Guantánamo et l'absurde notion de justice
En février dernier, j’ai déjeuné dans un restaurant libanais, à Birmingham, en compagnie de trois hommes. Il s’agissait de l’équipe d’avocats de l’armée américaine chargée par le bureau des Commissions militaires de Guantánamo (tribunaux d’exception) de la défense d’Ahmed al-Darbi, ressortissant saoudien emprisonné depuis 2002 dans ce camp de détention.
Ces avocats militaires étaient venus discuter du cas de leur client et me demander si j’étais en possession d’informations susceptibles de l’aider. La dernière fois que j’ai vu Darbi, c’était au centre de détention de Bagram en Afghanistan, pendant l’été 2002, avant son transfert à Cuba.
La prison de Bagram est un ancien entrepôt construit par l’Union soviétique pendant son occupation de l’Afghanistan dans les années 1980. Des graffitis et inscriptions en russe étaient à l’époque encore visibles sur les murs du bâtiment. On y voit partout des soldats américains, et l’on prend alors brutalement conscience que l’Afghanistan, l’une des nations les plus déshéritées de la terre, a été occupée par des pays qui, pour être les deux plus grandes puissances mondiales, n’en ont pas moins été l’une comme l’autre, tenues en échec, militairement et moralement.
Enterré vivant dans une fosse commune
Juste avant l’arrivée de Darbi, je me rappelle avoir rencontré un prisonnier afghan appelé Sharif. Déambuler, parler ou même regarder dans la « mauvaise direction » vous valait des mesures disciplinaires – entre autres, se retrouver cagoulé, menotté et suspendu à une porte, et y rester ainsi plusieurs heures, voire plusieurs jours. Néanmoins, Sharif et moi avons réussi à échanger, grâce à nos talents de ventriloques en herbe : nous parvenions à échanger en gardant nos lèvres parfaitement immobiles.
Sharif m’a raconté comment son père avait été enterré vivant dans une fosse commune par l’armée soviétique, ici même à Bagram. Après avoir lui-même été confronté à la brutalité américaine, il ne savait toujours pas quel pays lui inspirait le mépris le plus profond.
Les hurlements – des tortionnaires comme des prisonniers – résonnaient souvent dans toute la prison
Sharif fut libéré peu de temps plus tard, mais l’afflux de nouveaux prisonniers s’est poursuivi presque chaque jour. S’il y en a un que je n’oublierai jamais, c’est bien Darbi.
Le jour où je l’ai vu pour la première fois, il subissait le harcèlement de soldats qui lui hurlaient des insultes en le forçant à empiler des caisses de bouteilles d’eau, mains et jambes enchaînées. Il n’opposait aucune résistance, s’appliquant au contraire à obtempérer. Or, à peine avait-il réussi à monter une pile de caisses d’une hauteur respectable que les soldats la faisaient s’écrouler et l’obligeaient à recommencer. Pendant des heures, jusqu’à épuisement. Il était alors ramené dans sa cellule et avait droit à quelques brefs instants de repos. Mais les soldats avaient tôt fait de répéter leur petit jeu. C’est ainsi que Darbi fut initié au système militaire américain. Ce n’était que le début.
Éreintés, épuisés et déprimés
Darbi et moi avons d’abord été placés en cellules individuelles, mais j’étais souvent le témoin involontaire de ce qui se passait dans les cellules adjacentes. Les cages où nous étions tous enfermés n’étaient séparées que par des rouleaux de barbelés, et des gardes armés patrouillaient de chaque côté. Darbi fut bientôt transféré dans ma cellule, que je partageais à l’époque avec un adolescent canadien, Omar Khadr.
Khadr n’était qu’un enfant, blessé par balles et souffrant d’atroces blessures fantômes, il n’en a pas moins eu droit aux mêmes traitements que Darbi. Le sort réservé à Khadr par ces tortionnaires est choquant, rien ne saurait l’excuser, mais j’ai compris pourquoi ils lui vouaient tant de haine : on lui avait mis sur le dos la mort d’un soldat américain.
Darbi, quant à lui, avait été capturé en Azerbaïdjan, accusé d’avoir participé dans le golfe Persique à un attentat à la bombe contre un pétrolier français immatriculé en Malaisie. Un membre de l’équipage avait été tué. La victime n’était pas américaine.
Les mauvais traitements infligés aux prisonniers étaient généralement légitimés par un cocktail de demi-vérités et d’exagérations. Des soldats m’ont soutenu que Darbi était un agent des forces spéciales saoudiennes, qui s’était radicalisé et avait rejoint al-Qaïda.
Quand je suis arrivé à Bagram, les prisonniers n’avaient pas le droit de bouger. Nous devions rester assis ou couchés par terre toute la journée, littéralement. J’ai finalement réussi à négocier avec les gardes de nous concéder 30 minutes d’exercice quotidien. En observant Darbi pendant notre gymnastique, je me rappelle avoir formé une piètre opinion des forces spéciales saoudiennes – jusqu’à ce qu’il m’apprenne que les rumeurs sur son compte étaient fausses. Il avait brièvement servi dans la Garde nationale saoudienne, dont il avait démissionné.
Darbi était souvent soumis à des interrogatoires, d’où il revenait, comme la plupart d’entre nous, éreinté, épuisé et déprimé. Il m’a raconté qu’un des interrogateurs avait enlevé son pantalon et avait menacé de le violer.
« Roi de la torture »
Chaque fois que l’occasion se présentait, j’engageais la conversation avec les soldats, avant tout pour essayer de susciter leur sympathie et leur faire prendre conscience que nous étions des hommes comme eux. L’un de ces soldats prenait une part active aux interrogatoires, et j’ai appris plus tard que cet Américain d’origine italienne était surnommé le « monstre », quand ce n’était pas le « roi de la torture ». Je ne le savais pas à l’époque, mais c’était le tortionnaire dont parlait Darbi.
Les hurlements – des prisonniers et des interrogateurs – résonnaient souvent dans toute la prison, mais je n’aurais jamais pu concevoir qu’il s’agissait de ce brave soldat, si bienveillant. Damien Corsetti passait devant ma cellule et me parlait histoire, politique, religion et aussi d’au-delà. Il m’a même donné un livre, que j’ai encore : Catch 22, le roman pacifiste culte de Joseph Heller. Il était plutôt sympathique avec moi, mais ne participait jamais à mes interrogatoires.
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Des années plus tard, Corsetti a été inculpé de manquement au devoir, mauvais traitements, coups et blessures et attentat à la pudeur commis avec un autre soldat, à Bagram et à Abu Ghraib, en Irak, où il avait été redéployé.
Peu après ma libération de Guantánamo, j’ai été pressenti par les avocats de Corsetti pour témoigner en sa faveur. Cette improbable demande a fait l’objet d’un article dans le New York Times. Corsetti a finalement été déclaré non coupable et a rejoint plus tard les Vétérans irakiens contre la guerre. Son témoignage figure au même titre que le mien dans le documentaire oscarisé, « Taxi to the Dark Side ».
En vérité, Corsetti n’était qu’un officier subalterne pris dans une machine beaucoup plus vaste, qui ne se contentait pas de légitimer la torture – elle s’en délectait.
Négociation de plaidoyer
Quant à Darbi, je ne l’ai plus jamais revu après Bagram, mais je suis resté en contact avec sa famille et ses avocats après ma libération. En 2012, dans le cadre de la farce des Commissions militaires de Guantánamo, Darbi a été accusé d’avoir participé à l’attaque du pétrolier et, en 2014, lors d’une négociation de plaidoyer, a décidé de plaider coupable – et a notamment témoigné contre certains des 40 prisonniers encore détenus à Guantánamo.
En échange, Darbi n’a été condamné qu’à treize ans de prison – mais les seize ans de torture qu’il a endurés ne seront pas comptabilisés. En revanche, il doit purger la fin de sa peine dans une prison en Arabie saoudite, où il a finalement été rapatrié la semaine dernière. Sa libération devra attendre 2027.
Comme Darbi l’a déclaré à son avocat : « Personne ne devrait rester à Guantánamo sans procès. Ce n’est pas de la justice »
Je ne sais pas ce qu’il est advenu des témoignages que j’ai fournis aux avocats sur les sévices qu’il a subis, mais l’affaire Darbi atteste de la grotesque notion de justice qui règne à Guantánamo.
Tout d’abord, ses crimes n’avaient que peu, sinon rien à voir avec les États-Unis. Ensuite, ceux qui n’ont pas été inculpés d’un crime pendant plus de seize ans sont détenus pour une durée indéfinie. Ceux qui plaident coupables d’un crime peuvent rentrer chez eux. Il en va ainsi de la majorité de ceux qui ont plaidé coupable.
Comme Darbi l’a déclaré à son avocat : « Personne ne devrait rester à Guantánamo sans procès. Ce n’est pas de la justice »
- Moazzam Begg est un ancien détenu du camp de Guantánamo, auteur de Enemy Combatant, et directeur des relations extérieures de CAGE, organisation militante basée au Royaume-Uni. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @Moazzam_Begg_Begg
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Photo : détenus à l’intérieur d’une enceinte du camp X-Ray à Guantánamo, Cuba, en janvier 2002 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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