Finance islamique : l’imam Ouyahia abdique face à la bigoterie ambiante
Avec le financement non conventionnel (planche à billets), la finance islamique est l’une des deux armes secrètes sorties par le gouvernement de M. Ahmed Ouyahia pour faire face au déficit budgétaire.
Le recours attendu à la planche à billets, symptôme d’une impasse budgétaire qui confirme l’échec de la politique économique du gouvernement, a monopolisé l’essentiel des écrits, mais sur le long terme, c’est plutôt l’innovation en terrain « islamique » qui risque de confirmer toute l’indigence de la pensée économique officielle. Dans un pays où religiosité et bigoterie se côtoient et envahissent la société, cela risque de laisser des traces.
Premier mensonge peu islamique sur ce terrain controversé, il ne s’agit pas d’introduction de la finance islamique, mais d’élargissement de son champ d’activité
Premier mensonge peu islamique sur ce terrain controversé, il ne s’agit pas d’introduction de la finance islamique, mais d’élargissement de son champ d’activité. Certaines banques, comme Al-Baraka, pratiquent ce mode de financement, basé sur la fameuse mourabaha (gain ou bénéfice mutuel) depuis des années.
En 2005, j’ai personnellement acquis un véhicule selon cette formule, qui ressemblait à n’importe quel crédit de consommation. Pourquoi, dès lors, présenter comme une innovation une pratique déjà connue et pratiquée ?
Appellations exotiques
Le ministre des Finances, M. Abderrahmane Raouia, a d’ailleurs été contraint à une gymnastique très complexe pour, d’un côté, montrer le côté innovateur du gouvernement, mais d’un autre côté, rassurer des partenaires inquiets de voir la bigoterie s’introduire dans le système bancaire.
M. Raouia a également annoncé que trois banques, la Caisse nationale d’épargne et de prévoyance (CNEP), la Banque du développement local (BDL) et la Banque algérienne de développement rural (BADR) allaient s’y lancer d’ici la fin de l’année. D’autres suivront plus tard.
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Mais là encore, si la formule est si bénéfique, pourquoi la limiter à certaines banques seulement, et surtout, pourquoi en empêcher d’autres d’y recourir ? N’y a-t-il pas discrimination de fait entre entreprises supposées concurrentes, et donc soumises aux mêmes lois ?
Il reste à savoir ce que proposeront les banques dites islamiques. Derrière des appellations exotiques, se cachent en réalité des formules d’une grande banalité. Pour le consommateur de base, la formule la plus usitée est celle de la mourabaha : un véhicule, par exemple, est acheté par la banque, et revendu au client contre un bénéfice, à charge pour lui de le payer sous forme de mensualités.
Sur un strict plan technique, la formule est identique dans n’importe quelle banque. Les conditions de revenu, d’assurance et de paiement sont les mêmes.
Le ministre des Finances a lui-même admis cette grande similitude, en soulignant la proximité des produits offerts avec ceux des banques traditionnelles : les soukouk sont des obligations dans la finance conventionnelle, la ijara est du leasing, et la mousharaka équivaut au capital-risque.
Attirer l’argent, mais à quel prix
En fait, les visées du gouvernement se situent sur d’autres terrains. Se lancer dans la finance islamique montre une volonté claire de se rapprocher des milieux financiers du Golfe, où l’argent est supposé abondant et susceptible d’être attiré en utilisant le qualificatif « islamique ».
L’option est jugée d’autant plus impérieuse que dans des situations économiques tendues, la finance traditionnelle devient difficile d’accès, alors que la finance islamique est supposée plus facile. Ce qui est évidemment erroné : l’économie libanaise, marocaine ou égyptienne n’est pas plus islamique que l’économie algérienne. Pourtant, elle attire plus de capitaux des pays du Golfe.
L’Algérie pourrait gagner dix milliards de dollars en soutenant la coalition dirigée par l’Arabie saoudite dans la guerre au Yémen. Mais quel serait, dans ce cas, le rapport de cet argent avec l’islam ?
Sur ce terrain, le calcul du gouvernement peut être payant, ou pas. Cela dépendra, en fait, d’autres facteurs, notamment l’état des rapports politiques. Supposons, à titre d’exemple, que l’Algérie soit, en cette année, en état de cessation de paiement. Que ferait-elle ?
Elle pourrait gagner dix milliards de dollars en soutenant la coalition dirigée par l’Arabie saoudite dans la guerre au Yémen. Et elle gagnerait dix milliards supplémentaires en participant activement au boycott du Qatar. Mais quel serait, dans ce cas, le rapport de cet argent avec l’islam ?
Abdication gratuite
Au plan interne, une vieille croyance voudrait que des hommes d’affaires algériens, immensément riches, hésiteraient à intégrer le système bancaire parce qu’ils seraient islamistes et qu’ils considèreraient la finance algérienne comme illicite.
Le moderniste Ouyahia l’admet, et le ministre des Finances l’affirme, quand il affiche sa volonté d’offrir « des produits qui répondent aux préceptes islamiques », selon lesquels « l’argent investi ne doit pas donner naissance à des intérêts », tout en « interdisant l’exercice d’activités illicites ». Au bout du compte, espère M. Raouia, « la finance islamique contribuera au développement économique dans la mesure où elle intervient dans la mobilisation de ressources ».
Cette fois-ci, M. Ouyahia abdique face à la bigoterie. Mais ce faisant, il commet une très lourde erreur. En laissant son ministre des Finances parler de finance licite (halal), il introduit l’idée pernicieuse selon laquelle la finance traditionnelle ne le serait pas
En voulant mobiliser cet argent, M. Ouyahia abdique face à la bigoterie ambiante. Il abdique mais il n’obtiendra rien en contrepartie. D’abord parce qu’il n’y a pas de sommes gigantesques thésaurisées chez des barbus qui vont se presser vers les banques islamiques. C’est une vue de l’esprit.
L’argent de l’informel est utilisé de trois manières différentes : soit il est très actif, et c’est donc un argent à haut rendement, dont le rythme ne peut être suivi par les banques ; soit il est placé, notamment dans l’immobilier ; soit il est changé en devises, dont une partie importante est transférée à l’étranger.
Mon argent serait haram ?
Mais M. Ouyahia n’est pas le premier à se tromper. Un de ses prédécesseurs, Abdelmalek Sellal, a même abdiqué face à l’argent sale.
Croyant à la fable de sommes immenses dormantes chez des gens à la réputation douteuse, il les a invités à blanchir leur bien en contrepartie d’une somme forfaitaire de 7 %. Face au flop de cette opération, il est allé plus loin, en proposant une bonification, pour peu que ces mêmes détenteurs d’argent douteux acceptent de souscrire à l’emprunt obligataire.
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Cette fois-ci, M. Ouyahia abdique face à la bigoterie. Mais ce faisant, il commet une très lourde erreur. En laissant son ministre des Finances parler de finance licite (halal), il introduit l’idée pernicieuse selon laquelle la finance traditionnelle ne le serait pas.
La voiture que j’ai achetée, le prêt bancaire que je veux contracter pour une construction seraient-ils illicites ? La fatwa implicite de l’imam Ouyahia le laisse entendre. Elle risque, implicitement, de pousser nombre d’Algériens à penser qu’ils ont introduit de l’argent haram chez eux.
Ce qui montre qu’en voulant brasser large, sur un terrain miné, M. Ouyahia va non seulement obtenir peu de choses, mais il risque de déstabiliser le fragile système financier existant.
- Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l'hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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Photo : le Premier ministre Ahmed Ouyahia (AFP).
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