Des « morceaux de bois » : la traite des esclaves, le Zong et la tragédie des migrants
Le timing de Katie Hopkins était mauvais. Deux jours avant que 700 autres hommes, femmes et enfants se soient noyés dans la Méditerranée suite à l'escalade de la crise des migrants, la polémiste crachant sa haine dans les tabloïds a décrit les victimes de cette catastrophe comme des « cafards ». Sa solution à l'afflux massif de personnes désespérées en provenance d'Afrique et du Moyen-Orient, pour échapper à la guerre, à la dictature et à la pauvreté, est simple : « envoyer les navires de combat, forcer les migrants à retourner vers leurs côtes et brûler les bateaux. »
Le point de vue d’Hopkins rassemble des légions de partisans à travers l'Union européenne, où les gouvernements, le Royaume-Uni en tête, ont suspendu l'an dernier le soutien apporté à l'opération de sauvetage Mare Nostrum, qui avait permis de sauver 170 000 vies. Mais la question morale consistant à savoir comment « nous », Européens, devons répondre à la crise des migrants, ne consiste pas uniquement à remettre immédiatement en place un programme de sauvetage pour arrêter ce massacre.
Pour répondre à ceux qui voient les migrants comme un fléau déshumanisé venus troubler notre idylle civilisée, nous devons nous tourner vers le système économique sous-jacent qui produit des populations « excédentaires », les utilise comme une main-d'œuvre peu onéreuse ou gratuite lorsque cela s'avère pratique, tout en refusant dans le même temps leur pleine humanité. Dans un monde en proie à la traite humaine et où les êtres humains excédentaires sont jetés par-dessus bord en haute mer, il semblerait que nous soyons revenus à la politique de la traite des esclaves du XVIIIe siècle.
Quand Luke Collingwood, le capitaine du Zong, un bateau négrier, est arrivé en Jamaïque en 1781 après une traversée de l'Atlantique éprouvante depuis l'Afrique avec une cargaison d'esclaves, il a déposé une demande d'indemnisation auprès de ses assureurs pour la perte de sa cargaison humaine de 132 esclaves. Pendant la traversée, il avait ordonné de jeter ces esclaves par-dessus bord en raison, affirmait-il, d'une pénurie d'eau pour les esclaves et l'équipage.
Les assureurs ont contesté la demande d'indemnisation et l'affaire a été portée devant la Haute Cour britannique. Les abolitionnistes Olaudah Equiano et Granville Sharp ont utilisé la mort des esclaves pour sensibiliser le public à la traite négrière et faire avancer la cause anti-esclavagiste. Sharp voulait que des accusations criminelles soient portées contre Collingwood et les propriétaires, en vain. Selon l'avocat général, le juge John Lee, c'était de la « folie » que de qualifier ces « hommes honorables » de meurtriers : « Les Noirs sont des marchandises et des biens [...] L'affaire serait la même si c'était du bois qui avait été jeté par-dessus bord. »
Libre-échange et esclavage
Au cours des siècles qui ont suivi, l'esclavage a été aboli dans le monde entier, mais le trafic d'êtres humains est resté aussi courant que jamais.
A cette époque, autant qu'à l’époque actuelle, un modèle de mondialisation a été façonné par les grandes puissances économiques du moment. Le triangle reliant le commerce des esclaves en tant que marchandises en Afrique, l'esclavage pour le profit dans les économies de plantations en Amérique et la consommation des nouveaux produits en Amérique du Nord et en Europe, était le modèle sur lequel était construit tout un système de prospérité (et de surexploitation).
Par la suite, des économistes tels qu'Adam Smith et Montesquieu prêchaient qu'un nouveau modèle de libre-échange permettrait à l'intérêt personnel éclairé d'apporter la prospérité universelle, éclipsant les anciens systèmes de pauvreté féodale, de commerce restreint et de monopole.
Comme Montesquieu l'a écrit dans De l'esprit des lois (1748) : « L’esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice exacte, opposé [...] au brigandage [...] L’esprit de commerce entraine avec soi celui de frugalité, d’économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre et de règle. Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu’il produit n’ont aucun mauvais effet. »
Il est remarquable de voir comment cette version légendaire du libre-échange a survécu jusqu'à ce jour, en dépit d'une réalité qui n'a rien à voir avec le modèle. Face à l'oligarchie et à la domination des entreprises des marchés mondiaux, la théorie de la concurrence a contribué à justifier des politiques soi-disant « de libre-échange » qui ont ouvert les régions et les pays, dont beaucoup d'anciennes colonies des puissances européennes, que les sociétés mondiales ont fini par capturer. Etayées par les « pactes de libre-échange » et les programmes d'ajustement structurel du FMI, elles sont capables de tirer des larges profits de ces « marchés émergents ».
En surface, il serait difficile de comparer le monde de 1780 (dans lequel les grandes puissances impériales, à savoir l'Angleterre, la France, l'Espagne et la Hollande, se découpaient le commerce mondial avec la force de persuasion vieux jeu que leur permettait une puissance navale écrasante) au monde actuel. En observant le désastre qui se joue aujourd'hui à quelques kilomètres des rives européennes, le rapport avec cette division historique n'est pas évident à première vue.
L'histoire de la dette selon David Graeber
Pour cela, nous devons nous tourner vers des théories alternatives à l'orthodoxie du libre marché, qui décrivent plus précisément un monde dans lequel des millions de personnes doivent échapper à la violence, à la tyrannie et à la misère en risquant la noyade dans la Méditerranée. David Graeber, l'anthropologue radical qui a inventé le terme d'« 1 % » au cours du mouvement de protestation Occupy en 2011, a déconstruit le mythe du commerce reposant sur le libre marché dans son ouvrage précurseur, Dette, 5 000 ans d'histoire.
En examinant les études pionnières sur les cultures tribales et l'émergence de l'économie monétaire primitive en Mésopotamie, David Graeber démontre que la dette et le crédit sont apparus avant la monnaie au cours de l'histoire. C'est l'inverse du récit donné dans les textes d'économie remontant à Adam Smith, qui, comme le montre Graeber, n'ont pas fourni la moindre preuve en faveur de la théorie de l'émergence de la monnaie et du commerce à partir du troc volontaire.
Derrière ce nouveau récit de l'émergence du « libre échange » se trouve le modèle extrême d'un endettement menant à l’esclavage des débiteurs, à la remise d'êtres humains aux mains des créanciers et à l'expansion du système de monnaie et de dette par le biais de guerres et de conquêtes. De ce « commerce » d'êtres humains qui n'ont pas payé leur dette a émergé le concept de la monnaie, la première unité monétaire étant l’être humain.
Selon Graeber, c'est à l'époque gréco-romaine que l'« économie du don » traditionnelle basée sur la subsistance de la communauté a été progressivement remplacée par le développement d'un « complexe militaire-monétaire-esclavagiste » en raison des guerres et de la prise de captifs en masse par les armées impériales de l'époque. L'obligation de verser des impôts dans la monnaie de ces empires (un peu comme si l'on remboursait un prêt du FMI en dollars) a contribué au développement de la dette et de l'esclavage.
Et donc, grâce à Graeber, nous pouvons commencer à comprendre comment un système impérial reposant sur les guerres et les pillages est intimement lié à l'émergence de l'économie monétaire commerciale. L'expropriation de terres et de ressources produit un nombre toujours croissant de personnes ayant perdu leurs moyens de subsistance traditionnels liés aux terres ancestrales, devenant ainsi des esclaves, ou, dans le langage moderne, des migrants démunis.
Le capitalisme du désastre
La traite atlantique des esclaves, un système de guerre et de pillage pour le profit, n'était que le revers de la nouvelle économie de libre-échange exaltée par Montesquieu et Smith. Au XXIe siècle, alors il n'y a plus de nouvelles frontières à conquérir pour les boucaniers et les pillards, il reste encore des Etats-nations qui attendent d'être démantelés pour générer des profits. Il pourrait sembler absurde de suggérer que tout dirigeant d'entreprise, politicien ou entrepreneur-aventurier moderne est appelé à penser que commencer une guerre ou renverser une dictature rigoureusement dirigée pourraient engendrer de nouvelles sources de profits. Mais c'est Marx qui, de façon mémorable, écrivait que « le capitaliste pataugera dans le sang jusqu'aux genoux pour un profit de 300 % ».
Depuis la fin de la guerre froide, nous avons assisté à un processus violent de déstabilisation prenant des formes diverses et variées, des invasions aux sanctions, en passant par le financement de groupes d'opposition rebelles, un processus qui a conduit à des guerres et des bouleversements qui ont semé le chaos en Afrique et au Moyen-Orient. Alors que ce sont des événements catastrophiques pour les personnes qui les subissent, pour certains (les fabricants d'armes, les conseillers en sécurité, les anciens Premiers ministres britanniques), ils ont été extrêmement rentables.
Le trafic d'êtres humains, comme le trafic d'armes, émerge sans encombre de l'effondrement des Etats, qui dans les cas de l'Irak, de la Libye, de la Syrie, du nord du Nigeria et de Gaza, émerge à son tour des doctrines politiques de choc conçues depuis Washington, Londres, Paris, Tel Aviv et Riyad. Plusieurs des Etats qui ont obtenu l'indépendance politique et économique au cours de l'époque postcoloniale et qui ont maintenu à distance les forces du néolibéralisme ont été ciblés, renversés ou détruits depuis 1991.
Le lien intime entre l'afflux massif d'êtres humains quittant l'Afrique et un cadre politique de « capitalisme du désastre » (c'est ainsi que Naomi Klein décrit le processus consistant à transformer des catastrophes montées de toutes pièces en profits) est la raison pour laquelle les dirigeants européens, comme les juges dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, ont la responsabilité morale et politique de répondre à la tragédie qui se joue en Méditerranée. (Un processus similaire est à l'origine de la mort de centaines de migrants chaque année dans le désert mexicain en raison de la déstabilisation violente causée en Amérique centrale par les Etats-Unis pendant des décennies.)
Les politiques commerciales et humanitaires de l'UE en Afrique, les ventes d'armes aux régimes de la région, les alliances militaires avec les monarchies du Golfe et Israël, le refus de rechercher une solution au conflit syrien (autre que de répéter bêtement depuis le premier jour la réplique futile « Assad doit partir »), le soutien enthousiaste apporté aux rebelles libyens et la « libération » de vastes quantités d'armes utilisées par les militants à travers l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient… La liste est longue.
Il n'est pas question d’absoudre les trafiquants de personnes (les équivalents modernes du capitaine Collingwood), ni la dictature en Erythrée que des milliers de personnes fuient, ni d'ailleurs le président syrien Bachar al-Assad, dont les bombes barils poussent son peuple entre les mains des trafiquants d'êtres humains.
La Méditerranée est le « passage du milieu » de l’époque moderne, où d'innombrables migrants, chassés de leur maison par la pauvreté et la terreur, sont à nouveau jetés à la mer comme des « morceaux de bois ».
Toute amélioration et opération de sauvetage pour épargner des vies seraient bienvenues. Néanmoins, pour faire reculer le chaos et le désespoir, il faudra faire plus que sillonner les côtes libyennes avec quelques navires.
- Joe Gill a vécu et travaillé en tant que journaliste à Oman, à Londres, au Venezuela et aux Etats-Unis, officiant pour des journaux tels que le Financial Times, Brand Republic, le Morning Star et le Caracas Daily Journal. Il a poursuivi des études de maîtrise en politique de l'économie mondiale à la London School of Economics.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : migrants clandestins sur la plage de Zephyros, après qu'un voilier s'est échoué au large de l'île grecque de Rhodes, en Grèce, tuant au moins trois personnes, le 20 avril 2015 (AA).
Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.
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