Expulsée d’Égypte après avoir rencontré la jeunesse critique du régime
Il y a un mois, j’ai été expulsée d’Égypte alors que j’effectuais une recherche de terrain pour mon master d’Études politiques. Les autorités égyptiennes m’ont arrêtée, intimé de quitter le territoire, et mise dans un avion pour Paris, sans explication. Les expulsions ou refus d’accès au territoire pour les journalistes, chercheurs et membres d’ONG étrangers critiques du régime sont des faits récurrents dans l’Égypte du président Abdel Fattah al-Sissi.
À la mi-juin, le correspondant d'El Pais au Caire, Ricard Gonzalez, a été averti par l'ambassade espagnole de son arrestation imminente par les autorités égyptiennes, et a décidé de quitter le pays. Déjà, la célèbre chercheuse américaine Michele Dunne s’était vue refuser l’entrée en Égypte en décembre dernier, bien qu’elle eût été invitée à une conférence par le Conseil égyptien des affaires étrangères ; tout comme la délégation de Human Rights Watch avait été arrêtée à l’aéroport en août 2014, au moment où l’ONG allait rendre public un rapport sur les violations des droits de l’homme par le régime militaire.
En janvier 2014, le journaliste américain Jeremy Hodge avait passé quelques temps en prison, accusé de « diffuser de fausses informations » mettant en danger la sécurité du pays ; tandis que la journaliste hollandaise Rena Netjes échappait de peu aux mêmes accusations, citée dans le tristement célèbre procès contre la chaîne Al Jazeera. En septembre 2011, une autre chercheuse française, Marie Duboc, avait été renvoyée en France dès son arrivée à l’aéroport du Caire, alors qu’elle se préparait à prendre ses fonctions à l’université américaine de la capitale. Son nom figurait sur une liste de personnes n’ayant pas le droit d’entrer en Égypte.
La liste de ces récits d’interdiction du territoire égyptien, très commentés, n’est pas exhaustive.
Je suis étudiante à l’EHESS Paris (École de hautes études en sciences sociales) et, depuis septembre dernier, j’ai entrepris d’écrire un mémoire sur les formes de désengagement politique parmi les « jeunes révolutionnaires » égyptiens depuis le coup d’État de juillet 2013. En mai, je me suis rendue au Caire afin de rencontrer les membres du « 6 Avril », l’une des organisations politiques que j’ai choisi d’étudier. Les contacts que j’ai établis avec les membres de ce mouvement sont très probablement à l’origine de mon renvoi.
Formé en 2008, le 6 Avril s’est progressivement constitué en mouvement d’opposition. Il a été l’un des premiers protagonistes dans le renversement d’Hosni Moubarak en janvier 2011, puis contre le règne intérimaire du CSFA (Conseil suprême des forces armées), institué à la suite de la révolte. Il a participé aux manifestations contre le gouvernement des Frères musulmans, élus en juin 2012, jusqu’à publiquement soutenir la destitution du président Mohamed Morsi le 3 juillet 2013.
Depuis le coup d’État, les militaires égyptiens sont revenus occuper la scène politique, réduisant drastiquement tout espace de libre expression défiant l’autorité du nouveau régime. Associant mouvements libéraux et séculiers à la confrérie des Frères musulmans, déclarée « terroriste », le régime post-coup se livre depuis plus de deux ans à des séries d’arrestations de non-sympathisants au régime du militaire Abdel Fattah al-Sissi. Parmi les victimes de cette vague de répression, se trouve le mouvement du 6 Avril. Au moyen de la loi contre les manifestations du 24 novembre 2013, le régime a mis trois des leaders du mouvement derrière les barreaux, avant de déclarer l’organisation illégale le 28 avril 2014.
Depuis deux ans, les jeunes politisés assistent avec amertume au retour de l’ancien régime militaire, plus répressif que ne l’était celui de Moubarak. Le mouvement du 6 Avril, et plus largement les jeunes qui contestent le régime d’al-Sissi, n’ont plus voix en politique et ne peuvent s’exprimer qu’au risque d’être détenus, emprisonnés, ou de « disparaître ». Continuellement surveillés par les autorités policières, les membres du 6 Avril sont de temps à autres arrêtés, de manière plus ou moins aléatoire.
La tactique d’intimidation est efficace. Depuis le coup, le mouvement s’est progressivement asséché, perdant ses sympathisants et peinant à trouver de nouvelles recrues. Le noyau dur du 6 Avril continue à organiser des événements de temps à autres, sans parvenir à rassembler beaucoup de monde. « La révolution n’a jamais été aussi faible, mais on est toujours assez fous pour agir contre le régime », affirmait un membre du 6 Avril récemment emprisonné. Pour un autre, la dangerosité de l’engagement fait partie du dévouement à la cause : « Avec toutes ces histoires [d’arrestations], je dirais que oui, il y a un prix que tu dois payer, et il y a une cause pour laquelle tu dois te battre ». Pour atteindre la liberté de tous, certains doivent momentanément être prêts à céder la leur, selon lui.
Le 1er juillet dernier, j’ai décidé d’accompagner un membre du 6 Avril, Hamdy, à Damiette, une ville du Delta du Nil. Après avoir passé la soirée avec quelques militants locaux, Hamdy et moi sommes rentrés à l’hôtel vers 2 heures. Le 2 juillet vers 3 heures du matin, environ dix policiers sont entrés dans ma chambre d’hôtel, l’ont fouillée, et m’ont emmenée à la station de police de Damiette. Apprenant ma détention par le personnel de l’hôtel, Hamdy a immédiatement contacté le consulat général de France au Caire.
J’ai été détenue pendant quatre heures au commissariat de police ; les officiers ont examiné mon ordinateur, mon téléphone portable et les deux sacs que j’avais emportés. Un traducteur m’a affirmé que j’avais été arrêtée pour ma propre sécurité, avant d’expliquer en français aux policiers quel était le contenu de mes documents. À 8 heures, escortée par huit policiers et militaires, j’ai été amenée au Caire, où les autorités ont annulé mon visa.
À ce moment-là, les services consulaires français ont pris contact avec moi. Ils m’ont informée de mon expulsion imminente et conseillé d’acheter un billet d’avion pour quitter le territoire. La nuit du 2 juillet, je l’ai passée au « département d’expulsion » de l’aéroport international du Caire, avant d’être embarquée dans un vol Egypt Air à destination de Paris, le 3 juillet à 9 heures. Dans l’avion, et jusqu’à mon arrivée à l’aéroport Charles de Gaulle, j’ai été escortée par un membre de la compagnie aérienne égyptienne.
Le consulat général de France au Caire ne m’a pas communiqué la raison officielle de mon expulsion d’Égypte, me conseillant de m’adresser à l’ambassade égyptienne à Paris.
Aujourd’hui, en Égypte, « il suffit d’avoir participé à la révolution de 2011 pour être susceptible d’être arrêté », me confiait un jeune artiste égyptien. Le régime s’efforce de paralyser toute dissidence éventuelle en procédant à des arrestations arbitraires, entre autres violations des droits de l’homme. Il condamne les informations alternatives aux sources gouvernementales et barre l’accès aux voix contredisant le discours officiel. Les Égyptiens doivent affronter quotidiennement cette répression depuis deux ans, et les ressortissants étrangers en Égypte en font de plus en plus les frais.
Le prénom du membre du 6 Avril cité dans l’article a été changé pour préserver son anonymat.
- Fanny Ohier est étudiante en master 2 d’Études politiques à l'EHESS Paris et prépare un mémoire sur les formes de l'engagement politique des jeunes révolutionnaires après le coup d'État militaire de juillet 2013 en Égypte. Elle a effectué plusieurs stages de journalisme en Égypte en 2012 (Hoqook News Network et Daily News Egypt) puis en Tunisie en 2014 (Tunisia Live). Elle est actuellement secrétaire de rédaction francophone pour le Railway Diaries, un projet du collectif journalistique Nawart Press.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le co-fondateur du mouvement du 6 Avril, Ahmed Maher, peu avant sa condamnation à trois de prison en décembre 2013, Le Caire, 30 novembre 2013 (AFP).
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