Aller au contenu principal

Egypte : plus qu'un remaniement gouvernemental

Depuis le coup d'Etat militaire, les forces de police égyptiennes s'efforcent de placer le pays sous le contrôle du régime

Le ministre de l'Intérieur égyptien, Mohamed Ibrahim, était plus qu'un simple ministre au sein du régime au pouvoir dirigé par Abdel Fattah al-Sissi. Il en était un membre éminent, voire son principal fondateur. Sa destitution lors du remaniement du gouvernement jeudi dernier doit par conséquent être examinée avec précaution.

Mohamed Ibrahim occupait le poste de ministre de l'Intérieur depuis janvier 2013, date à laquelle le premier président égyptien élu démocratiquement, Mohamed Morsi, l'avait chargé de placer la police égyptienne sous contrôle démocratique.

Or, Mohamed Ibrahim et Abdel Fattah al-Sissi, le ministre de la Défense de Mohamed Morsi, ont travaillé en étroite collaboration pour orchestrer le coup d'Etat militaire du 3 juillet 2013 ayant entraîné l'éviction de Mohamed Morsi et mis un terme à la transition démocratique. Depuis lors, le pays a été principalement dirigé par une coalition composée des appareils de sécurité, d'institutions bureaucratiques et d'élites commerciales, et dont l'armée et la police sont les piliers.

Suite à un amendement en décembre 2013, la constitution accorde davantage d'autonomie à l'armée, à la police et au système judiciaire. Elle préconise également un gouvernement puissant, des médias libres ainsi que des institutions indépendantes pour la société civile. Mais ces objectifs ne se sont jamais matérialisés.

Jusqu'à ce jour, l'Egypte n'a pas de parlement élu. Ce mois-ci, une décision judiciaire a estimé que les lois relatives à l'élection du parlement étaient anticonstitutionnelles, repoussant ainsi les élections législatives prévues le 23 mars de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois. Le gouvernement, dirigé par le Premier ministre Ibrahim Mahlab, fonctionne davantage comme un secrétariat qui exécute les ordres du président Sissi que comme un partenaire.

En l'absence de parlement, Abdel Fattah al-Sissi détient à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, ce qui le dispense de tout contrôle et lui octroie la possibilité d'adopter de nombreuses lois controversées et autoritaires, telles que la loi antiterroriste ratifiée fin février qui accorde au procureur général le droit de déclarer « terroristes » des individus et groupes locaux sans décision judiciaire définitive. A la fin de l'année 2014, le président Sissi a adopté une autre loi conférant au gouvernement un droit de véto quant à la création d'ONG.

Abdel Fattah al-Sissi n'a pas fait usage de son pouvoir excessif pour amender les lois controversées et draconiennes ratifiées par son prédécesseur, le président par intérim Adly Mansour, qu'il avait lui-même nommé.

On compte parmi celles-ci la loi anti-manifestations qui a envoyé certains des principaux jeunes activistes égyptiens en prison pour avoir manifesté sans permis. Une autre loi accordait au gouvernement le droit de prolonger indéfiniment les peines de détention provisoire.

Les quatre lois draconiennes susmentionnées ont eu pour effet de paralyser la vie politique égyptienne en offrant effectivement au gouvernement la possibilité d'étouffer tout groupe ou activité d'opposition politique.

Dans de telles conditions, la plupart sinon tous les partis égyptiens favorables à la révolution du 25 janvier boycottent les élections parlementaires à venir. Des groupes politiques majeurs, tels que les Frères musulmans, le plus grand mouvement populaire d'Egypte, ne reconnaissent pas la légitimité du régime lui-même. Les groupes de jeunesse révolutionnaires tels que le mouvement laïc du 6 avril ont le sentiment qu'on a volé la révolution et que l'Egypte est sous le joug d'une armée autoritaire. Le slogan « A bas le régime militaire » gagne à nouveau en popularité, tout au moins sur les réseaux sociaux.

En réaction, le président Sissi n'a pris aucune mesure pour établir un régime politique clair. Il n'y a toujours pas aujourd'hui de parti politique dirigeant en Egypte. Le parlement est absent. Et Abdel Fattah al-Sissi n'a défini aucun objectif politique clair pour son régime. Dans ses discours, il se concentre principalement sur la sécurité et les menaces économiques qui planent sur le pays, sans proposer de solution politique.

En raison de la place primordiale accordée à la sécurité par le président Sissi, le rôle de l'armée dans la lutte contre les milices dans le Sinaï et celui de la police dans la répression de l'opposition sont devenus centraux pour l'ensemble du régime.

Depuis le coup d'Etat militaire, les forces de police s'efforcent de placer le pays sous le contrôle du régime. Des centaines de personnes ont été tuées au grand jour lorsque les forces de sécurité ont tenté de disperser de vastes sit-in pro-Morsi au Caire et à Gizeh le 14 août 2013. Des milliers de manifestants ont été arrêtés, y compris d'éminents chefs des Frères musulmans et de jeunes activistes laïcs. Chaque semaine, les manifestations ont été systématiquement écrasées, tuant et blessant de nombreuses personnes. Un groupe de supporters d’un club de football, les Ultras, ont été empêchés d'assister à des matches ou y ont été autorisés uniquement en présence d'un important dispositif de sécurité. Début février, une bousculade causée par des tirs de gaz lacrymogène par les policiers visant à disperser des fans qui tentaient d'assister à un match dans le stade de la défense aérienne du Caire a entraîné la mort de plus de vingt d'entre eux.

Depuis le coup d'Etat militaire, la police représente bien davantage qu'un ministère. Elle occupe le rôle de partenaire, de principal actionnaire et de garant du régime au pouvoir. La police et l'armée ont participé à l'organisation et à la direction des manifestations du 30 juin 2013 contre le gouvernement de Mohamed Morsi et dirigent conjointement le pays depuis lors.

Mohamed Ibrahim a été le chef de la police, qui est le deuxième plus important partenaire du régime. Lors de ses apparitions dans les médias et dans des enregistrements privés qui ont été divulgués, il se vante souvent de son rôle dans la reconstruction des forces de police, dans leur réorientation contre le règne de Mohamed Morsi et dans la dynamisation de la célèbre Agence nationale de sécurité (ANS), c'est-à-dire la police politique.

Par conséquent, la destitution de Mohamed Ibrahim jeudi dernier ne doit pas être considérée comme un simple remaniement gouvernemental, mais plutôt comme une réorganisation de la coalition au pouvoir en Egypte. Il s'agit de la troisième plus grande manœuvre de cette nature depuis la prise de pouvoir d'Abdel Fattah al-Sissi en juin 2014. La première fut la destitution du major-général Mohamed Farid el-Tuhamy de son poste de directeur des renseignements généraux en décembre 2014. Il avait été désigné par Abdel Fattah al-Sissi lui-même lors du coup d'Etat militaire du 3 juillet, et était considéré comme son mentor et l'un de ses proches amis. Les véritables motifs de la destitution du major-général el-Tuhamy, outre les raisons de santé évoquées, n'ont jamais été dévoilés.

Au cours de la même période, Abdel Fattah al-Sissi a nommé le major-général de police Ahmed Gamal al-Din au poste de conseiller en matière de sécurité nationale. Ce dernier fut le premier ministre de l'Intérieur du président Morsi et fut démis de ses fonctions pour manque de coopération envers le président élu. Très peu d'informations sont disponibles quant au rôle d'Ahmed Gamal al-Din et son influence au sein du gouvernement d'Abdel Fattah al-Sissi. Mais de nombreuses personnes le considèrent comme influent.

Mohamed Ibrahim sera remplacé par le major-général de police Magdy Abdel Ghaffar, ancien chef de l'Agence nationale de sécurité, la police politique chargée de traquer les opposants au régime, notamment les islamistes.

Mohamed Ibrahim a fait l'objet d'importantes critiques à l'échelle nationale et internationale en raison de la recrudescence des violations des droits de l'homme par la police au cours de son mandat. De nombreuses personnes suggèrent qu'en l'évinçant à ce moment précis, le président Sissi cherche peut-être à diffuser une image de stabilité et d'ouverture à l'approche d'une conférence économique très attendue dont le but est d'attirer des investisseurs étrangers.

Cependant, Mohamed Ibrahim sera remplacé par un autre général de police issu de la tristement célèbre ANS. Sa destitution pourrait refléter la montée en puissance du président Sissi, qui est parvenu à évincer un partenaire du gouvernement sans rencontrer de véritable opposition de la part de la police. Mais elle illustre également le fait que le régime continue de se concentrer sur sa propre sécurité et sur la réorganisation de la coalition au pouvoir, dirigée par les militaires et la police, plutôt que de construire une coalition politique plus large qui offrirait au reste de la société la possibilité de prendre part aux prises de décisions.


- Alaa Bayoumi est un journaliste et chercheur arabe spécialisé dans la politique américaine et le Moyen-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Abdel Fattah al-Sissi détient à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, ce qui le dispense de tout contrôle et lui octroie la possibilité d'adopter de nombreuses lois controversées et autoritaires (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].