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Logiciel espion Pegasus : le litige porte en réalité sur le contrôle des cyberarmes

L’interdiction de NSO Group par Washington n’est aucunement liée à la protection des droits de l’homme. Cette mesure vise à limiter l’emprise d’Israël sur la « diplomatie de l’espionnage »
Le logo de la société israélienne NSO Group sur la façade d’une succursale dans le sud d’Israël, en juillet 2021 (Reuters)
Le logo de la société israélienne NSO Group sur la façade d’une succursale dans le sud d’Israël, en juillet 2021 (Reuters)

La société israélienne de logiciels d’espionnage NSO Group a, l’année dernière, rarement échappé aux gros titres. Son logiciel espion Pegasus s’introduit dans les téléphones, accède aux données et active le micro et la caméra pour en faire des équipements de surveillance permanente.

Des États autoritaires auraient acheté cette cyberarme à NSO et l’auraient utilisée à des fins politiques néfastes en ciblant des journalistes, des défenseurs des droits de l’homme, des avocats spécialisés dans les droits civiques ainsi que des partis d’opposition.

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L’exemple le plus notoire est peut-être celui associé au journaliste Jamal Khashoggi, un détracteur du gouvernement saoudien assassiné au sein de l’ambassade d’Arabie saoudite à Istanbul en 2018 : Pegasus a par la suite été découvert sur leurs téléphones.

En décembre, on a également appris que le logiciel espion avait été utilisé sur le téléphone du président du groupe d’experts de l’ONU sur la guerre au YémenKamel Jendoubi, en 2019, alors qu’il enquêtait pour le compte des Nations unies sur de potentiels crimes de guerre commis par l’Arabie saoudite au Yémen.

En novembre, l’administration du président américain Joe Biden a placé sur une liste noire NSO et Candiru, un autre développeur israélien de logiciels de surveillance, interdisant ainsi aux entreprises américaines de leur fournir des technologies.

Un énorme pouvoir sur les autres États

Washington a déclaré que les outils logiciels de qualité militaire de ces sociétés étaient utilisés à des fins de « répression transnationale » et portaient atteinte aux intérêts nationaux des États-Unis.

Le Sénat polonais, dirigé par l’opposition, s’est joint à la levée de boucliers la semaine dernière en annonçant son intention de rédiger une loi visant à réglementer les logiciels de surveillance tels que Pegasus, après que celui-ci a été utilisé pour cibler les téléphones de plusieurs leaders d’opposition.

Sahar Francis, directrice de l’ONG palestinienne Addameer, a demandé à l’ONU d’enquêter pour identifier les responsables du déploiement de Pegasus sur des téléphones appartenant à des activistes palestiniens des droits de l’homme en novembre 2021 (AFP)
Sahar Francis, directrice de l’ONG palestinienne Addameer, a demandé à l’ONU d’enquêter pour identifier les responsables du déploiement de Pegasus sur des téléphones appartenant à des activistes palestiniens des droits de l’homme en novembre 2021 (AFP)

Mais en dépit de toute l’indignation sélective de la communauté internationale à l’égard de NSO, accusée de tirer profit de la répression et des violations des droits de l’homme, le véritable problème est largement occulté.Le texte de loi a peu de chances d’être adopté : en effet, le ministère polonais de la Justice aurait acheté le logiciel d’espionnage en 2017, dans le but affiché de l’employer dans le cadre de mesures de lutte contre la corruption.

Il ne s’agit pas de parvenir à une meilleure réglementation pour une poignée de sociétés privées qui rejoignent le côté obscur de la force. Il s’agit d’une bataille pour le contrôle d’une industrie des cyberarmes en pleine croissance qui est non seulement très rentable, mais qui confère également aux États capables de superviser cette industrie un énorme pouvoir sur les autres États.

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En réalité, les cyberarmes, comme les armes conventionnelles, ne vont pas disparaître. Elles vont juste devenir plus sophistiquées, plus invasives et plus destructrices – mais aussi plus rentables.

Jusqu’à présent, Israël domine le secteur. Cela s’explique en grande partie par les subventions généreuses accordées à ses industries de l’armement conventionnel et des cyberarmes par le biais d’aides militaires américaines, outre le fait que les Palestiniens sous occupation servent de cobayes pour ces nouvelles technologies.

Mais cela pourrait changer, étant donné que Washington commence à sévir contre les sociétés israéliennes pionnières, telles que NSO et Candiru, rendant la vente de leurs produits beaucoup plus difficile. En décembre, il a été rapporté que NSO était proche de l’insolvabilité.

Si l’administration Biden a présenté sa mesure comme un moyen de protéger les droits de l’homme contre les logiciels offensifs, ses motivations semblent bien moins désintéressées. Un examen du rôle d’Israël dans le développement de l’industrie des cyberarmes montre ce qui est réellement en jeu.

Complicité de l’État israélien

Le mois dernier, il est apparu que le logiciel Pegasus de NSO n’avait pas seulement été employé par des acteurs malveillants à l’étranger, mais qu’il avait également été utilisé secrètement par des organismes étatiques israéliens contre des opposants au gouvernement d’extrême droite d’Israël, tant dans les territoires occupés que sur le territoire israélien.

La police israélienne a récemment été contrainte de concéder qu’elle utilisait également Pegasus. Elle aurait acheté une des premières versions du logiciel en 2013, bien avant la découverte de son déploiement dans d’autres régions.

L’État israélien n’est pas simplement incapable de brider NSO. Il travaille main dans la main avec la société – et d’autres du même type

Parmi les cibles en Israël figuraient les dirigeants des manifestations qui ont commencé en 2019 pour évincer l’ancien Premier ministre Benyamin Netanyahou. Actuellement visé par un procès pour des accusations de corruption, ce dernier se dirigerait vers une négociation de peine, selon des informations largement reprises.

Calcalist, un journal économique israélien, a rapporté un cas d’utilisation de Pegasus par la police pour recueillir des détails sur la vie sexuelle d’un activiste de la société civile.

En Israël, le débat sur les opérations d’espionnage de la police se limite majoritairement à des détails techniques. La police a-t-elle obtenu l’autorisation du tribunal avant d’utiliser ce logiciel d’espionnage de qualité militaire ? Une commission d’enquête a été mise en place pour répondre à cette question. Mais cette enquête vise à détourner l’attention de la question principale.

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Les dernières révélations confirment un schéma qui n’a pas échappé à tous ceux qui se sont intéressés à la question : l’État israélien n’est pas simplement incapable de brider NSO. Il travaille main dans la main avec la société – et d’autres du même type.

Le premier indice direct de la complicité de l’État israélien avec NSO est apparu en novembre 2021, peu après qu’Israël a classé six éminents groupes palestiniens de défense des droits de l’homme en tant qu’organisations terroristes – même si ces allégations improbables n’ont jamais été étayées par la moindre preuve.

Quelques jours plus tard, il a été révélé que des téléphones appartenant à certains dirigeants des groupes palestiniens avaient été infiltrés à l’aide du logiciel Pegasus. La conclusion était frappante : seuls les services de sécurité israéliens avaient à la fois une raison d’espionner ces organisations palestiniennes et les moyens de le faire.

Aujourd’hui, à la lumière des nouvelles révélations sur l’utilisation de Pegasus par la police israélienne, il est impossible de nier les liens étroits entre l’État israélien et des sociétés telles que NSO.

En effet, selon Amos Harel, analyste militaire chevronné pour Haaretz, NSO « fait partie du cœur et de l’âme de l’establishment israélien ». Israël ne peut être traité comme un simple acheteur malhonnête de logiciels espions offensifs de NSO.

Pegasus a été développé par d’anciens membres des équipes de cyberdéfense et de renseignement de l’État israélien, sur la base de recherches militaires financées par Israël et les États-Unis. Comme d’autres vétérans de l’armée israélienne, les employés de NSO ont développé leur savoir-faire en testant des outils de surveillance sur les Palestiniens.

« Diplomatie de l’espionnage »

Le ministère israélien de la Défense homologue les logiciels espions de NSO en vue de leur exportation. Le discours a toujours été que les logiciels étaient vendus exclusivement à des forces de sécurité dans des pays démocratiques dans le cadre de la lutte contre la criminalité et le terrorisme.

Il est vite apparu que NSO profitait en réalité des pratiques de surveillance et des violations – et parfois des meurtres – visant des opposants aux régimes, qu’il s’agisse de journalistes, d’avocats, de personnalités politiques ou d’activistes des droits de l’homme. Au-delà de NSO, Israël a également fermé les yeux sur ces informations.

Et c’était pour une bonne raison. Le choix des clients de NSO n’a jamais semblé aléatoire. Ses clients étaient les alliés les plus proches d’Israël, ainsi que les États avec lesquels Israël souhaitait entretenir des liens plus étroits pour en tirer des avantages politiques et diplomatiques.

Le choix des clients de NSO n’a jamais semblé aléatoire. Ses clients étaient les alliés les plus proches d’Israël, ainsi que les États avec lesquels Israël souhaitait entretenir des liens plus étroits pour en tirer des avantages politiques et diplomatiques

Parmi eux figuraient des États répressifs du Golfe, qui ont développé des relations de plus en plus étroites avec Israël, ce qui a abouti aux accords d’Abraham conclus en 2020. 

Selon des informations publiées la semaine dernière par le New York Times, le Premier ministre de l’époque, Netanyahou, est personnellement intervenu pour renouveler le contrat de l’Arabie saoudite avec NSO après que le ministère de la Défense a rejeté une licence d’exportation à la suite de la mauvaise publicité engendrée par l’assassinat de Jamal Khashoggi en 2018.

Israël souhaitait également renforcer ses liens avec les gouvernements ultranationalistes en Europe de l’Est et en Inde, sur lesquels Israël s’appuie désormais dans les forums internationaux pour recueillir un soutien contre les revendications palestiniennes en vue d’un statut d’État.

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Lors d’une conférence en décembre, Eli Pincu, ancien directeur de l’équipe du ministère israélien de la Défense chargée de superviser l’exportation de Pegasus, a souligné les obligations de l’État israélien envers NSO : « Si une société qui a servi les intérêts du pays de quelque manière que ce soit se retrouve sur la liste noire des États-Unis […], l’État d’Israël n’est-il pas obligé de la soutenir, de la défendre, de s’attaquer au problème pour elle ? »

Un autre analyste israélien parle d’une « diplomatie de l’espionnage », qui fonctionne selon le raisonnement suivant : « Je vous donne les outils pour réprimer vos opposants internes, si en retour vous soutenez ma répression des Palestiniens. »

Des intérêts froissés

Cependant, NSO – et par voie de conséquence, Israël – a froissé trop d’intérêts puissants. Meta (anciennement Facebook) et Apple, deux des firmes transnationales les plus riches de l’histoire, poursuivent NSO aux États-Unis pour avoir piraté leurs produits. Les deux géants sont probablement préoccupés par le fait que ces intrusions aient pu compromettre la confiance des consommateurs.

Le gouvernement américain est également irrité par la découverte de Pegasus sur des appareils appartenant à ses fonctionnaires. Il s’est déjà donné beaucoup de mal pour faire de Julian Assange – le fondateur de WikiLeaks – un exemple en cherchant à le faire enfermer indéfiniment pour avoir publié des fuites de câbles diplomatiques embarrassants et révélé des crimes de guerre commis par les États-Unis en Irak et en Afghanistan.

En 2015, une autre société israélienne, Black Cube, a espionné des responsables américains impliqués dans la négociation d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran

On sait que le logiciel espion de NSO a récemment été identifié sur des téléphones appartenant à des diplomates américains en poste en Ouganda. Les suspects probables sont l’Ouganda et le Rwanda, tous deux clients de NSO.

Toutefois, étant donné la dure réalité des relations entre États, il est probable qu’en privé, les États-Unis aient trouvé le logiciel Pegasus sur beaucoup plus de téléphones de leurs fonctionnaires. Les États clients de NSO ont tout intérêt à écouter la seule superpuissance du monde pour comprendre ce qu’elle leur réserve.

En 2015, une autre société israélienne, Black Cube, a espionné des responsables américains impliqués dans la négociation d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran auquel Israël était profondément opposé.

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Washington sait qu’il lui est impossible de mettre fin au développement de logiciels espions – et de toute façon, il ne lui est d’aucun intérêt de plomber cette industrie en plein essor. Après tout, Washington veut ces outils pour ses propres opérations d’espionnage, tant contre les États rivaux que pour réprimer ses dissidents.

En revanche, les États-Unis peuvent renforcer leur contrôle de l’industrie des cyberarmes afin de pouvoir choisir qui peut accéder aux meilleurs logiciels espions, mais aussi mettre en place des technologies de protection pour empêcher que des logiciels offensifs soient utilisés contre eux.

Les préoccupations relatives aux violations des droits de l’homme et aux atteintes à la vie privée continueront de faire les gros titres. Mais la véritable bataille aura pour but de déterminer qui deviendra le maître-espion mondial.

Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Son site web et son blog sont disponibles à l’adresse : www.jonathan-cook.net

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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