Des centaines d’Iraniens ont été tués en Syrie. Pourquoi Téhéran a-t-elle choisi de combattre ?
L’annonce faite en début de semaine par le responsable de la Fondation des martyrs d’Iran révélant que 2 100 combattants ont été tués en Syrie alors qu’ils « défendaient les lieux saints », a mis en lumière la dimension du sacrifice humain qu’a consenti l’Iran.
L’expression « défenseurs des lieux saints » (Modafeaaneh Haram), qui fait référence à la mosquée Sayidda Zaynab, située dans la banlieue sud de Damas, désigne officiellement les combattants iraniens ou parrainés par l’Iran en Syrie. Elle évoque un imaginaire et des sentiments d’ordre religieux (petite-fille du prophète Mohammed, Sayidda Zaynab est particulièrement vénérée par les musulmans chiites) qui confèrent une dimension idéologique à la participation militaire de l’Iran dans le conflit syrien.
Mohammad Ali Shahidi Mahallati, directeur de la Fondation des martyrs, n’a pas donné le détail des victimes selon leur nationalité. Il y a de nombreux combattants non-iraniens qui se battent sous commandement iranien en Syrie, mais selon les estimations les plus crédibles, au moins la moitié des 2 100 victimes seraient iraniennes. Et la grande majorité des victimes iraniennes seraient affiliées aux forces d’al-Qods, le corps expéditionnaire des Gardiens de la révolution islamique (CGRI).
Si ce chiffre relativement élevé de victimes peut susciter des interrogations sur le coût de l’intervention de l’armée iranienne dans le conflit, il ne bouleversera ou n’embarrassera nullement les responsables iraniens de la défense et de la sécurité nationale.
Il pourrait cependant alimenter un débat public sur les réels efforts consentis par les services diplomatiques du pays pour faire en sorte que ce sacrifice serve à bâtir la paix en Syrie.
Un nombre élevé de victimes
Compte tenu de l’ampleur des opérations iraniennes en Syrie, l’information révélée par Shahidi Mahallati n’est pas vraiment une surprise. Ce qui est étonnant, en tout cas pour les observateurs occidentaux, c’est le silence de l’opinion publique iranienne. On peut invoquer deux raisons à ce mutisme.
Tout d’abord, l’Iran a habilement orienté les informations sur un versant guerrier en usant de termes renforçant la dimension idéologique et le besoin de sécurité nationale pour présenter le conflit. Il est frappant de constater que l’expression « défenseurs des lieux saints » traduit cette assimilation, car elle fait référence au conflit à travers des termes religieux, en brandissant la menace physique qui pèse sur un lieu de pèlerinage emblématique chiite. Cette thèse est crédible si l’on considère les récentes actions perpétrées par les extrémistes, notamment l’explosion de la mosquée d’al-Askari à Samarra (en Irak) déclenchée en février 2006 par al-Qaïda en Irak (qui était là avant le groupe État islamique).
Ce discours s’inscrit dans la doctrine de la sécurité nationale de l’Iran qui consiste à éloigner les menaces, de préférence loin des frontières du pays. En effet, l’Iran sait bien que s’il ne combat pas les extrémistes en Syrie aujourd’hui, il devra les affronter demain à l’intérieur de ses frontières.
De plus, comme l’a expliqué le brigadier-général Hossein Salami, commandant en chef adjoint du CGRI, cette stratégie qui consiste à contenir les « extrémistes » en dehors des frontières du pays cadre avec l’objectif plus général de l’Iran visant à consolider un « axe de résistance », face à une offensive massive menée par les États-Unis et leurs alliés.
D’autre part, les efforts de guerre de l’Iran en Syrie sont extrêmement spécialisés et compartimentés, c’est pourquoi le pays ne fait pas appel à la population civile. La grande majorité des combattants – et par extension la majorité des victimes – sont issus des forces d’al-Qods du CGRI et, dans une moindre mesure, d’autres branches des Gardiens de la révolution.
Malgré l’image tapageuse que véhicule la part du volontariat dans l’effectif déployé et la sincérité du phénomène, il est essentiel de constater que cette catégorie de combattants est organisée, formée, déployée et dirigée par le CGRI.
La mobilisation des Afghans, notamment des ressortissants Afghans en Iran, partis combattre dans les zones de conflit en Syrie, est l’aspect qui a suscité le plus de controverses concernant le déploiement des effectifs iraniens. Il est fréquent que les principaux médias occidentaux dépeignent ce phénomène sous son plus mauvais jour, en mettant en valeur l’exploitation supposée par les autorités militaires iraniennes de résidents ou de réfugiés afghans à court d’argent ou exposés à d’autres types de précarités.
Cette généralisation grossière, bien que n’étant pas entièrement infondée, manque toutefois de recul face à la complexité de la situation. Par exemple, de nombreux Afghans croyants sont motivés pour se battre en Syrie par conviction idéologique et semblent satisfaits de combattre au péril de leur vie sous la bannière du CGRI. De son côté, ce groupe publie régulièrement de longues biographies de « martyrs » afghans volontaires, dans certains cas très jeunes, comme Hossein Dadnazari, âgé de 17 ans, tué à Alep l’été dernier.
La paix qui s’éloigne ?
L’Iran est persuadé que le pire des combats est derrière nous et que la République islamique déplorera beaucoup moins de morts dans les mois à venir. Cette vision est certainement l’une des raisons qui a poussé Mohammad Ali Shahidi Mahallati à publier le chiffre officiel des victimes. Il est vrai que l’aide apportée par l’Iran à l’armée syrienne et à ses alliés pour reprendre Alep en décembre dernier marquera certainement le paroxysme de leur intervention en Syrie.
Mais l’Iran apparaît plus que jamais disposé à consentir des sacrifices supplémentaires sur les champs de bataille syriens. Lorsqu’il s’est exprimé hier, le commandant en chef adjoint pugnace du CGRI, Hossein Salami, a promis de ne pas renier les engagements de l’Iran dans la région, d’autant plus que, selon Hossein Salami, le soleil se couche sur l’« empire » américain.
Cependant, derrière cette rhétorique stridente, se cache une profonde inquiétude concernant la poursuite du conflit syrien qui atteint ses limites. Cela en dit long sur les craintes les plus profondes de l’Iran qui redoute notamment que le degré de son engagement en Syrie, et le lourd tribut humain et financier qu’il a payé, ne soient pas à la hauteur des enjeux de paix.
En tant qu’observateur, l’Iran a pu voir la Russie, son allié supposé en Syrie, venir à bout d’une série d’accords tactiques et opérationnels avec la Turquie. Dans le contexte syrien, les actions menées au nord de la Syrie par la Turquie, adversaire de l’Iran, portent directement atteinte à la souveraineté de Damas et, par extension, nuisent aux intérêts de l’Iran. La situation est si grave que même les diplomates iraniens les plus expérimentés tirent le signal d’alarme sur l’attitude de plus en plus belliqueuse d’Ankara envers Téhéran.
Compte tenu de la confusion qui règne dans la diplomatie iranienne en Syrie, et notamment dans les initiatives de paix internationales à différents niveaux, un débat national sur l’issue du conflit souhaitée pourrait être véritablement bénéfique au pays. Jusqu’à présent, l’opinion publique iranienne n’a pas eu son mot à dire à propos du conflit. Il est temps que cela change.
- Mahan Abedin est un analyste spécialiste de la politique iranienne. Il dirige le groupe de recherche Dysart Consulting.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les victimes iraniennes semblent, en grande majorité, affiliées aux forces d’al-Qods, le corps expéditionnaire des Gardiens de la révolution islamique (AFP).
Traduit de l'anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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