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« The day Haftar » : rivalités et ingérences dans le jeu de l’Est libyen

Les signes ne trompent plus : le retour du maréchal Khalifa Haftar sur la scène politique libyenne paraît définitivement compromis. Mais le remplacer n’est pas une mince affaire. La guerre pour la succession du maréchal a commencé, et avec elle, la prolongation des incertitudes libyennes

La nouvelle de l’hospitalisation en Jordanie du commandant suprême de l’Armée nationale libyenne (ANL), annoncée le 12 avril 2018, a laissé les observateurs sur leur faim. Quand exactement et pour quelle(s) raison(s) précise(s) le maréchal Khalifa Haftar a-t-il été hospitalisé ? Pourquoi a-t-il été ensuite transféré à Paris, si ce n’est du fait de la gravité de son état ? Qu’est-ce qui explique le fait que rien ne filtre à ce jour sur son état de santé effectif ?

Les figures de rhétorique employées par l’envoyé spécial de l’ONU pour la Libye ou par le ministre français de la Défense et visant à rassurer sur l’état de santé de Khalifa Haftar ont mené au bout du compte à l’effet inverse : l’hypothèse selon laquelle le maréchal souffrirait d’un grave problème de santé. Et partant, le fait qu’il ne faudrait pas s’attendre à son retour sur la scène libyenne.

On comprend les raisons pour lesquelles la France continuerait à entretenir l’opacité sur la condition de santé réelle de (l’ex ?) commandant en chef de l’ANL : [...] le doute permet, dans une certaine mesure, d’éviter l’emballement de la situation

On comprend les raisons pour lesquelles la France continuerait à entretenir l’opacité sur la condition de santé réelle de (l’ex ?) commandant en chef de l’ANL : tant qu’Haftar n’apparaîtra pas publiquement, en son et en image, le doute continuera à prévaloir quant à sa capacité à reprendre les rênes de l’Est libyen. Et ce doute permet, dans une certaine mesure, d’éviter l’emballement de la situation libyenne.

La tentative d’assassinat dont a été victime, mercredi 18 avril, le général Abderrazzak Nazouri, chef d’état-major de l’ANL et donc remplaçant par intérim de Khalifa Haftar, donne une idée de la tension et des risques potentiels qui prévalent à l’est de la Libye. Mais que l’on donne officiellement Haftar pour mort politiquement, et ce sera l’ouverture d’une ère potentiellement chargée de violences et de rivalités politiques poussées.

Silence et flou permettraient ainsi de contenir la situation libyenne.

Un enchevêtrement de défis

Preuve, entre autres, de la centralité de Khalifa Haftar, le fait que la Libye n’a pas manqué, tout au long de ces dernières années, de défis et d’enjeux dans lesquels il était directement impliqué.

Haftar a régné sans partage sur l’est de la Libye, et ce précisément depuis le lancement au printemps 2014 de l’opération Dignité – offensive qu’il a officiellement lancée pour mettre fin au « terrorisme et au radicalisme » dans le pays.

Les indications de terrain, en dépit du flou qui les accompagne, montrent déjà combien la situation est potentiellement créatrice de tensions

Dans les faits, la liste des ennemis à abattre de Haftar s’est avérée ample, s’étendant à grand nombre de ses ennemis politiques et stratégiques. Les Brigades de défense de Benghazi, la Garde des terminaux pétroliers représentée par Ibrahim Jadhran, ou encore Faraj Agueim, l’ancien détaché du ministère de l’Intérieur du Gouvernement d’entente nationale (GEN) que Khalifa Haftar fera arrêter et emprisonner en novembre 2017, termineront tous ennemis attitrés d’Haftar.

Aujourd’hui encore, c’est le Conseil de la Choura des moudjahidine de Derna (CSMD), formation islamiste concentrée à Derna, qui attend une invasion des forces de l’ANL qui se sont promis de les déloger de cette ville. Les plans en ce sens remontent à une volonté exprimée en son temps par Khalifa Haftar et que, selon des sources locales fiables, le général Abderrazak Nazouri a confirmée le 15 avril 2018, lors de son déplacement auprès de la salle d’opérations de la Brigade Omar Mokhtar, force chargée d’un raid anti-CSMD sur Derna.

Des combattants libyens loyaux à Khalifa Haftar se sont rassemblés près de Derna en amont d’une opération militaire visant à reprendre la ville au Conseil de la Choura des moudjahidine, le 14 avril 2018 (AFP)

Parallèlement à cela, les rivalités politiques incarnent aussi une importance non dissimulée. Les pôles importants du pouvoir politique avec lesquels Khalifa Haftar a dû composer ces dernières années sont au nombre de trois : Fayez el-Sarraj, chef du Conseil présidentiel libyen ; Abderrahmane Souihli, président du Haut Conseil d’État jusqu’à très peu ; et Aguila Saleh, président de la Chambre des représentants, le parlement élu en juin 2014 et considéré par les Occidentaux comme le parlement légitime de la Libye.

Or, Haftar finira par entretenir des liens tendus avec ces trois personnes. Cependant que ses tractations « pour la réconciliation » avec Sarraj patineront régulièrement, les premiers mois de l’année 2018 verront, officieusement, un accroissement des tensions avec Aguila Saleh. Souihli, pour sa part, accusera Haftar d’être derrière l’attentat qui visera son convoi en mars 2018.

Cette situation, combinée à un contexte dans lequel Haftar avait sous son contrôle deux armes majeures, l’une pétrolière, l’autre politique et militaire, fait que sa succession n’est pas une mince affaire. Les indications de terrain, en dépit du flou qui les accompagne, montrent d’ailleurs déjà combien la situation est potentiellement créatrice de tensions.

Ingérences et guerre de succession

Le fait pour Khalifa Haftar d’avoir bénéficié d’un soutien logistique et militaire considérable de la part de l’Égypte et des Émirats arabes unis (EAU) ne fait aucun doute aujourd’hui. Les suspicions quant à un soutien du même ordre dont il aurait bénéficié de la part de la France ou de la Russie sont pour leur part davantage sujettes à caution, faute de preuves tangibles.

L’Égypte et, surtout, les EAU sont clairement les faiseurs de rois de la situation prévalant dans l’Est libyen […] De concert, ils se seraient mis d’accord sur le nom de la personne qu’ils souhaiteraient voir succéder à Khalifa Haftar : le général Abdessalam Hassi

Mais l’Égypte et, surtout, les EAU sont clairement les faiseurs de rois de la situation prévalant dans l’Est libyen. On sait ainsi combien Le Caire a promu et organisé, au cours de ces deux dernières années, des réunions visant à unifier les institutions militaires libyennes.

Ces efforts ne se sont traduits par aucun succès, mais ils ne réunissaient pas moins des cadres militaires de très haut niveau. Confinées à des représentants de l’Est libyen dans un premier temps, les réunions du Caire intervenues ces derniers mois rassembleront des représentants militaires de haut rang originaires de plusieurs régions de la Libye, selon des sources proches du dossier.

Or, c’est du Caire que la succession à Khalifa Haftar semble avoir été lancée. Selon des sources diplomatiques bien informées basées en Égypte, dans les jours qui ont suivi l’officialisation de l’hospitalisation de Khalifa Haftar, une réunion de très haut niveau a eu lieu dans la capitale égyptienne. Deux très hauts responsables de l’armée égyptienne et un représentant très important des EAU y auraient participé. De concert, ceux-ci se seraient ainsi mis d’accord sur le nom de la personne qu’ils souhaiteraient voir succéder à Khalifa Haftar ; à savoir, le général Abdessalam Hassi.

À LIRE : Libye : les problèmes de santé de Haftar déclencheront-ils une nouvelle lutte pour le pouvoir ?

Hassi, militaire connu au sein de l’ANL, a beaucoup d’atouts en sa faveur. Figure de l’ANL dans la lutte contre nombre de formations radicales dont le groupe Ansar al-Charia, il comptera parmi les personnes à qui l’on devra la « libération de Benghazi » à l’été 2017. Proche des EAU, il trouve là un appui considérable à sa nomination.

Mais ce militaire réputé discret souffre aussi de certaines contraintes, dont un manque apparent de soutien populaire et la nature de son affiliation tribale. Les Hassi, auxquels il appartient, sont incontestablement une grande tribu libyenne ; mais ce prestige pourrait se heurter à de nombreuses rivalités et suspicions, dont celle des Farjani, tribu d’origine de Khalifa Haftar, qui verraient mal leur écartement symbolique de la scène politique.

Le général Abderrazzak Nazouri, remplaçant par intérim de Khalifa Haftar et rival d’Abdessalam Hassi, son successeur potentiel, a survécu à une tentative d’assassinat mercredi 18 avril à Benghazi (AFP)

Parmi les rivaux d’Abdessalam Hassi, on retrouve le nom d’Abderrazzaq Nazouri, chef d’état-major de l’ANL, dont il fut dit qu’il avait été confirmé comme remplaçant pour Haftar avant que Aguila Saleh ne vienne démentir cette information.

Numéro 2 de facto de l’ANL, bien plus connu et populaire que Hassi, Abderrazzaq Nazouri a aussi l’avantage d’être soutenu par les corps et bataillons principaux de l’ANL, dont les Forces spéciales que dirige le major-général Wanis Boukhamada.

Dans le même temps, Nazouri compte moins aux yeux de l’Égypte et, surtout, des EAU, dont il est moins proche ; cela rend le soutien à sa nomination difficile. Ce d’autant plus que d’aucuns semblent voir d’un très mauvais œil la possibilité pour Nazouri de prendre la succession de Haftar ; pour preuve, l’attentat qui l’a visé le 18 avril 2018.

Un avenir incertain ?

Les ombres de la scène libyenne ne pourront prévaloir ad vitam aeternam. Le pays dans son ensemble navigue dans des eaux extrêmement instables caractérisées par l’inflation et ses conséquences socioéconomiques, les différents tribaux, claniques et/ou ethniques tels ceux prévalant dans le Sud entre Toubous et Awlad Sulayman, les différends entre pôles à l’instar de Zentan et Misrata, la présence et l’action de puissantes milices armées, la mauvaise répartition des ressources, l’impact de la question des migrants, réfugiés et déplacés internes ou encore l’incertitude quant à l’organisation d’élections en 2018 encore.

Les soutiens extérieurs de Hassi iront-ils jusqu’à assouplir leur position et agir dans le sens d’un rapprochement des points de vue entre les autorités de l’Est, le Conseil présidentiel et le Haut Conseil d’État ? À ce stade, rien ne l’indique réellement. Et l’initiation sérieuse d’un règlement pour la crise libyenne s’en retrouve repoussée d’autant

Benghazi et une grande partie de l’Est donnaient jusqu’ici l’impression – plutôt erronée – d’être un îlot de stabilité en comparaison avec l’Ouest et le Sud du pays ; il devient dès lors impératif que le retrait de Khalifa Haftar du jeu politique ne le cède pas à un approfondissement des tensions. C’est ce qui rend d’autant plus crucial le remplacement du commandant suprême de l’ANL par une personne en mesure de garantir stabilité au niveau local, et réconciliation au niveau national.

Mais il n’est pas dit que la question est-libyenne sera pour autant réglée de sitôt. Après le « retrait » de Haftar, beaucoup d’yeux se sont tournés vers Aguila Saleh, chef d’une Chambre des représentants qui gagne maintenant un pouvoir accru du fait de son rôle législatif a priori incontournable dans la confirmation du successeur de Haftar.

Or, Aguila Saleh, apparemment introuvable actuellement, serait, selon les rumeurs relayées par des sources locales, aux EAU. Cette hypothèse, si confirmée, ferait écho à ce que l’on sait déjà – l’ascendant des Émiratis dans l’est libyen – mais aussi à ce dont on croit pouvoir se douter – la possible nomination d’Abdessalam Hassi pour succéder à Khalifa Haftar.

Dans cette éventualité, les soutiens extérieurs de Hassi iront-ils jusqu’à assouplir leur position et agir dans le sens d’un rapprochement des points de vue entre les autorités de l’Est, le Conseil présidentiel et le Haut Conseil d’État ? À ce stade, rien ne l’indique réellement. Et l’initiation sérieuse d’un règlement pour la crise libyenne s’en retrouve repoussée d’autant.

 Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique et de sécurité internationale à l’Université Saint Louis – Campus de Madrid. Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un jeune Libyen tient un portrait du général Khalifa Haftar lors de célébrations à Benghazi en octobre 2015 (AFP).

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