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Erdoğan/Macron : quand les crimes de lèse-majesté occultent les crimes contre les peuples

Un président traité de « malade mental » par un autre, lequel est figuré en slip par une caricature : le crime de lèse-majesté s’est installé, ces derniers jours, à la une de nos journaux. Au détriment des peuples, une fois de plus
Montage montrant le président turc Recep Tayyip Erdoğan (gauche) et son homologue français Emmanuel Macron (AFP)

À l’heure où, en France, la droite au pouvoir construit, en profitant du meurtre atroce de Samuel Paty et du choc qu’il provoque, un consensus national obscurantiste, liberticide et islamophobe avec son opposition de droite et d’extrême droite, à base de gesticulation martiale, de stigmatisation des musulmans et de criminalisation des contre-pouvoirs de la société civile (CCIF, Mediapart, France insoumise, Observatoire de la laïcité), un héros auto-proclamé s’est dressé, sur la « scène internationale », pour « représenter », voire « incarner », la résistance au tournant « illibéral » de la République française – et la défense des musulmans offensés et opprimés.

Il va pourtant de soi – ou il devrait aller de soi – que Recep Tayyip Erdoğan, car c’est de lui dont il s’agit, n’a aucune légitimité pour se faire le porte-parole de cette contestation, quelle que soit sa pertinence. Quelles que soient les dérives autoritaristes, illibérales, islamophobes, qui se produisent en France ces jours-ci (et elles ne sont que trop réelles), le président turc est sans doute le plus mal placé, le moins qualifié pour les dénoncer.

Des leçons mal venues

Les leçons de libertés publiques et de respect des minorités ne sont pas audibles lorsqu’elles émanent d’un pouvoir qui dit vouloir « écraser les têtes » des combattants kurdes, qui a été plusieurs fois mis en cause par des ONG de défense des droits de l’homme comme Human Rights Watch et Amnesty International pour répression de ses minorités, kurde notamment, et contre lequel les accusations de torture ne sont pas rares.

Quelles que soient les dérives autoritaristes, illibérales, islamophobes, qui se produisent en France ces jours-ci (et elles ne sont que trop réelles), le président turc est sans doute le plus mal placé, le moins qualifié pour les dénoncer

Il n’est donc pas décent, si l’on est progressiste, si l’on est démocrate, si l’on est humaniste, de faire de ce chef d’État le héros des musulmans persécutés, ni même de lui accorder le moindre crédit en tant qu’allié, ni même de rire à ses côtés de l’amateurisme – bien réel, hélas – du président français Emmanuel Macron en matière d’authentique et efficace lutte contre le terrorisme. Comme disait Pierre Desproges, on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui.

Quant au parallèle établi par le président turc entre le statut actuel des musulmans de France et celui des juifs dans les années 30, il n’est pas davantage audible, quels que soient les parallèles historiques possibles – et effrayants – entre l’antisémitisme et l’islamophobie, de la part d’un chef d’État qui s’aligne de plus en plus clairement, ces dernières années, sur la position nationaliste de négation du génocide arménien commis par l’Empire ottoman, et qui réactive sans arrêt la rhétorique anti-arménienne contre les « restes de l’épée », notamment dans le cadre du conflit actuel dans le Haut-Karabakh. Restes de l'épée dont je fais partie.

Quant aux sarcasmes sur la « santé mentale » du président Macron, quand bien même ce dernier mène une politique détestable, et surtout s’il mène une politique détestable, ils ne sont pas audibles non plus, dans un monde où lesdits malades mentaux, moins criminels que la moyenne, sont pourtant des maltraités parmi les maltraités, qui ont en outre subi, eux aussi, une politique exterminatrice sous le régime nazi.

Combat de coqs

Les fanfaronnades du président Erdoğan sont pour toutes ces raisons malvenues, et même odieuses. Mais l’indignation française laisse, de son côté, un goût plus qu’amer.

Crier au scandale national et international et rappeler ses ambassadeurs au motif que le président français a été malmené verbalement, lorsque depuis trois semaines ce même président aujourd’hui irrité a laissé placidement bombarder le Haut-Karabagh et que, comme ses prédécesseurs depuis trente ans, il s’est refusé à reconnaître la République autonome d’Artsakh, témoignent d’une sensibilité et d’un sens des priorités politiques tout à fait contestables – et même détestables.

Pourquoi Charlie Hebdo ne me fait pas rire
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Quant à la toute récente une de Charlie Hebdo, qui relance le buzz et provoque à son tour la colère de l’exécutif turc, loin de dénoncer et déjouer le ridicule et l’indécence de ce combat de coqs, loin aussi de mettre en réelle difficulté le président Erdoğan, elle lui sert la soupe qu’il attend et perpétue la mise hors-champ des peuples.

Car il faut se rendre à l’évidence : l’image d’Erdoğan en slip, soulevant la robe d’une femme musulmane voilée, et nous « dévoilant » ainsi ses fesses nues, est non seulement une « gauloiserie » d’un sexisme achevé, elle est aussi une aubaine pour le président turc.

D’abord parce qu’une telle caricature lui donne le beau rôle de la victime atteinte par un coup bas, « en dessous de la ceinture ».

Ensuite parce qu’elle valide un terrain de polémique sur lequel le président turc a lui-même élu domicile, pour d’excellentes raisons qui l’arrangent : celui de la défense d’une certaine « décence », d’une certaine « retenue », face à des caricatures « obscènes » et « offensantes » ciblant l’islam, son prophète (le dessin nous le montre en train de s’exclamer : « Ouuhh ! Le prophète ! ») et ses fidèles – l’offense maximale ici ne portant objectivement pas sur Recep Tayyip Erdoğan (en slip) mais sur une femme musulmane anonyme, donc archétypale (fesses nues, exhibées au regard de tous).

À qui profitent ces « provocations » ?

Enfin, et surtout, en allant sur ce terrain que le président turc n’a pas choisi pour rien d’investir, la nouvelle une de Charlie Hebdo sert sa communication et sa stratégie politique nationale et internationale :

au moment où l’économie turque est en berne (angle d’attaque totalement négligé par Charlie) ; 

au moment où le prétendu défenseur des musulmans français rafle, emprisonne, malmène aussi bien ses opposants (Human Rights Watch, Amnesty International ou encore le Comité contre la torture du Conseil de l’Europe évoquent régulièrement des « tortures et mauvais traitements » ou des « disparitions forcées ») que ses minorités, y compris musulmanes (angles totalement négligés par Charlie) ;

Cette petite insolence potache joue parfaitement son rôle de diversion, et fournit à un chef d’État contesté comme jamais dans son pays […] une nouvelle occasion de recréer du consensus autour de sa personne

au moment où le défenseur autoproclamé de l’honneur musulman « lâche » les musulmans ouïghours victimes d’un génocide pour complaire à son partenaire économique chinois (angle totalement négligé par Charlie) ;

au moment où il soutient et pousse l’Azerbaïdjan dans un bain de sang dans le Haut-Karabakh (angle totalement négligé par Charlie) ;

dans un tel contexte, cette petite insolence potache joue parfaitement son rôle de diversion, et fournit à un chef d'État contesté comme jamais dans son pays (un sondage le donne perdant en cas de présidentielle) une nouvelle occasion de recréer du consensus national et confessionnel autour de sa personne.

Bref, à qui profitent ces « joutes verbales » et ces « provocations » ? Certainement pas aux Arméniens, ni aux Kurdes, ni aux yézidis, ni aux démocrates de Turquie. Ni aux musulmans de France, ni à ceux du Xinjiang. Une fois de plus, derrière les majestés et les lèse-majestés, on oublie les peuples, qui sont les vrais lésés.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Pierre Tevanian est philosophe, enseignant, co-animateur du collectif Les mots sont importants. Auteur, notamment, de Dévoilements (éditions Libertalia, 2012) et La Mécanique raciste (éditions La Découverte, 2017).
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