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Israël : le Shabak joue les trouble-fête

Si le Premier ministre israélien décrit la violence palestinienne comme étant antisémite, des avis opposés ont été exprimés par son appareil de sécurité

Lorsqu’en 2011 les autorités israéliennes ont nommé Yorm Cohen chef du Service général de la sécurité d’Israël (mieux connu sous le nom hébreu de Shabak, ou Shin Bet également), sa nomination a été accueillie avec appréhension par certains segments de la population. Les juifs orthodoxes qui s’identifient largement avec le mouvement des colons sur les questions politiques soutiennent Cohen. Nommer une personne supposément partisane de la colonisation à la tête du Shabak est un peu comme demander à un chat de surveiller le lait sur le feu.

Quatre ans plus tard, il est difficile de savoir si Cohen a changé d’affiliation politique pendant son mandat. Pourtant, il est sans aucun doute devenu un trouble-fête permanent pour le premier ministre Benyamin Netanyahou, contestant les allégations de ce dernier à l’encontre du président palestinien Mahmoud Abbas et de son Autorité palestinienne (AP).

En novembre 2014, suite à l’assassinat de quatre civils et d’un policier israéliens dans une synagogue de Jérusalem par deux Palestiniens, Netanyahou s’était empressé de déclarer que cette attaque avait pour moteur l’incitation à la violence d’Abbas. Cohen, apparaissant devant le comité de la sécurité et des affaires étrangères de la Knesset, avait platement rejeté ces accusations.

« Abou Mazen [Abbas] n’encourage pas le terrorisme », avait-il déclaré aux parlementaires israéliens, il « n’est pas intéressé par le terrorisme, même secrètement. »

Ce n’était pas la première fois que Cohen contredisait ouvertement Netanyahou. Cela s’était produit pendant la guerre contre Gaza plus tôt cette année-là et à d’autres occasions. Or aujourd’hui, deux mois après le début de l’actuelle vague de violence dans laquelle au moins 104 Palestiniens et 23 Israéliens ont été tués, ces différends se font encore plus fortement ressentir.

Malgré les efforts considérables exercés par Netanyahou pour convaincre le public israélien et international du fait que les racines de la violence palestinienne ne se trouveraient pas dans l’occupation mais dans une haine profonde envers le sionisme et les juifs – incluant même dans son argumentaire le Mufti Hadj Amin el-Husseini et le rôle qu’il aurait prétendument et imaginairement joué dans la décision de l’Allemagne nazie d’exterminer les juifs –, le Shabak est resté de marbre.

Dans une analyse publiée sur son site internet officiel en novembre, le Shabak a soutenu que les jeunes Palestiniens actifs dans l’actuelle escalade ne disposent pas d’« une identité politique claire ou d’un leadership organisé » et que leurs motivations se fondent sur des « sentiments de privation sur les plans national, économique et personnel… Ils essaient de fuir une réalité frustrante qui, selon eux, ne peut être changée. » C’est là une explication pratiquement à l’antithèse de celle présentée par Netanyahou.

Pendant de nombreuses années, le Shabak a joué un rôle ambigu dans l’occupation israélienne des territoires palestiniens. D’une part, il est l’un des principaux instruments, si ce n’est le principal, du contrôle israélien sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, s’infiltrant dans chaque pore de la société palestinienne – extorquant la population, procédant à des arrestations et à des actes de torture lors de ses investigations, et mentant aux tribunaux israéliens. D’autre part, toutefois, ses chefs semblent mieux équipés que quiconque pour comprendre les effets de l’occupation israélienne sur la population palestinienne.

Ceci est manifeste dans le film documentaire The Gatekeepers, qui contient des interviews de six anciens chefs du Shabak. Alors que seulement certains d’entre eux y doutent de la moralité des activités du Shabak en Cisjordanie et à Gaza, presque tous ont admis que celles-ci sont totalement inefficaces. Le Shabak, selon eux, n’est rien de plus que le « nettoyeur d’égouts » de l’occupation.

Peu de personnes ont accueilli favorablement le point de vue avancé dans le film lors de sa sortie en salle il y a deux ans. Son accueil est encore moins favorable aujourd’hui, sous le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël. Les invectives incessantes de Netanyahou à l’encontre d’Abbas semblent presque innocentes comparées à celles d’autres ministres qui ont suggéré de faire arrêter ou même d’« éliminer » le leader palestinien.

La version officielle d’Israël, acceptée par la plupart des médias populaires du pays, est que les Israéliens sont attaqués uniquement parce qu’ils sont juifs, et que l’occupation ou les mauvaises conditions de vie des Palestiniens ne sont que des excuses de cette violence « antisémite ». Dans une telle atmosphère, l’analyse plutôt évidente des racines du soulèvement actuel réalisée par le Shabak est perçue comme un défi lancé ouvertement au discours hégémonique.

Cela dit, le Shabak ne s’oppose pas seulement à l’humeur dominante au sein du gouvernement de droite d’Israël. Alors que certains hommes politiques, comme le ministre de l’Éducation Naftali Bennet, chef du parti Foyer juif, réclament des mesures plus sévères contre les Palestiniens, y compris leur interdire d’emprunter les routes « uniquement israéliennes » de Cisjordanie et même réoccuper les villes palestiniennes, l’armée israélienne a présenté au gouvernement une série de recommandations qui vont à contresens de ces déclarations tonitruantes.

Selon ces recommandations, les autorités israéliennes devraient accorder plus de permis aux Palestiniens désireux de travailler en Israël, permettre l’entrée en Israël d’une plus grande quantité de produits palestiniens, libérer les prisonniers palestiniens et même fournir plus d’armes à l’AP. Le 25 novembre, YNetNews.com a cité les propos d’un officier de haut rang de l’armée, dont le nom n’a pas été révélé, qui, adoptant pratiquement l’analyse du Shabak, a déclaré que les Palestiniens impliqués dans les attaques contre des soldats et civils israéliens « sont de jeunes gens désespérés et frustrés ».

L’armée, d’après cet officier, cherche à minimiser le nombre de victimes palestiniennes car elle a appris des précédentes intifadas, ou soulèvements, qu’un plus grand nombre de morts engendre une plus grande violence. Elle a même indirectement critiqué les cas d’assaillants palestiniens présumés qui ont été tués par les forces israéliennes alors qu’ils avaient déjà été neutralisés, ce qui est considéré par de nombreux militants des droits de l’homme comme des exécutions extrajudiciaires.  

« Quand vous avez face à vous une adolescente munie d’une paire de ciseaux et tremblant de la tête aux pieds, vous n’avez pas besoin de la cribler de balles. Vous pourriez lui donner un coup de pied ou lui tirer dans la jambe », a-t-il dit, se référant à deux jeunes Palestiniennes de Jérusalem Est tuées après avoir attaqué un passant il y a deux semaines.

Ceci ne signifie nullement que l’armée israélienne et le Shabak se sont mis à aimer les Palestiniens.

Loin de là : ils continuent à assiéger les villages de Cisjordanie considérés comme « hostiles » et œuvrent désormais à séparer les véhicules palestiniens pour les empêcher de circuler à travers un carrefour important entre Hébron et Bethlehem.

Ce que cela révèle plutôt, c’est l’écart croissant entre un gouvernement israélien de plus en plus extrême et l’appareil militaire/sécuritaire du pays. Tandis que certains ministres voient l’Autorité palestinienne comme la source de tous les maux et veulent son démantèlement, l’armée israélienne et le Shabak considèrent toujours l’AP comme le seul organe capable d’empêcher une troisième Intifada en bonne et due forme.

Malgré le fait que la violence dure depuis deux mois et qu’elle ne semble pas sur le point de s’arrêter, les commentateurs palestiniens et les hauts gradés de l’armée israélienne sont unis dans leur désir d’éviter d’étiqueter les troubles actuels comme une nouvelle intifada en raison de l’absence d’un leadership clairement identifiable. La majorité de la société palestinienne n’a pas encore rejoint le mouvement et l’armée israélienne ne veut pas d’une escalade.

Les cercles du pouvoir militaire, qui jouissent d’un prestige important auprès du public israélien, peuvent encore repousser la pression émanant de la classe politique. Toutefois, si la violence se poursuit, et si l’armée et le Shabak continuent d’être décrits par les politiciens de droite comme « impuissants » à l’arrêter, les choses pourraient changer.

Bennet, ainsi que d’autres hommes politiques, ne cachent pas leur désir d’annexer certaines parties de la dénommée Zone C en Cisjordanie. Une telle action signerait la fin du statu quo ; or l’armée, et Netanyahou lui-même, veulent conserver le statu quo.

Meron Rapoport, journaliste et écrivain israélien, a remporté le prix Naples de journalisme grâce à une enquête qu’il a réalisée sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : soldats israéliens (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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