Inégalité dans l’héritage : l’injustice faite aux musulmanes
Au Maroc et en Tunisie, la revendication d’une répartition égalitaire de l’héritage ressurgit. Cette demande ne date pas d’hier, le mouvement pour l’égalité dans l’héritage est une lutte ininterrompue portée par des groupes qui revendiquent inlassablement l’égalité femmes-hommes au Maghreb.
Si au Maroc, la révision de la Moudawana (code de la famille) adoptée en 2004 a permis des avancées remarquables sur le statut personnel avec des évolutions notables sur les relations conjugales, l’égalité des droits, des devoirs et les responsabilités du mari et de la femme ainsi que des droits parentaux, la question de l’héritage continue à être gangrénée par les courants conservateurs religieux qui, au nom de la loi divine, s’opposent catégoriquement et arbitrairement à sa réforme.
Les différences d’opinion ont toujours existé. Pourtant, Mme Lamrabet a été poussée à la démission de la Rabita Mohammedia des oulémas du Maroc (institution à laquelle est rattaché le Centre des études féminines en islam qu’elle dirigeait jusque-là) après avoir pris ouvertement position pour la répartition égalitaire de l’héritage. Cette démission est inquiétante.
Intérêt successoral et intérêt humain se distinguent par une frontière mentale invisible aux yeux des profanes. Pourtant un survol du droit appliqué dans le Royaume du Maroc permet d’y voir plus clair.
Ayant été soumise partiellement au droit positif sous le protectorat français après l’indépendance, la tradition juridique islamique ne se limite plus qu’à trois champs d’application : le statut personnel et successoral, le droit foncier et le notariat adulaire (notariat de droit musulman). Les autres catégories du droit suivent le paradigme du droit moderne. Et c’est au regard de cette tendance que la requête de l’égalité dans l’héritage doit être considérée.
Se servir du texte religieux et de la parole de Dieu pour faire barrage à la réforme du droit est quelque peu spécieux
En 2008, le Conseil supérieur des oulémas avait déclaré que les « constantes religieuses et les préceptes de la charia énoncés par le Saint Coran ne peuvent faire l'objet d'ijtihad [interprétation] comme c'est le cas notamment pour les préceptes régissant l’héritage ».
À la demande d’une répartition successorale égalitaire, les leaders religieux opposent l’immuabilité d’une loi d’inspiration divine afin d’empêcher toute considération de la question.
Se servir du texte religieux et de la parole de Dieu pour faire barrage à la réforme du droit, droit qui est dérivé d’une interprétation humaine – et donc restreinte dans son contexte et sa temporalité – et des textes sacrés, est quelque peu spécieux.
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La force du texte coranique réside dans la vocation universelle de ses principes éthiques au rang desquels figurent la justice sociale et la dignité humaine.
Si les versets étaient contraignants et immuables, nous devrions observer une loi successorale unique appliquée dans tous les pays musulmans et en tout temps. Or, il n’existe pas un seul modèle de répartition de l’héritage et les modes d’application des différentes sociétés musulmanes l’illustrent, comme c’est le cas en Turquie ou en Somalie.
Évolution de la famille
Par ailleurs, si la législation relève du sacré comment expliquer que le domaine juridique alterne entre droit moderne et droit musulman, comment expliquer que les domaines intimement liés à la famille constituent une exception à cette règle qui rompt avec le principe de réalité ?
Et surtout, comment expliquer la diversité des pratiques juridiques qui illustre à elle seule la richesse des interprétations et la capacité d’adaptation des principes coraniques aux contextes nationaux ?
La finalité principale poursuivie par les lois successorales dans le Coran est d’assurer une répartition équitable et juste de la succession du défunt entre ses proches. Après le paiement des frais de funérailles et d’enterrement, le paiement des dettes et des legs, le Coran propose un schéma de distribution de la succession qui correspond à la répartition économique des rôles dans les familles de l’Arabie du VIIe siècle.
Dans ce contexte, la condition de l’application de l’héritage était l’entretien et la protection des parentes par les héritiers. Les hommes avaient pour responsabilité de subvenir aux besoins du foyer – femme et enfants – ainsi que de tout membre féminin sous sa protection – sœur ou tante non mariée par exemple.
Or aujourd’hui, dans un contexte où les femmes pourvoient aux besoins du foyer aux côtés des hommes et parfois seules, cet arrangement des rôles est caduc.
L’évolution moderne de la famille marocaine ne permet plus de postuler d’une solidarité mécanique effective. La modification d’une pratique injuste à la lumière des réalités vécues par les familles marocaines et tunisiennes reste inenvisageable pour les défenseurs du statu quo, alors même que les conditions qui rendent son application juste et donc justifiée ne sont plus remplies.
Si ce débat persiste à être inabordable, il faudra sans doute considérer que ce qui motive les tenants du statu quo relève davantage de la conservation de privilèges matériels et financiers réservés aux hommes
De l’héritage défendu religieusement comme équitable et suivant les préceptes coraniques, il ne reste qu’une caractéristique : l’injustice faite aux femmes.
Les cas d’injustices liés à l’héritage sont multiples et courants pour qui connaît la vulnérabilité des femmes précaires ou pauvres au Maroc.
En 2015, un rapport du Centre national des droits de l’homme (CNDH) révèle que la disposition actuelle de l’héritage augmente la vulnérabilité des femmes qui sont par ailleurs « victimes de certaines pratiques coutumières visant à les déposséder de leur héritage ou de la terre ».
Le CNDH alerte également sur la nécessité de « protéger les femmes âgées contre les expulsions forcées, et le risque de se retrouver sans abri ». Y figurait la recommandation de l’égalité dans la succession entre héritier(es) pour atténuer ces conséquences matérielles et humaines préjudiciables aux femmes. Aujourd’hui, des parents contournent cette répartition inégale en léguant leurs biens de leurs vivants afin de ne pas déposséder leurs filles du travail de toute une vie.
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L’égalité dans l’héritage reste un sujet sur lequel il est très malvenu de se positionner. Pourtant il est du devoir du législateur de considérer les effets d’une pratique caduque qui ne remplit plus les conditions qui la rendent valide.
Il en va également de choix politiques à envisager face aux injustices sociales et économiques persistantes au Maroc qui affectent particulièrement les femmes.
Pour dépasser l’intimidation autoritaire qui a poussé à la démission de Mme Lamrabet, il devient urgent de considérer la question de l’égalité dans l’héritage à l’aune des réalités sociales marocaines et tunisiennes.
Si ce débat persiste à être inabordable, il faudra sans doute considérer que ce qui motive les tenants du statu quo relève davantage de la conservation de privilèges matériels et financiers réservés aux hommes, quitte à léser les femmes, juste parce que Dieu les a faites femmes.
- Hanane Karimi est sociologue et doctorante en sociologie à l'Université de Strasbourg, laboratoire Dynamiques européennes. Sa thèse porte sur l'« agency » de femmes françaises musulmanes dans le contexte de la « nouvelle laïcité ». Elle est titulaire d'un master en Éthique (CEERE-France). Diplômée du Yale Bioethics Center, elle dispense des formations en éthique médicale transculturelle ainsi qu'en laïcité. Hanane Karimi est également une militante féministe et antiraciste.
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Photo : Des petits Tunisiens attendent la fin de la prière à l'extérieur de la mosquée Zitouna de Tunis, le 6 juillet 2016 (AFP).
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