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Dans l'Union européenne, rien ne tue moins que le terrorisme

Le dernier rapport d’Europol, qui recense les cas de terrorisme dans l’Union européenne, est riche d’enseignements et appelle la France à une profonde remise en question, que les politiques n’ont pour l’instant pas entamée

Publié fin juillet, le dernier rapport annuel « Situation & Trend » d’Europol pour l’année 2015 couvre, comme les précédents, la totalité des cas de terrorisme (toutes variétés confondues) dans les 28 pays de l’Union européenne. 

Il constitue un précieux document de par son exhaustivité et sa nature factuelle, aux antipodes du traitement intégralement politisé et des instrumentalisations de toutes sortes (idéologiques, racistes, islamophobes ou électoralistes) dont la question du terrorisme fait aujourd’hui l’objet.

Un rapport attendu, dans un contexte politique qui dérive

On l’attendait avec impatience du fait des attentats contre Charlie Hebdo et ceux du 13 Novembre (suivis cette année par ceux perpétrés à Molenbeek, Nice et Saint-Étienne-du-Rouvray), dont les conséquences politiques et sociétales se sont avérées dramatiques, du moins en France : 

- l’instauration depuis novembre 2015 d’un état d’urgence qui se prolongera jusqu’à février 2017 au moins ;

- une expansion prodigieuse des pouvoirs exécutifs et administratifs concomitante d’une érosion alarmante de l’équilibre des pouvoirs, socle de notre régime démocratique ;

- de plus en plus, un État policier et des mesures de surveillance véritablement orwelliennes ;

- un militarisme accru, couplé à l’exacerbation du nationalisme dans ses formes et postures les plus creuses (par exemple, chanter la Marseillaise à l’école) ;

- des bombardements décuplés en Irak et en Syrie, où des centaines de civils sont tués par nos propres bombes, sans jamais que l’on s’interroge sur les contrecoups de ces événements ; 

- un engloutissement de sommes vertigineuses dans les appareils sécuritaires alors que chacun s’accorde à reconnaître que, par exemple, le déploiement de 10 000 soldats dans les lieux publics ne sert à rien (il n’a sûrement pas empêché l’attaque de Nice) ;

- des dérives, partout, vers l’autoritarisme ;

- et bien évidemment, une escalade dans l’amalgame et la diabolisation des musulmans en France, avec, comme dernier avatar, cette abjecte campagne de harcèlement contre les femmes en burkini.

Ces quelques femmes qui ne demandaient rien de plus que de pouvoir se baigner en famille avec le vêtement de bain qui leur convient (quel crime abominable) se retrouvent ouvertement dépeintes par nos médias et politiciens comme de dangereuses « islamistes politiques » testant et « provoquant » la France pour mieux nous « imposer la charia », leurs simples tenues de bain devenant soudain des « étendards de l’islamisation de l’Europe » et des « attaques contre la République ». 

Fantasmes d’esprits malades à la Renaud Camus et ses hallucinations de « grand remplacement », assortis à de vils calculs électoralistes de l’opposition en vue des prochaines élections.

Observant tout cela dans un mélange d’effarement et de moquerie, le reste du monde se demande vraiment aujourd’hui si la France n’est pas devenue folle (ou simplement stupide), ou si c’est à dessein qu’elle ne cesse de provoquer ainsi ses musulmans. Simples hijabs, voiles intégraux, mamans voilées en accompagnements scolaires, menus halal alternatifs dans les écoles, abattage rituels, fermetures de mosquées dites « salafistes » (déjà vingt) sans autres motifs qu’elles seraient « radicales », burkini, etc. Tout y passe.

Ces tendances liberticides - dérives autocratiques et politiques délétères pour notre démocratie -, nous les devons non pas tant aux attentats eux-mêmes qu’à la façon dont la France (son gouvernement, ses castes politiques et médiatiques, ses sous-intellectuels réactionnaires, une grande partie de sa population) sombre devant ces violences, tout comme les Américains avaient sombré après le 11 septembre 2001 dans des politiques iniques et, au final, destructrices pour leur propre pays, ce que personne ne peut aujourd’hui nier.

Et pourtant, malgré le terrible exemple américain, la France répète aujourd’hui ces tragiques erreurs. Dans ce contexte, ce rapport Europol peut nous aider à recadrer et remettre les choses en perspective. Il présente des faits et des données capables de nous libérer de cette hystérie collective vis-à-vis de « l’islamisme », de cette psychose du « djihadisme » et de cette phobie du « terrorisme » qu’à la fois Daech et nos gouvernements, chacun à leur façon, s’efforcent de répandre.

Le terrorisme, une menace mineure sur la vie humaine

Quels sont donc les grands enseignements de ce rapport ?

D’abord, contrairement à l’hystérie ambiante sur la question du terrorisme—que nos classes dirigeantes, soit par paranoïa soit plus prosaïquement par calculs, s’acharnent à nous présenter comme une menace colossale de type existentiel—, il confirme que rien, aucune cause de mortalité qu’elle soit interne et naturelle (maladies) ou externe et violente (accidents, homicides, etc.) ne tue moins dans nos sociétés que le terrorisme.

En effet, le nombre total de morts par terrorisme en 2015 a été de 151. 151 morts donc, sur les 28 pays de l’Union européenne et une population de 510 millions d’habitants.

Essayez de trouver une cause de mortalité qui tue aussi peu que cela, vous n’y parviendrez pas. Même la grippe ou les piqûres d’abeilles tuent plus ! Et encore faut-il considérer que, comme on n’a cessé de l’entendre, l’année 2015 fut une année particulièrement noire et atypique. Le terrorisme en général – et le « djihadisme » a fortiori – tue en général beaucoup moins que cela, comme le prouvent les rapports précédents.

Ainsi, en 2014, seules quatre personnes dans toute l’Union européenne sont mortes de terrorisme. En 2013, sept.  En 2012, dix-sept (dont les victimes de Mohammed Merah). En 2011, soixante-dix-neuf (à deux exceptions près, toutes tuées sauf deux en une seule attaque par le terroriste chrétien suprématiste Anders Breivik, à Oslo). En 2010, aucune victime. On le voit, même dans les années noires et en période de risque intensifié comme 2014-2016, ce fléau reste bien le moins dangereux qui soit pour nos vies.

La France, une exception

Fait encore plus intéressant (mais fort inquiétant pour notre pays), la quasi totalité de ces 151 victimes sont survenues en France, 148 pour être exact, dans les deux attaques, celle contre Charlie Hebdo et celle du 13 novembre (auxquelles il faut ajouter le meurtre de ce patron d’usine par un employé apparemment inspiré par Daech). link

Les 27 autres pays de l’UE n’ont donc, quant à eux, souffert quasiment d’aucune perte en vies humaines, même pendant cette année de risque grandement élevé du fait de la création du groupe État islamique, de son efficace propagande, et de son attaque quasi immédiate par la coalition Obama.

Le fait que la France concentre à elle seule la quasi-totalité de tous les morts européens du terrorisme – et qu’elle est à l’évidence depuis déjà un moment devenue la cible numéro un de Daech – devrait immédiatement provoquer un débat national sans complaisance ni narcissisme béat.

Mais il n’y a hélas aucune chance pour que la France fasse ce travail consistant, par exemple, à prendre sérieusement en compte des travaux comme ceux de l’éminent chercheur américain William McCants, qui a récemment mis en évidence la corrélation (probablement causative) entre le développement du djihadisme en France et la forme de laïcisme de plus en plus agressive envers les musulmans qui y règne. 

Une population endoctrinée, un pays perdu dans ses fausses certitudes

Conditionnés et endoctrinés depuis des années par les politiques de la peur des quinquennats Sarkozy et Hollande, déstructurés et hystérisés par la succession sans fin des faux débats et faux problèmes depuis les hijabs de trois petites écolières en 1989 lien jusqu’aux burkinis aujourd’hui, les Français réalisent-ils seulement qu’en Allemagne, pourtant pays voisin membre de l’Union européenne, de l’OTAN, et proche de la France, ce « terrorisme islamiste » avec lequel on les maintient obsédés jour et nuit n’a à ce jour tué… personne ? Le nombre de victimes du terrorisme type djihadiste y est en effet de zéro, malgré quelques attentats artisanaux de petite échelle (cette adolescente qui avait tenté de poignarder un policier, etc.), tous ratés et commis par des individus isolés.

Le bilan de ce rapport Europol – la triste contre-performance française qui en ressort et fait désormais de notre pays une exception occidentale – devrait susciter une interrogation sans concessions sur les facteurs qui ont conduit la France à se retrouver ennemi public numéro un de groupes comme Daech, et sur les changements radicaux de politiques étrangères et intérieures qui pourraient faire redescendre le risque au niveau, par exemple, de ce qu’il est en Allemagne, en Italie ou au Canada.

Au mieux, la remise en question se limitera à quelques voix courageuses, fortes mais terriblement isolées comme celle de François Burgat et Dominique de Villepin, qui prêchent (malheureusement dans le désert) pour une révision fondamentale de nos rapports avec les sociétés du Moyen-Orient et de notre politique étrangère dans la zone Moyen-Orient Afrique du Nord, à commencer par le virage militariste inquiétant, dans le sillage des néo-conservateurs américains, que la France a amorcé depuis Sarkozy.

Ainsi poursuivra-t-on aveuglément notre route vers la « démocrature », un État policier et une société de la surveillance à la Orwell—avec une population maintenue dans l’angoisse permanente d’un danger pourtant minime, et soumise à une insensée propagande de guerre provenant à la fois de groupes comme Daech et de notre propre gouvernement.

Il ne faudra donc pas s’étonner si dans cinq ans, la France détient toujours, comme aujourd’hui, le record occidental des morts par terrorisme. Et pour améliorer la situation, en guise de solution, nos élus auront sans doute la riche idée de s’en prendre aux menus alternatifs des enfants musulmans dans les cantines scolaires, d’interdire le voile dans les universités ou les pantalons féminins dans les écoles. On imagine que cela arrangera grandement les choses dans le pays !

Comme on dit en anglais, the blind shall lead the blind.

 Alain Gabon est professeur des universités et maître de conférences en Études françaises aux États-Unis. Il dirige le programme de français de l’Université Wesleyenne de Virginie et est l’auteur de nombreuses conférences et articles sur la France contemporaine et l'islam en Europe et dans le monde pour des ouvrages et revues universitaires spécialisés, des think tanks comme la Cordoba Foundation en Grande-Bretagne, et des médias grands publics comme Saphirnews ou Les cahiers de l'Islam. Un essai intitulé « Radicalisation islamiste et menace djihadiste en Occident : le double mythe » sera publié dans quelques semaines par la Cordoba Foundation.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. Une version alternative de cet article a été publié sur le site SaphirNews.

Photo : la Promenade des Anglais, à Nice, parée de fleurs, après l’attaque du 14 juillet 2016 (AFP).

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