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Israël : 67 ans et toujours incertain de son identité

Chaque Etat a le droit de se définir, mais pas de façon trompeuse : pas s’il se trompe lui-même, ses citoyens et le reste du monde

Chaque Etat a le droit de se définir, mais pas de façon trompeuse : pas s’il se trompe lui-même, ses citoyens et le reste du monde

L'âge de la retraite pour les hommes en Israël est à 67 ans. C’est l’âge auquel un Israélien devient pensionné, et peut prendre le bus à demi-tarif. Et il y a d'autres réductions. Mais quand un Etat atteint cet âge - comme le fait Israël aujourd'hui (selon le calendrier hébreu) - il n’obtient ni rabais ni pension.

A 67 ans, Israël ne sait toujours pas où il va. Il est le seul Etat sans frontières sur la planète : il n'a pas de frontières physiques claires et reconnues et manque parfois d’autres limites aussi. Il ne sait pas le genre d'Etat qu'il veut être. Veut-il un caractère occidental ou méditerranéen ? Religieux ou laïque ? La démocratie ou l’apartheid ? Une solution à deux Etats ou un Etat ? Aucune de ces questions n’a encore de réponse claire en Israël.

Le Titanic israélien navigue comme s’il n'y avait ni lendemain, ni icebergs menaçants. Israël ne se demande même pas où il veut en venir. Les israéliens veulent « le calme », oui ; qui ne le veut pas ? Ils ont également l'habitude de dire qu'ils voulaient « la paix ». Ils ont toujours dit qu'ils veulent « la sécurité ». Mais chacune de ces aspirations légitimes a un prix. Pour atteindre ces aspirations, Israël avait besoin de prendre des mesures courageuses, très audacieuses, qu'il n'a jamais prises ; mais ces objectifs ne peuvent être atteints autrement. Après avoir parlé de paix, de tranquillité ou de sécurité il ne reste qu’une rhétorique vide : la société israélienne n'a pas d'objectifs clairs, réels.

Mais de tous les objectifs, réels ou imaginaires, auxquels les Israéliens aspirent maintenant ou auxquels ils ont aspiré depuis la fondation de l'Etat, le principal est, bien sûr, d'être un Etat « juif et démocratique ». Puisque c’est la pierre de touche de la pensée israélienne, pour la 67e fête de l'indépendance du pays on doit s’arrêter pour reconsidérer l'idée. Juif et démocratique ? Le mensonge se trouve précisément sur ces bases. Il n’y a aucun autre Etat, en dehors de l'Iran et du Pakistan peut-être, qui se définit par la religion ou l'origine nationale d'une partie de sa population, même si elle est majoritaire. La France ne déclare pas sa volonté d'être « française et démocratique », le Canada ne cherche pas à être « canadien et démocratique  », et bien sûr les Etats-Unis ne se sont jamais définis comme « américains et démocratiques ».

Autodéfinition : auto tromperie

Israël en a une. Juif et démocratique. Chaque Etat a le droit de se définir, mais pas de façon trompeuse : pas s’il se trompe lui-même, ses citoyens et le reste du monde. Il n’existe rien de juif et démocratique  - pas parce qu'il n'y a pas d'autres Etats se définissant selon la religion et l'origine nationale d'une partie de ses citoyens, mais parce qu’associer ces deux termes, juif et démocratique, est une infranchissable et insoluble contradiction interne  - et alors la définition est trompeuse. Notez que les Israéliens diront généralement  « juif-démocratique », et non l'inverse, « démocratique-juif ». Ceci est révélateur de leurs priorités. La plupart diront que « juif » est plus important pour eux que « démocratique ». Par conséquent, la plupart sont conscients de la contradiction ou du moins de l’incompatibilité des deux termes.

Personne n’est juif-démocratique ; ça n’existe tout simplement pas. Bien sûr, personne en Israël n’a aucune notion de ce que signifie être un Etat juif. Est-ce que cela signifie un Etat juif religieux selon la Halacha (loi juive) ? Comment le caractère juif d'Israël sera-t-il déterminé ? Par l’absence de transports en commun le jour du sabbat ? Apparemment  la majorité s’y oppose. Mais pour les besoins de la discussion : quelle que soit la signification de « juif » dans « juif-démocratique », le concept accorde des privilèges décisifs aux juifs dans l'Etat d'Israël.

Ces privilèges ont commencé, bien sûr, avec la première loi adoptée en Israël, la loi du retour, la raison d'être de l'Etat. La loi du retour définit clairement des privilèges absolus pour ses citoyens juifs (les quatre cinquièmes de l'ensemble des citoyens) par rapport à ses citoyens arabes (un cinquième). Cette loi accorde automatiquement et immédiatement la citoyenneté israélienne à toute personne qui peut prouver son affiliation juive, y compris les personnes qui sont à moitié ou au tiers juives, de la deuxième et troisième génération. Par exemple, au début des années 1990, en vertu de cette loi, environ un million d'immigrants de l'ex-Union soviétique sont venus en Israël, au moins un tiers d'entre eux n’étant pas reconnu comme juif, mais seulement marié à des juifs ou descendants de juifs. La porte leur était grande ouverte.

Quel droit au retour ?

Mais pour celui des cinq citoyens israéliens qui est palestinien, et qui a des liens de longue date avec cette terre, ce droit n’existe pas, même dans des circonstances humanitaires désespérées. Prenez par exemple l'artiste d’Haïfa Abed Abadi qui, comme ses parents et grands-parents, est né ici. Il a cherché à sauver sa sœur âgée Lutfiya du camp de réfugiés de Yarmouk en Syrie. Le camp de Yarmouk a été une dangereuse zone de tir pendant des années dont la plus grande partie a été réduite à des décombres. Pourtant, il n'y avait absolument aucune chance que l'Etat d'Israël permette à Lutfiya, également née ici, de revenir comme immigrante ou, plus exactement, de retourner dans son pays natal. Le droit au retour de Lutfiya est considéré en Israël comme la mère de toutes les menaces. En hébreu, il y a deux termes pour le nom « retour », qui tous deux proviennent de la même racine hébraïque, l’un des termes (shvut) est encore réservé pour les juifs et autorisé, alors que l'autre (shiva) est réservé aux Palestiniens et n’est pas seulement interdit, mais perçu comme un danger existentiel (pour l'Etat et sa majorité juive privilégiée).

Le « droit au retour » n’est bien sûr que l'un des nombreux avantages civils privilégiant les juifs par rapport aux citoyens palestiniens d'Israël. C’est la mère de tous les privilèges, mais à côté, il y a une longue série d'autres privilèges uniquement pour les juifs, et cela avant même d’en arriver à la discrimination contre les citoyens non juifs d'Israël dans tout, vraiment tout, les domaines de la vie. C’est la base de la partie « juif » de « juif et démocratique » et elle contredit complètement la partie « démocratique ». Comme il n'y a pas de démocratie sans égalité, il n’y a bien sûr pas non plus de description de société civile englobant à la fois « juif » et « démocratique ».

Pour la 67e fête de l'indépendance d'Israël, cette question, entre autres, grondera dans les profondeurs mais n’émergera jamais à la lumière du jour pour un large examen approfondi. Société dans un déni profond et absolu, Israël continuera d’ignorer ses vrais problèmes, obsédé par le nucléaire iranien et fermant les yeux sur les nombreuses autres questions et sans doute sur la plus critique qui concerne son avenir et le genre de pays qu'il veut être. Etre profondément dans le déni n’est pas la façon de célébrer un 67e anniversaire.

- Gideon Levy est un chroniqueur de Haaretz et un membre du comité de rédaction du journal. Gideon Levy a rejoint Haaretz en 1982, et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel  en 1996. Son nouveau livre, The Punishment of Gaza, vient d'être publié par Verso.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Un chat se dresse sur une clôture à côté de drapeaux israéliens décorant un jardin d'enfants dans le centre du kibboutz Nahal Oz, situé près de la frontière avec la bande de Gaza, le 20 avril 2015 avant des célébrations marquant la Journée de l'indépendance d'Israël (AFP).

Traduction de l'anglais (original).

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