En souvenir de Rachid Taha, voix des opprimés et des déshérités
La mort du chanteur algérien Rachid Taha, en septembre, nous a profondément marqués, non seulement en raison de ses contributions innovantes à la musique, mais aussi parce que pour la diaspora algérienne, comme pour beaucoup d’autres dans la partie sud du monde, il a si puissamment fait partager notre colère envers le racisme de la société occidentale et notre nostalgie du pays natal.
Ô toi qui t’en vas, où pars-tu ?
Tu finiras par revenir
Combien de gens peu avisés l’ont regretté avant toi et moi
Taha a chanté ces paroles dans sa version de Ya Rayah, chanson chaâbi écrite par Dahmane El Harrachi en 1973. Il y est question du parcours difficile d’innombrables immigrés et de leur douleur d’être séparés de leur patrie – l’Algérie en l’occurrence.
Culpabilité, regret et honte
En quelques lignes, sur les ondes ou en direct sur scène, le public se retrouve à pleurer à l’unisson de la complainte de sa voix, et de tout ce qu’elle évoque. Ce sont les histoires de leurs ancêtres, qui embarquèrent avant eux vers des terres qui les ont rejetés, exploités et brutalisés. Même encore pour les deuxième, troisième et quatrième générations de Maghrébins en Europe, cette chanson reprenait pour ainsi dire les centaines de conversations et d’arguments entendus dans la famille ou dans la communauté.
La culpabilité, le regret et la honte qui les accompagnaient pendant leur voyage, auraient pu avoir le goût amer de la trahison d’une patrie dont la liberté a coûté la vie à d’innombrables ressortissants du Maghreb.
Combien de pays surpeuplés et de régions désertes as-tu vu ?
Combien de temps as-tu gaspillé ?
Combien vas-tu en perdre encore et que laisseras-tu ?
Ô toi l’émigré, tu ne cesses de courir dans le pays des autres
Le destin et le temps suivent leur course mais toi tu l’ignores
Le Sunday Times l’a décrit avec une grande exactitude : un musicien qui devint la voix des immigrés. Ce titre de noblesse, il l’a perpétué non seulement par des prix et des distinctions, mais aussi par ses positions politiques sans compromis, en solidarité avec les groupes opprimés, où qu’ils se trouvent. Son Voilà, Voilà, dans lequel il fustige le fascisme et la montée du Front national, fut décrit comme « une diatribe techno chantée avec flamme, le poing levé contre la montée de l’extrême droite en France ».
Témoignage contre les mauvais traitements infligés aux migrants
Né en 1958 près d’Oran, au nord-ouest de l’Algérie, Rachid Taha a été élevé dans le contexte de la guerre d’indépendance. Sa famille s’installe à Lyon, en France, en 1968, où, dès l’âge de 10 ans, il est témoin de l’exploitation de son père, ouvrier du textile, comme tant d’autres immigrants nord-africains à l’époque.
En 1981, il forme le groupe Carte de séjour (en référence au document délivré aux immigrés), aux côtés de Mohammed et Mokhtar Amini, Djamel Dif, ou encore Éric Vaquer. Le groupe inventa ensuite un hybride de musique arabe et punk qui dénonça les mauvais traitements infligés aux migrants ainsi que leurs conditions de travail quotidiennes. Ces chansons témoignaient de l’exploitation des ouvriers surmenés et sous-payés, comme le père de Taha.
Carte de séjour s’est rapidement imposé en interprétant une version très ironique de la chanson nationaliste Douce France de Charles Trenet, qui fit fureur en France. Ce titre, dénonciation du racisme et de l’inégalité qui régnaient dans la société française, fut interdit de radio dans toute la république de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Jusqu’au jour de sa mort, dans sa maison en banlieue parisienne, Taha resta un immigré. Lors de mon récent voyage en Algérie, on m’a répété maintes et maintes fois qu’il avait « toujours refusé d’acquérir la nationalité française ».
Alors que famille et amis dans de nombreuses villes aux quatre coins du pays pleuraient sa perte, on me rappelait fièrement sans cesse ce refus, en hommage à son intégrité politique. Pas question pour Taha de se sentir inférieur à cause de son pays d’origine, et toujours, même loin de sa terre natale, il restait Algérien. Le chanteur confirma qu’il avait choisi de ne pas demander la nationalité française en mémoire de son oncle, tué par l’armée française lors de la colonisation de l’Algérie.
L’annonce de la crise cardiaque qui emporta Rachid Taha, juste avant mon départ pour Alger, alourdit encore mon impression d’écartèlement entre un pays qui est toujours le mien – mais que j’ai dû quitter à 7 ans – et celui où j’ai fait ma vie.
Ses paroles tournaient en boucle dans ma tête :
Pourquoi ton cœur est-il si triste ?
Pourquoi restes-tu planté là comme un malheureux ?
Les difficultés ne durent pas, et toi tu ne construiras, ni n'apprendras rien de plus, ainsi
Les jours ne durent pas, tout comme ta jeunesse et la mienne
Ni accepté ni reconnu
Le chanteur évoque ses difficultés, sa peur de ne pas être accepté ou reconnu dans son pays d’origine, peut-être en raison de son approche non conventionnelle de la musique, de la vie et de la politique. Quoi qu’il en soit, ses prestations lors du concert raï Un, deux, trois soleils à Paris, aux côtés des superstars du raï, Khaled et Faudel, accompagnés d’un orchestre égyptien, marquèrent un moment charnière pour la diaspora nord-africaine.
La célébration par Taha de son identité algérienne et africaine resta un marqueur fort de toute sa carrière, fusion de chaâbi, raï, punk et rock ainsi que d’innombrables autres styles musicaux et instruments traditionnels, dont la darbouka.
Vers la fin de sa vie, il sortit une magistrale reprise arabe de Rock the Casbah de The Clash – il était souvent accompagné de son complice Mick Jones, guitariste emblématique du groupe britannique – et il rejoignit le collectif Africa Express, composé de plusieurs musiciens célèbres du continent.
L’impact de Taha sur la musique et les mouvements politiques est incalculable, en France, mais aussi en Algérie et en Europe. Entre son opposition engagée à l’homophobie et au racisme, ou encore son rejet catégorique des régimes répressifs, le fil conducteur de la vie de Taha fut sa décision de toujours soutenir les opprimés, les rejetés et les plus faibles.
Il nomma même la boîte de nuit qu’il fonda, Les Refoulés. Cet engagement lui coûta cher, en fin de compte. Sa santé, tant physique que mentale, fut gravement affectée par son obstination à toujours nager à contre-courant, à se lancer tête la première dans les murs de briques du pouvoir et de l’oppression. Ceux qui l’ont vu vers la fin ont été frappés de voir combien l’alcool et la maladie avaient brisé notre héros.
Il paya la lutte de sa chair, mais il nous laisse un monde meilleur et plus lumineux pour l’avoir traversé. Un jour, Rachid Taha chanta ceci :
Ô toi l’endormi, des nouvelles de toi me sont parvenues,
il t’est arrivé ce qui m’est arrivé
Ainsi reviens le cœur à son créateur le Très-Haut
C’était une rockstar. C’était un héros. C’était un homme du peuple qui n’eut de cesse de combattre en sa faveur.
Repose en paix, ta puissance reste intacte, frère, Allah y’arham.
- Malia Bouattia est militante, ancienne présidente de l'Union nationale des étudiants, cofondatrice du Students Not Suspects/Educators not Informants Network et présentatrice/panéliste de l'émission Women Like Us à la télévision musulmane britannique.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : sur cette photo, prise le 7 décembre 2012, le chanteur algérien Rachid Taha se produit sur scène lors du 34e festival des Trans Musicales de Rennes (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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