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Égypte : des prisons géantes pour renforcer le système de répression dystopique de Sissi

L’ouverture de prisons géantes ainsi que les modifications apportées aux lois du pays relatives à la lutte contre le terrorisme et à la protection de la population laissent présager des jours encore plus sombres en Égypte
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi s’exprime à Budapest, le 12 octobre 2021. Avec son nouveau complexe pénitentiaire, la capacité carcérale totale du pays pourrait s’envoler à plusieurs centaines de milliers de détenus (AFP)
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi s’exprime à Budapest, le 12 octobre 2021. Avec son nouveau complexe pénitentiaire, la capacité carcérale totale du pays pourrait s’envoler à plusieurs centaines de milliers de détenus (AFP)

En septembre, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a annoncé dans un talk-show que le gouvernement s’apprêtait à inaugurer un nouveau complexe pénitentiaire gigantesque. « Nous faisons sortir de terre un établissement entièrement à l’américaine », a-t-il déclaré. « Les prisonniers de ce complexe purgeront leur peine dans des conditions humaines. »

Il s’agit de la première des huit prisons géantes censées être construites. Le complexe a en effet été inauguré en grande pompe le mois dernier et présenté à cette occasion comme une transformation du traitement des prisonniers, désormais axé sur la réhabilitation plutôt que sur le principe de sanction.

L’isolement et l’autosuffisance de la prison menacent de renforcer la capacité des forces de sécurité égyptiennes à commettre des abus loin des yeux du public

Une campagne parallèle de propagande, avec sa propre chanson, visait à rebaptiser les autorités pénitentiaires égyptiennes en « autorités de protection sociale ». Cependant, un examen plus approfondi de la structure de la nouvelle prison, conjugué aux récents amendements apportés aux lois du pays relatives à la lutte contre le terrorisme et à la protection de la population, révèle des desseins plus sinistres : à savoir, une institutionnalisation accrue de la répression et une possible augmentation de la population carcérale.

Les caractéristiques les plus frappantes du nouveau complexe pénitentiaire sont sa taille, sa conception, son isolement et son autosuffisance, des éléments qui ne présagent rien de bon pour la population carcérale. Le complexe a été construit sur 219 hectares, ce qui en fait la plus grande prison de l’histoire de l’Égypte, avec une capacité estimée à 34 000 prisonniers, en supposant qu’il n’y ait pas de surpopulation carcérale. Son ouverture permettra au régime de fermer 12 prisons sur les 78 que compte le pays. 

S’il s’agit en effet d’une seule des huit prisons et que chacune d’entre elles est d’une capacité similaire, la capacité carcérale totale du pays pourrait s’envoler à plusieurs centaines de milliers de détenus. Actuellement, la population carcérale totale est estimée à 120 000 personnes, dont 60 000 prisonniers politiques et détenus provisoires ; l’an dernier, les prisons égyptiennes surpeuplées auraient dépassé leur capacité de 300 %. Il semblerait que le régime soit en train de créer l’infrastructure physique nécessaire à une augmentation rapide des incarcérations.

Des pratiques abusives

Dans le même temps, la structure draconienne de la nouvelle prison laisse présager une poursuite des pratiques abusives du régime. De par sa conception, l’établissement semble comporter un grand nombre de cellules d’isolement, une pratique répandue dans les prisons égyptiennes. Le défunt président Mohamed Morsi a été maintenu à l’isolement de son arrestation jusqu’à sa mort en 2019, que l’ONU a décrite comme un possible « assassinat arbitraire approuvé par l’État ».

Le complexe semble également comporter quatre secteurs calqués sur le modèle de la prison Scorpion, tristement célèbre pour la multitude d’abus qui y sont commis.

Un officier monte la garde à la prison de Tora, dans la banlieue du Caire, en février 2020 (AFP)
Un officier monte la garde à la prison de Tora, dans la banlieue du Caire, en février 2020 (AFP)

En fin de compte, l’isolement et l’autosuffisance de la prison menacent de renforcer la capacité des forces de sécurité égyptiennes à commettre des abus loin des yeux du public. La prison se situe dans le Wadi Natroun, au cœur du désert, à une centaine de kilomètres du Caire.

Le complexe abrite également des tribunaux ainsi qu’un quartier général des services de sécurité nationale, ce qui complique les visites des familles de détenus tout en augmentant l’isolement social des prisonniers, qui n’ont plus besoin de quitter leur lieu d’incarcération pour se rendre aux audiences.

La nouvelle structure vise à empêcher les évasions massives de prisonniers semblables à celles qui se sont produites lors du soulèvement de 2011, dans la mesure où le complexe pénitentiaire est situé dans un secteur éloigné des centres urbains. 

La dissidence réprimée

L’ouverture du nouveau complexe pénitentiaire coïncide également avec les récentes modifications apportées aux lois du pays relatives à la lutte contre le terrorisme et à la protection de la population. La législation antiterroriste égyptienne conférait déjà à l’État des pouvoirs étendus lui permettant de décréter des « mesures exceptionnelles » en cas de menace terroriste, comme l’instauration d’un couvre-feu ou l’évacuation de certains secteurs. La nouvelle législation étend les pouvoirs du président et de l’armée en matière de sécurité nationale. 

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Les activistes et les figures d’opposition sont pris pour cible depuis de nombreuses années sous le régime antiterroriste égyptien, dont la définition vague du terrorisme inclut notamment les atteintes « à la sécurité nationale et à l’harmonie sociale ». Il prévoit également l’immunité judiciaire pour les membres des forces de sécurité qui recourent à une force meurtrière dans l’exercice de leurs fonctions, ce qui alimente une recrudescence des exécutions extrajudiciaires. 

Moins discutée, la loi visant à protéger les entités publiques et « vitales » – initialement adoptée en 2014 en tant que mesure temporaire, mais rendue permanente en vertu d’un nouvel amendement – donne à l’armée la responsabilité première de protéger les institutions et entités publiques telles que les routes, les ponts, les lignes électriques et les agences gouvernementales. Les infractions visées par cette loi relèvent de la compétence des tribunaux militaires.

Ces modifications auront des conséquences importantes : dans les faits, elles transformeront les forces armées égyptiennes en une force de sécurité intérieure dont la principale responsabilité est de réprimer la dissidence et de préserver la sécurité du régime. Par ailleurs, le renforcement de la compétence des tribunaux militaires permettra de réprimer plus facilement les protestations sociales de masse.

Ces mesures, conjuguées à l’ouverture de prisons géantes, sont un signe de la maturation de la vision dystopique de Sissi. La répression en Égypte est vraisemblablement appelée à s’intensifier dans les années à venir.

- Maged Mandour est analyste politique et chroniqueur pour la rubrique « Chronicles of the Arab Revolt » de la plateforme openDemocracy. Il est également rédacteur pour Sada, le journal en ligne de la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @MagedMandour.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Maged Mandour is a political analyst who is a regular contributor to the Arab Digest, Middle East Eye, and Open Democracy. He is the author of an upcoming book entitled Egypt Under Sisi, to be published by IB Tauris. The book will examine the social and political developments in Egypt since the 2013 coup.
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