pas de pluie et que c’est lui que le feu immole.

Le facteur imprévisible qui pourrait sceller le sort de Sissi

Traditionnellement, les autocrates égyptiens ont compté sur deux remparts majeurs pour isoler leur présidence et la mettre en sécurité : la police et l'armée. Ce président a gagné l'allégeance de la police en lui laissant carte blanche pour abuser de ses pouvoirs, et en augmentant les salaires.

Il y a quatre mois,  les gros titres ont montré Sissi applaudissant les forces de sécurité qui venaient de tirer dans le tas et laisser sur le carreau un vendeur de rue, tué à cause du prix d'une tasse de thé. Ses louanges sont venues peu de temps après le meurtre brutal du doctorant italien Giulio Regeni. La police avait été accusée de l'avoir torturé à mort.

La police en Égypte a été critiquée pour ses méthodes musclées (AFP)

La police égyptienne continue d'user de la force dans des proportions inqualifiables quand elle malmène la populace, et l’État s’est servi d’elle le 25 avril comme d’un marteau pour réprimer les manifestations ; tout cela rend Sissi vulnérable plutôt que bien protégé.

Pourtant, contrairement à l’avis de nombreux analystes, Sissi n'a pas connu le même succès dans la gestion de ses relations avec l'armée. Autant Sissi était un mystère quand il dirigeait le ministère de la Défense, autant le général-colonel Sedki Sobhi, son remplaçant, est tout aussi indéfinissable.

Mais ce qu’on sait sur ce joker insaisissable pourrait s’avérer fatal pour Sissi. Sobhi est un homme puissant, une menace à deux titres : il est à la fois ministre de la Défense et chef du Conseil suprême des forces armées. Tout aussi important : il a su se rendre très cher au cœur de ses troupes et c’est un institutionnaliste, convaincu que « Sissi a fait de l’Armée, en tant qu’institution, une complice de son coup de force personnel ».

Nombre d’observateurs ont affirmé que Sissi présente des signes conséquents de paranoïa, car il ne cesse d’évoquer « des forces diaboliques » tapies, à l’affût, tant à l'intérieur qu’à l’extérieur de l'Égypte. En ce qui concerne l'armée, ces craintes risquent d’être tout à fait fondées.

Sissi faisait lui-même partie de l'appareil qui a renversé Hosni Moubarak, un de ses propres enfants. Sissi sait compter jusqu’à deux et il craint sans doute de connaître la même fin prématurée.

Si on envisage l’approche politique déconstructive des mathématiques, l'histoire est presque toujours notre meilleur guide. En doutez-vous ? Regardez simplement en arrière, dans les années 1950, le tandem Naguib-Nasser. Tout peut arriver, et ce ne serait pas la première fois. Les luttes intestines ne sont pas l'exception. Elles sont comme un éléphant militaire dans un magasin de porcelaine politique. En réagissant aux agressions de ses ennemis, réels et imaginaires, le dictateur court à son propre échec.

Où est passé l’argent ?

Un implacable et profond manque de confiance en lui oblige Sissi à surcompenser auprès du public. Il affiche donc une arrogance qui l’a conduit à lancer des projets destinés à laisser sa marque dans l’Histoire : entre autres, la construction d’un million d’appartements et d’une nouvelle capitale. Stratégie, organisation et souci du détail sont les maîtres-mots des dirigeants – du moins en théorie.

Cependant, dans le cas de Sissi, réalité et théorie divergent. Depuis qu'il a pris ses fonctions il y a 27 mois, Sissi a reçu, pour maintenir à flot son régime, 17 milliards de dollars, dont la plupart fournis par des alliés du Golfe comme l'Arabie saoudite, les Émirats et le Koweït.

Le Président Sissi inspecte la modernisation du canal de Suez (AFP)

Malheureusement, avec un œil fixé sur son legs au pays et l’autre rivé sur ses ennemis, il n’a accordé qu’un minimum d’attention à l'économie. Notre Marie-Antoinette égyptienne n'a pas intégré que les gens se posent une question essentielle : où est passé l'argent ?

La semaine dernière, après la volée de bois vert infligée par The Economist, Sissi a été fustigé par un autre géant des questions économiques : Bloomberg, qui ne mâche pas ses mots : « Si l’économie est défaillante, c’est la faute de Sissi », a déclaré le groupe financier américain, affirmant sans ambages que le prêt de 12 milliards de dollars prévu par le FMI « reviendra sans doute à jeter de l’argent par les fenêtres ».

Comme si elle avait décidé de donner raison à ces puissants détracteurs, l'Égypte ne s’est pas contentée d’acheter des chasseurs Mistral français, à un prix exorbitant, mais l'a fait au moment précis où son président appelait à des mesures d'austérité nationales.

C’est pourquoi personne ne devrait s’étonner quand Bloomberg accuse : « On peut faire porter à Sissi presque toute la responsabilité directe de cette dramatique situation car il a dilapidé les enveloppes financières précédentes sur des projets faramineux d’un intérêt douteux ».

Ces projets gigantesques, dont le nouveau canal de Suez, ont été réalisés pratiquement en pure perte, l’État n’ayant encaissé que peu de devises étrangères – aucune serait plus exact. Voici la question que tout le monde se pose désormais : qu'est-ce que tout cela a à voir avec la psyché d'un homme qui se prend pour un intellectuel de haut-vol ? Indiscutablement, il enrage, et sa tribu de béni-oui-oui entonne en chœur : « Conspiration étrangère ! »

Dans une logique catastrophique, cela nourrit le théoricien du complot qui vit en lui. C’est un cercle vicieux vers l’échec, autonome, qui se nourrit de lui-même, et qui déclenche un complexe intérieur d'infériorité qui, à son tour, engendre toujours plus d’initiatives monumentales destinées à impressionner la galerie mais qui sapent davantage sa crédibilité.

Cette insistance à glorifier des réalisations qui n’existent pas, si ce n’est dans l'esprit du président, démontre que cette chimère opiniâtre est au cœur de la crise égyptienne.

Où l'état d’un esprit est une question de sécurité nationale

Les relations se fondent sur la confiance. Sissi, lui, dispense à son public de la fausse monnaie, à grand renfort de discours faciles à comprendre, étayés par un langage corporel très maîtrisé et impressionnant. Trop de ses discours ont été marqués par des rires hystériques et des accès de violente colère.

Incontestablement, les discours ne font pas émerger ni sombrer les nations, mais la rhétorique de Sissi, semblable à un barrissement, fait la promotion de tout ce qu’il ne faudrait pas. Plutôt que de conclure ses discours de son infâme Tahya Masr (Vive l'Égypte), il devrait surtout, par ses actes, assurer un avenir à sa nation.

Or, Sissi ne poursuit qu’un objectif : sa propre survie. Il y a une dizaine d’années, pendant que Sissi préparait son masters aux États-Unis, l’un de ses professeurs a remarqué avec perspicacité que cet étudiant parlait avec « grand cynisme de toutes ces aspirations à faire advenir la démocratie ». Et il a eu le culot de répéter encore et encore, « N’écoutez personne, sauf moi ! ». De nombreux Égyptiens ont obéi ; ils n’ont pas prêté attention aux avertissements de ce professeur, et la nation en fait maintenant les frais.

Si au lieu d’assumer ses responsabilités, « l’économie de guerre, le terrorisme et la corruption » (comme cela a été le cas dans un discours récent), sont utilisés comme des alibis prêts à l’emploi, sa relation avec les citoyens sombrera d’autant plus dans le discrédit. Les chiffres le confirment : en deux mois, le soutien en faveur de la réélection de Sissi a enregistré une baisse significative, passant de 81 % à 66 % en août.

La stabilité nationale relève du domaine privé pour le citoyen lambda, mais il en va tout autrement pour celui qui est à la tête de l'État, dont l’état d’esprit est affaire de sécurité nationale. À tout le moins, Sissi semble bien mal préparé à répondre à toutes les exigences de la présidence.

Pour dire les choses encore plus crûment, la salade de Sissi ne contient aucun légume, seuls les fruits empoisonnés de la paranoïa, du narcissisme, de la folie des grandeurs et de la dissonance cognitive.

- Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter @Cairo67Unedited.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : image créée par le personnel de MEE.     

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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