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Il manque une chose dans la chasse aux sorcières contre le mouvement güleniste : des preuves

Fethullah Gülen et son mouvement font l’objet d’une purge non pas pour des faits de terrorisme, mais pour leur refus de suivre la nouvelle élite sans réfléchir

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan affirme que la tentative de coup d’État du 15 juillet a été orchestrée par le prédicateur musulman Fethullah Gülen. Pourtant, peu de preuves concrètes accablent ce dernier.

Le gouvernement a accéléré les purges contre les employés des secteurs public et privé, ainsi que les arrestations et les saisies de biens de citoyens sans procédure judiciaire. La pratique de la culpabilité par association employée aujourd’hui en Turquie ne pourrait être considérée comme une manœuvre de « protection de la démocratie » dans aucun autre pays.

Cette trajectoire n’est pas nouvelle. En décembre 2013, lorsque suite à des allégations de corruption, quatre ministres du gouvernement ainsi que des membres de sa propre famille avaient été directement impliqués dans des activités de corruption, Erdoğan avait dénoncé un « coup d’État visant à renverser le gouvernement ».

Il avait accusé Gülen d’avoir coordonné les enquêtes et les forces de police avaient été purgées. Depuis cet événement, Gülen est le bouc émissaire pour tout revers, y compris le coup d’État manqué, dont on sait peu de choses. Qui l’a organisé ? Qui a donné les ordres ? Qu’avaient-ils en tête en cas de succès ?

Le mouvement güleniste et ses objectifs

L’objectif déclaré de Gülen est de former une génération plus instruite et capable de négocier et de résoudre les problèmes de la société par la paix plutôt que par le conflit.

Le terme qu’il utilise est celui de « génération dorée » (« golden generation ») – emprunté au « juste milieu » (« golden mean ») d’Aristote –, désignant des personnes capables de prendre des décisions éthiques et équilibrées (« juste milieu ») dans le but d’améliorer la société, et non pour assouvir des aspirations égoïstes.

Les lecteurs pourraient supposer à tort qu’un mouvement basé sur la foi ouvre des madrasas, mais ce n’est pas le cas

Les membres du mouvement présument qu’ils ont pour mission de contribuer à la société en résolvant les problèmes d’ignorance, de pauvreté et de discrimination à travers l’éducation, le dialogue et les activités de charité et de s’acquitter de leur responsabilité envers Dieu de cette manière.

Les lecteurs pourraient supposer à tort qu’un mouvement basé sur la foi ouvre des madrasas. Mais ce n’est pas le cas. Le mouvement préfère ouvrir des écoles laïques inclusives et ouvertes aux étudiants de toutes origines et de toutes religions, et mettre l’accent sur l’excellence académique.

En premier lieu, il a commencé à ouvrir ces écoles en Turquie, avant de s’étendre en Asie centrale avec l’effondrement de l’Union soviétique.

Cette approche a été très bien accueillie par les Turcs en général. Elle a également rendu le mouvement Hizmet « différent » des autres groupes religieux en créant une attente et une capacité à répondre aux besoins dans d’autres parties du monde. L’expérience pédagogique a également contribué à élargir les horizons des participants et l’intérêt du public turc.

Le principe du service à destination des autres continue de diriger la campagne mondiale du mouvement en matière d’éducation, de dialogue, de services de santé et de réduction de la pauvreté, et sa nature globale l’oblige à se fonder davantage sur les principes – par opposition à la nation ou à la culture – de manière à pouvoir opérer partout sans difficulté.

L’union... et la rupture

Gülen ne s’est jamais présenté comme un allié d’un parti politique, mais il a occupé des positions politiques : il s’est positionné en faveur de l’UE, en faveur de la démocratie et en faveur des droits de l’homme. Selon lui, la démocratie laïque permet aux musulmans de pratiquer librement leur religion.

Le Parti pour la justice et le développement (AKP) a été fondé sur l’idée de rejeter la politique identitaire et d’adopter les principes de l’adhésion à l’UE et de la réforme de l’UE, d’une économie plus forte, de la réduction des confrontations idéologiques, d’une justice et d’une transparence accrues.

En ce sens, l’AKP est plus proche d’Hizmet que l’inverse. Au cours des deux premiers mandats de l’AKP, il a gagné le soutien de nombreuses personnes, dont des sociaux-démocrates, d’éminents libéraux, des groupes religieux minoritaires en Turquie et des conservateurs, ainsi que l’appui de l’UE et des États-Unis.

De même, la majorité des membres de Hizmet et de ses médias ont soutenu les politiques de démocratisation de l’AKP au cours de cette période.

Erdoğan a promis une constitution civile lors de son troisième mandat ; toutefois, un sentiment intense de déception a gagné la société en général et le mouvement Hizmet en particulier lorsque l’AKP a échoué dans cette tâche.

Plus tard, lorsque les enquêtes sur des affaires de corruption ont été annoncées, Erdoğan a accusé le mouvement et mis le cap sur de nouvelles élections. Lors de ces élections, il a promis d’« éradiquer » Hizmet parce que le mouvement avait tenté de « renverser le gouvernement ».

En l’absence d’opposition politique efficace, Erdoğan a remporté les élections avec une part des suffrages plus importante et le mouvement est resté un bouc émissaire.

Une politique de peur et de haine

Le mouvement est désormais pris en tenaille par la droite religieuse et les aspirants laïcs démocratiques en Turquie. Les deux camps accusent ses membres d’« infiltrer » les institutions de l’État.

Le terme d’« infiltration » était employé à l’origine par l’élite kémaliste autoritaire dans le but systématique d’exclure des postes de pouvoir ou des postes à responsabilité au sein de l’État les éléments de la société considérés comme « marginaux » ou antipathiques à l’égard de la vision atatürkiste de la république.

Le mouvement est pris en tenaille par la droite religieuse et les aspirants laïcs démocratiques en Turquie

Ainsi, leur présence, en particulier au sein de l’armée, a toujours été considérée comme une « infiltration », un signe que des agents « ennemis » pénétraient secrètement le bastion kémaliste.

Il semblerait qu’Erdoğan, qui se voit désormais comme le propriétaire du centre de commandement et de l’autorité de la république, ait adopté ce terme, de sorte que les autres éléments ne puissent qu’« infiltrer » ce système.

Mais dans une démocratie, tous les citoyens ont le droit de participer de manière égale à toutes les institutions de l’État. S’ils subvertissent ces institutions d’une manière ou d’une autre et ne respectent pas leur contrat de travail, ils doivent certainement être tenus de rendre compte de leurs actes individuellement devant une cour de justice. S’ils conspirent en vue de les subvertir, il s’agit également d’une question juridique.

En outre, la subversion – dont Gülen et le mouvement ont été accusés – n’est pas du terrorisme, qui désigne le recours à la violence à des fins politiques. Ainsi, les deux accusations demandent d’être prouvées.

Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune preuve, aucune enquête et aucun procès. Il y a eu des arrestations massives, des morts en détention, des actes de torture, des menaces de mort, des licenciements, des saisies de biens, des détentions de membres de la famille des suspects, mais aussi un discours génocidaire de plus en plus employé contre les membres du mouvement Hizmet.

Ironiquement, la plupart des personnes renvoyées et arrêtées aujourd’hui ont en réalité été nommées ou employées par l’AKP et ses acolytes. Ils font l’objet d’une purge non pas pour des faits de terrorisme, mais pour leur refus de suivre la nouvelle élite sans réfléchir. On leur apprend à avoir peur.

Et si vous voulez comprendre à quel point nous sommes dociles ou crédules, pensez à Ahmet Davutoğlu, qui a été destitué par Erdoğan un an après avoir remporté 50 % des suffrages aux élections législatives.

Qui était derrière le coup d’État ?

Quasiment quatre semaines après son échec, la chaîne de commandement de la tentative de coup d’État est toujours obscure. Qui était le commandant des putschistes ? Qui a organisé le coup d’État ? Qui a donné les ordres ? Si nous disposions de preuves fiables, nous pourrions en discuter sérieusement.

Des milliers de policiers, de juges, de procureurs et de fonctionnaires ont été victimes d’une purge depuis 2013 et de nombreuses institutions d’inspiration güleniste ont été saisies ou fermées ; il pourrait être réaliste de s’attendre à ce que quelques-uns de ces individus aient pris part à la tentative de coup d’État.

Pourtant, il n’y a eu aucun signe d’une participation massive. Cela tend à étayer l’idée que les participants au mouvement Gülen sont dévoués à la non-violence, même face à la persécution.

Les « preuves » publiées jusqu’à présent sont fragiles. Celles-ci comprennent des aveux de Levent Turkkan, aide de camp du chef d’état-major Hulusi Akar. Ils se terminent par « j’ai écrit ces mots de ma propre main en attendant », mais l’image montre clairement que ses deux mains sont gravement blessées, que ses côtes sont brisées et son visage est recouvert de bleus.

Toutes les autres informations ont été « filtrées » à travers les quelques médias pro-gouvernementaux restants à la suite d’une profonde purge médiatique.

On rapporte qu’Akar aurait déclaré qu’un putschiste a voulu lui passer Gülen au téléphone, ce que l’officier en question a cependant nié. Le général Akar, dont l’implication dans le coup d’État reste obscure, est un laïc fervent et a des raisons de se conformer au discours d’Erdoğan.

Les déclarations faites par le reste des généraux sont si contradictoires qu’elles portent à croire qu’au moins quatre sur cinq sont fausses, si ce n’est toutes.

Il existe des preuves que trois ingénieurs qui ont participé au coup d’État ont travaillé dans des institutions d’inspiration güleniste. On ne sait pas cependant s’ils y ont participé volontairement ou sous la contrainte.

Il y avait également un officier de police en uniforme militaire qui a été licencié en 2014 en raison de liens présumés avec Gülen. Même s’il a été acquitté par la justice, il n’a jamais été réinvesti en dépit de l’ordonnance du tribunal. Il se serait « donné la mort » lors de sa détention.

Erdoğan avait annoncé la culpabilité de Gülen avant même que le coup d’État ait été déjoué. Interrogé au sujet de la situation d’Akar lors de la même conférence de presse, pendant la nuit du 15 juillet, il avait répondu : « Je ne sais pas. »

Comment pouvait-il savoir avec certitude qui était responsable avant de savoir qui était impliqué ? Et qu’attendons-nous d’une enquête judiciaire dont l’objectif central consistant à déterminer les coupables a déjà été jugé à l’avance ?

Le jeu des reproches

Cela est toutefois cohérent vis-à-vis du discours d’Erdoğan. Au cours des trois à quatre dernières années, il a tout reproché à Gülen et au mouvement Hizmet. Parmi ces accusations figurent les allégations initiales de corruption, l’inflation, les taux d’intérêt et même le différend sur l’avion russe abattu. Cependant, il a également fait preuve de cohérence en ne prouvant aucune de ses accusations.

Gülen et Erdoğan ont leurs différences en termes politiques et Erdoğan abuse de la situation pour accroître son pouvoir politique. Il a utilisé le mouvement Hizmet comme un bouc émissaire pour échapper à des allégations de corruption.

Aujourd’hui, il emploie le même discours pour réformer l’armée, le système judiciaire, la bureaucratie, la société civile et des médias en Turquie. Lorsque la poussière sera retombée, Erdoğan aura terminé de transformer la société avec l’aide des médias contrôlés et homogénéisés de Turquie.

- Ismail Sezgin est directeur du Centre for Hizmet Studies basé à Londres. Titulaire d’un doctorat sur la philosophie güleniste, il suit étroitement le mouvement Hizmet et ses travaux dans le cadre de ses intérêts universitaires et rédige régulièrement des commentaires à ce sujet.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des partisans du président turc Recep Tayyip Erdoğan entonnent des slogans autour d’une effigie enflammée du religieux Fethullah Gülen installé aux États-Unis, lors d’une manifestation pro-gouvernementale sur la place Taksim d’Istanbul, le 20 juillet 2016 (Reuters)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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