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Iran : la puissance de l’État, la puissance du père

Le meurtre d’une adolescente par son père a indigné les Iraniens. Mais ces derniers n’ont pas réagi à la violence exercée par la justice contre deux autres femmes, car la violence d’État est admise
Plus de 40 ans d’exercice de la violence étatique en Iran ont réussi à confondre la justice et la violence absolue et non justifiée (AFP)

Le mois de mai 2020 a été particulièrement violent pour les femmes iraniennes. Le 7 mai, le juge religieux du tribunal pénal de la ville de Mashhad a condamné une femme de 30 ans à l’énucléation. En 2016, elle avait projeté de l’acide au visage de son compagnon et l’avait rendu aveugle. Le juge religieux a appliqué son verdict selon la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent.

Deux semaines plus tard, à Kermanchah, une ville de l’ouest de l’Iran, Assieh Panahi, âgée de 80 ans, est morte ensevelie lorsque les Pasdaran (Gardiens de la révolution islamique) ont détruit sa maison parce qu’elle n’avait pas obtenu de permis de construire.

Ce mois de mai a fini par l’assassinat d’une adolescente de 13 ans par son père. Amoureuse d’un homme de plus de vingt ans son aîné, Romina Ashrafi avait fui la maison parentale pour se réfugier dans la famille de l’élu de son cœur, une tradition locale au nord de l’Iran, pour détourner l’autorité parentale.

La police l’a retrouvée et le juge religieux a décidé de la renvoyer chez son père, malgré les craintes exprimées par l’adolescente de se faire tuer. Le soir même, celui-ci l’a égorgée.

Une grande partie de la société iranienne s’est identifiée à Romina en se demandant comment protéger ces adolescents victimes d’infanticide

Autant le cas de la jeune femme condamnée à l’énucléation et le décès de la vieille femme sous les décombres ont laissé les Iraniens indifférents, autant le meurtre de l’adolescente amoureuse a indigné l’opinion publique en Iran. De ces trois cas d’absolue barbarie, un seul a suscité une réaction collective : une grande partie de la société iranienne s’est identifiée à Romina en se demandant comment protéger ces adolescents victimes d’infanticide.

De nombreux articles sont immédiatement sortis pour décrire les détails du meurtre de Romina, en s’interrogeant sur la nature des attirances qu’une adolescente pouvait avoir pour un homme plus âgé. Très vite, on a appris qu’un mois avant le meurtre, la famille du jeune homme avait demandé la main de la jeune fille, demande immédiatement rejetée à cause de la différence d’âge. À la même époque, le père s’était renseigné auprès d’un avocat sur les conséquences judiciaires de l’infanticide.

L’indignation des Iraniens a atteint son paroxysme lorsque leurs dirigeants politiques ont affirmé dans les médias que, selon la loi islamique, « le père est le détenteur du sang de ses enfants ». Autrement dit, il ne peut y avoir d’inculpation pour un père qui tue son enfant.

Au XXIe siècle en Iran, le père de la famille, à l’instar du pater familias d’une maisonnée romaine, détient la patria potestas (puissance paternelle) sur sa femme, ses enfants, voire ses esclaves. Comme dans la loi romaine avec la patria potestas, le père iranien a le droit de vie et de mort sur ses enfants jusqu’à la fin de sa vie.

L’ordre patriarcal, l’ordre judiciaire et l’ordre étatique

Suite au tollé général, le chef du pouvoir judiciaire, l’ayatollah Raïssi, a demandé officieusement à ses collègues religieux de trouver un moyen d’inculper le père tueur afin de calmer l’indignation collective provoquée par cet assassinat. Ce qui prouve que même le régime le plus dictatorial de notre siècle ne peut totalement ignorer les réactions de l’opinion publique.

La sympathie collective pour l’adolescente assassinée tranche étrangement avec le silence de la société iranienne face aux deux autres cas du mois de mai, ainsi qu’avec l’indifférence généralisée face aux innombrables autres cas de violence envers les femmes.

Pourtant, ce ne sont pas les ressemblances qui manquent entre ces trois cas : l’adolescente a été égorgée pour avoir transgressé l’ordre paternel, la jeune femme de Mashhad va être énuclée pour avoir porté atteinte au corps d’un homme, et la vieille femme de Kermanchah est morte pour avoir dérogé au décret de la mairie.

Trois femmes de trois générations différentes ont enfreint respectivement l’ordre patriarcal, l’ordre judiciaire et l’ordre étatique, et les punitions qu’on leur inflige sont liées aux préjudices qu’elles ont portés à la représentante des trois ordres : la République islamique. Sauf que, même après la mort ou après la condamnation, qu’elles soient victimes ou qu’ils soient coupables, la société ne cesse de les juger.

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Le silence face au verdict de l’énucléation de la jeune femme est lié aux critères moraux de la société iranienne, selon lesquels toute agressivité féminine est blâmée d’avance. Loin d’éprouver la moindre sympathie pour celle qui a rendu un homme aveugle, les Iraniens la condamnent tout aussi sévèrement que le juge religieux, en estimant que la punition est méritée.

L’usage de la violence pure sur le corps du justiciable ne rebute pas l’opinion publique, puisque l’idée de la justice comme pouvoir absolu, ayant le droit d’intervenir sur les corps pour les torturer ou les violenter, est communément admise. La logique est la même pour la vieille femme qui, en signe de protestation, n’avait pas quitté sa maison et a été ensevelie sous les décombres.

Elle non plus ne réveille pas une véritable sympathie puisqu’elle est jugée selon les mêmes critères moraux qui, loin de remettre en cause l’usage de la violence non justifiée des agents de l’ordre, prennent la victime comme cible. La violence étatique est considérée comme nécessaire. En revanche, c’est la construction d’une maison sans permis de construire qui est jugée comme un délit passible de punition.

Un pouvoir qui s’affiche sur les corps

C’est encore selon les mêmes considérations morales que l’opinion publique juge l’assassinat de l’adolescente et se mobilise pour la défendre. Contrairement aux deux autres femmes, l’aura d’innocence qui émane de la petite Romina la met à l’abri de tous les préjugés défavorables envers les femmes, très en vogue sous la République islamique.

Son jeune âge ébranle la patria potestas et lui fait perdre tout sens face à l’opinion publique d’une société patriarcale qui se donne toutefois comme responsabilité de protéger ses enfants.

Plus de 40 ans d’exercice de la violence étatique ont réussi à confondre la justice et la violence absolue et non justifiée. Le pouvoir de la République islamique se manifeste à travers des cérémonies de supplices qu’elle met en scène en public : des exécutions sommaires, des exactions des agents de l’ordre, etc.

Si la République islamique est rejetée par l’écrasante majorité des Iraniens, s’ils critiquent haut et fort la mauvaise gestion du pays, nombreux sont ceux qui ont inconsciemment intériorisé ses normes et valeurs

Ces spectacles-châtiments glorifient l’exercice de la violence judiciaire sur la société iranienne et la terrorisent. Dans ces exécutions, il y a une participation populaire accompagnée d’un certain consentement de la part d’un public attiré par un spectacle fait pour le terroriser.

Dans le théâtre punitif se met en scène un pouvoir qui s’exalte et se renforce de ses manifestations physiques ; un pouvoir pour qui toute désobéissance est un acte d’hostilité ; un pouvoir qui n’a pas à justifier ses lois ni l’usage de la violence, mais qui cherche à montrer sa force pour les appliquer ; un pouvoir qui s’affiche sur les corps pour dominer la société en la terrorisant.

Et comme le dit un adage persan : « On embrasse la main que l’on ne peut mordre. » Dans une société qui fulmine de rage contre ses dirigeants, cette justice terrorisante fait paradoxalement admirer leur plein pouvoir, en faisant d’une partie des Iraniens, à leur insu, leurs complices.

Si la République islamique est rejetée par l’écrasante majorité des Iraniens, s’ils critiquent haut et fort la mauvaise gestion du pays, nombreux sont ceux qui ont inconsciemment intériorisé ses normes et valeurs.

Autant la politique apparente du régime est contestée, autant les mécanismes sournois à travers lesquels il exerce sa domination échappent aux regards.

Certains s’opposent à la République islamique, tout en approuvant ses verdicts judiciaires sévères, particulièrement ceux contre les femmes.

Rares sont ceux qui voient comment et par quels moyens le régime maîtrise la société, la manipule et exerce sur elle son plein pouvoir. La facilité avec laquelle les stratégies de la domination religieuse se dérobent aux regards ne laisse pas présager à court terme un véritable changement en Iran.

Mais ce pays a toujours été plein de surprises et personne ne pourra prédire de quoi l’avenir sera fait.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Mahnaz Shirali est sociologue et politologue, spécialiste de l’Iran. Elle est directrice d’études à l’Institut de science et de théologie des religions de Paris (ISTR-ICP). Elle enseigne également à Sciences Po Paris. Elle est l’auteure de plusieurs livres sur l’Iran et l’islam, notamment : La malédiction du religieux, la défaite de la pensée démocratique en Iran (2012), et Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné (2021)
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