Interpol en première ligne contre le terrorisme ?
Du 18 au 20 novembre, la ville espagnole de Séville a accueilli la sixième réunion du groupe de travail antiterroriste d’Interpol sur les « combattants terroristes étrangers ». Interpol est la plus grande organisation internationale de police au monde.
Selon le site d’Interpol, la rencontre avait pour objectif de permettre aux participants d’environ 40 pays « d’échanger sur les meilleures pratiques en ce qui concerne la façon d’aborder et de neutraliser la menace posée par Daech et d’autres groupes terroristes en utilisant l’expertise acquise dans la zone de conflit étendue comme une plate-forme pour former et planifier des attaques contre l’Occident et d’autres cibles ».
Au cœur des préoccupations figurent les terroristes qui, étant parti d’Europe pour rejoindre la lutte, rapportent plus tard leur expertise à la maison.
Dans le journal espagnol El País, un article sur la réunion reprend le calcul d’Interpol : sur environ 25 000 combattants internationaux, moins d’un quart ont été identifiés – la majorité d’entre eux sont en Syrie, en Irak et en Afghanistan. D’où la nécessité manifeste d’une collaboration plus étroite et d’un partage d’informations accru entre les pays qui luttent au nom de la « civilisation », pour reprendre le terme utilisé par le ministre de l’Intérieur espagnol Jorge Fernández Díaz afin de définir cette épreuve de force dans son discours inaugural à Séville.
Le secrétaire général d’Interpol Jürgen Stock a souligné dans son discours que « l’information est la clé de la bataille de la police ». Deux jours plus tard, il semblait qu’une bataille clé ait déjà été remportée sur ce front ; un communiqué de presse d’Interpol a annoncé que Stock avait « accueilli la décision prise par les ministres de l’Union européenne de connecter tous les points de contrôle des frontières extérieures de l’UE à des bases de données internationales d’Interpol et d’examiner systématiquement les documents de voyage – mesure qui devrait être introduite d’ici mars 2016 ».
En d’autres termes, bienvenue dans une ère où Big Brother est encore plus omniscient – et où se réduisent encore plus les espaces où les droits de l’homme et les libertés individuelles peuvent être revendiqués.
Parmi les pays représentés à la réunion de Séville, l’article d’El País a choisi de citer la Chine, l’Azerbaïdjan et les Philippines – des pays qui, soit dit en passant, sont tous associés à des violations relativement graves des droits de l’homme.
Toutefois, il n’est pas nécessaire de trop s’éloigner de Séville pour voir comment l’évolution du discours sécuritaire accroît l’insécurité d’un grand nombre de personnes.
Examinons quelques réflexions supplémentaires partagées à Séville par Díaz sur le thème de la campagne anti-terroriste, citées ici par l’agence de presse espagnole EFE : « Plus de sécurité garantit plus de liberté… sans sécurité, la ‘’liberté’’ est un beau mot vide de sens. » Ceci de la part d’un homme dont la profonde appréciation pour la beauté a fait de lui l’ange gardien de la nouvelle loi de sécurité citoyenne espagnole, une législation quelque peu draconienne qui – entre autres affronts à la civilisation et à la décence – prévoit des amendes allant jusqu’à 600 000 euros en cas de manifestations publiques non autorisées.
Comme je l’ai souligné précédemment, cette mesure est pratique suite à la crise financière dévastatrice en Espagne, laquelle a été caractérisée par des mesures d’austérité punitives, d’abondantes expulsions de domicile et de nombreuses autres raisons de manifester. La répression étatique névrotique et sans complexe menée contre ce qui est perçu comme des menaces potentielles à l’ordre public signifie, par exemple, qu’une femme s’est vue infliger une amende de 800 euros pour avoir posté sur Facebook une photographie d’un véhicule de police stationné sur une place réservée aux personnes handicapées. Pas de liberté sans sécurité !
Díaz a profité de la réunion d’Interpol pour annoncer de nouvelles réformes juridiques en Espagne – « autant que nécessaires » – pour faire face à la menace terroriste. Au moment où nous parlons, les mesures de sécurité renforcées dans le pays ont déjà créé davantage de travail pour les organismes d’application de la loi : rien que cette année, 36 opérations anti-terroristes distinctes ont abouti à 90 arrestations – deux fois plus qu’en 2014.
La vision officielle d’Interpol, telle qu’indiquée sur son site Internet, est : « Relier les polices pour un monde plus sûr ».
Cependant, il y a beaucoup de gens qui seraient vraisemblablement d’un autre avis sur la question de savoir à quel point un monde fondé sur l’interdépendance des polices pourrait être objectivement sûr. En effet, s’ils n’étaient pas déjà morts, on pourrait demander l’avis de l’un des Afro-américains récemment tués par des policiers américains.
Parmi ceux qui n’ont été que blessés par les forces internationales de maintien de l’ordre, nous pourrions nous rapprocher des réfugiés qui ont été battus à la frontière espagnole. Pour avoir une idée de la situation sécuritaire à Melilla (ville espagnole située sur le territoire africain et qui partage une frontière terrestre avec le Maroc), examinons cet extrait d’un article paru en juillet dans la Columbia Journalism Review.
« Tandis que huit membres de la Guardia Civil, la police militaire espagnole, sont accusés d’avoir battu un jeune Camerounais et de l’avoir illégalement ramené, inconscient, au Maroc l’année dernière, la police de Melilla réprime les journalistes qui couvrent la frontière au travers de menaces, harcèlement, amendes et arrestations. »
Pour les pays qui, comme l’Espagne, ont déjà de solides traditions xénophobes, les récents attentats terroristes de Paris ne seront que prétexte à les ancrer davantage – pour le plus grand bonheur de l’extrême droite européenne en particulier.
Survenant dans la foulée du massacre de Paris, la réunion d’Interpol à Séville cherchait à promouvoir l’image d’un front uni contre le terrorisme : Nous contre Eux. Peu importe le rôle que beaucoup d’entre Nous ont joué dans Leur création en premier lieu ou les effets aggravants des politiques racistes et d’exclusion.
Et même s’il se peut que la bataille soit difficile, nous ne devons pas oublier qui est de Notre côté : l’an dernier, Díaz a décerné la médaille d'or du mérite policier à une statue de la Vierge Marie.
- Belen Fernandez est l’auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work (Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : logo du Complexe mondial INTERPOL pour l’innovation (CMII) lors de la cérémonie d’inauguration du site à Singapour le 13 avril 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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