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Israël-Palestine : retour aux années 1930 ?

Dans les années 30, une violente confrontation a opposé juifs et Arabes sur le territoire de la Palestine mandataire. Les récents événements sont peut-être le signe que citoyens palestiniens d’Israël et Palestiniens sous occupation sont à nouveau réunis pour combattre les discriminations dont ils sont victimes face à Israël
Palestiniens et soldats israéliens dans la campagne environnant un village arabe capturé, le 15 septembre 1948 (AFP)

Le conflit israélo-palestinien est séculaire. Il a commencé avec la déclaration Balfour de 1917 et le mandat britannique en 1922. À ce moment-là, le rapport démographique entre Arabes et juifs était de l’ordre de 90 %/10 %. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la communauté juive représentait un tiers du total en raison d’une forte immigration, qui s’était intensifiée à partir du début des années 30.

Les heurts violents entre les deux communautés, qui chacune aspirait à un toit politique, ont commencé très tôt et ont basculé dans des affrontements récurrents, tout particulièrement à partir de 1936.

À la suite de la guerre de juin 1967, la colonisation a commencé dès les premiers mois de l’occupation des territoires palestiniens. Avec l’arrivée du Likoud en 1977, elle s’est considérablement accélérée. Depuis, le rythme de création et de renforcement des colonies a été de plus en plus soutenu.

En Cisjordanie, c’est donc un ratio comparable à la situation démographique qui prévalait dans la Palestine mandataire dans les années 30

Résultat : quelques milliers de colons en 1970, près de 700 000 en 2020 pour une population palestinienne d’environ 5 millions d’habitants. Les colons représentent donc 14 % de la population palestinienne des territoires occupés. Et 23 % si on ne compte pas la population de Gaza, où les 8 000 colons qui s’y trouvaient ont été évacués en 2005.

En Cisjordanie, c’est donc un ratio comparable à la situation démographique qui prévalait dans la Palestine mandataire dans les années 30.

Si on élargit la réflexion à l’ensemble du territoire (Israël et les territoires palestiniens occupés), il y a parité démographique entre les deux populations : 7 millions de Palestiniens (dont deux millions de citoyens israéliens) et 7 millions de juifs.

Jérusalem, qui est l’épicentre du conflit, compte près de 900 000 habitants en 2020. La partie ouest ne compte que des citoyens juifs (330 000), tandis qu’à l’est (partie de la ville conquise en 1967), la population palestinienne est majoritaire : 350 000 contre 220 000 Israéliens vivant dans les colonies construites depuis 1967.

Des réfugiés palestiniens attendent de traverser le pont Allenby pour rejoindre la rive est du Jourdain, en mai 1969
Des réfugiés palestiniens attendent de traverser le pont Allenby pour rejoindre la rive est du Jourdain, en mai 1969 (AFP)

Elle l’est encore bien davantage dans la vieille ville, où elle constitue près de 90 % de la population résidente (composée d’environ 40 000 personnes). Par ailleurs, ce qu’on ignore trop souvent, c’est que le pourcentage de Palestiniens dans l’ensemble de la ville de Jérusalem (est et ouest confondus) est en constante augmentation : 25 % en 1967 et près de 40 % aujourd’hui.

Et ce, malgré toutes les mesures prises par les autorités israéliennes pour les pousser à quitter leur ville (limitation drastique des permis de construire, précarité du statut de résident, restrictions systématiques de la liberté de circuler et, comme encore tout récemment, expulsions).

Un fort sentiment d’appartenance nationale

Pour saisir pleinement la portée politique de ces données démographiques, il faut prendre en compte la force du sentiment d’appartenance nationale palestinienne en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza, mais aussi chez les citoyens palestiniens d’Israël.

Cela signifie qu’une fracture profonde est peut-être en train de se creuser en Israël, où la minorité palestinienne subit de multiples discriminations […] L’affrontement armé de mai 2021 a été un révélateur de cette situation

Les manifestations de solidarité et les violences entre juifs et Arabes israéliens qu’on a vues dans les villes mixtes pendant la guerre entre le Hamas et l’armée israélienne en mai 2021 montrent que ce sentiment d’appartenance à un même peuple est sans doute de plus en plus prégnant.

Cela signifie qu’une fracture profonde est peut-être en train de se creuser en Israël, où la minorité palestinienne subit de multiples discriminations sur les plans politique, économique et social. Discriminations institutionnalisées par la loi sur l’État-nation du peuple juif de 2018, qui fait d’eux, constitutionnellement, des citoyens de seconde zone.

L’affrontement armé de mai 2021 a été un révélateur de cette situation, même s’il est encore trop tôt pour en tirer des conclusions définitives. Certes, beaucoup de citoyens palestiniens et juifs en Israël aspirent à vivre côte à côte… mais si cette hypothèse se vérifiait, la nature de ce conflit en serait profondément affectée. Les gouvernements israéliens auraient alors à se battre sur deux fronts.

À l’intérieur, s’ils continuent d’ignorer l’effet dévastateur des discriminations que leur politique a produites depuis des années, cette fracture sociétale risque de s’aggraver, avec tout ce que cela implique pour la société israélienne dans son ensemble. Les violences qui ont éclaté dans les villes dites mixtes (Lod, Jaffa, etc.) ne seraient alors que la première séquence d’un processus beaucoup plus grave et profond.

Une possible intensification de la résistance armée

Si le gouvernement israélien continue de refuser toute perspective de négociations avec les Palestiniens des territoires occupés pour poursuivre encore et encore une colonisation que le monde entier condamne (comme récemment, avec la résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations unies du 23 décembre 2016), la résistance par l’action armée pourrait rassembler de plus en plus de partisans.

En utilisant ses missiles pour soutenir les manifestations spontanées de Jérusalem contre les expulsions, le Hamas a cherché à s’imposer dans le champ palestinien déserté par une Autorité palestinienne sclérosée.

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Et, par cette initiative, il a aussi démontré que le conflit qui l’oppose à une puissante armée est de moins en moins asymétrique dès lors que la résistance palestinienne est en capacité d’utiliser des armes de plus en plus sophistiquées. On est très loin de l’époque où les groupes armés non étatiques ne disposaient que de kalachnikovs et d’explosifs face à des chars et des avions…

En d’autres termes, il est possible que les événements de ces dernières semaines traduisent de nouvelles tendances de fond dans l’histoire de ce conflit, avec à la fois une solidarité très active entre les Palestiniens des deux côtés de la ligne verte et un retour à des formes de violence variées contestant radicalement un insupportable système de discriminations en Israël comme dans les territoires occupés. Système que de nombreuses ONG et un certain nombre de responsables politiques (comme le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian) nomment par son nom : un apartheid.

Tout se passe comme si ces politiques de domination à l’intérieur, avec notamment la loi sur l’État-nation juif, et, dans les territoires palestiniens, le rouleau compresseur de la colonisation, se retournaient contre leurs auteurs. Quand on utilise toutes les formes de violence symbolique et matérielle, il ne faut pas s’étonner qu’à un moment, en retour, on en soit, à son tour, victime.

C’est dans ce nouvel engrenage que risque de s’enfoncer la confrontation israélo-palestinienne. Dans les années 1930, une situation de ce type avait dégénéré en des années d’affrontements terriblement meurtriers.

La seule voie possible pour éviter ce scénario tragique serait de revenir à des négociations multilatérales en s’appuyant sur le droit international et, dans ce cadre, tenter de trouver des formules politiques qui permettent aux Palestiniens d’Israël d’avoir toute leur place dans la société israélienne.

La coalition hétéroclite qui va se mettre en place pour former un nouveau gouvernement avec la participation de la Liste arabe unie est peut-être un pas dans cette direction. Peut-être…

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Jean-Paul Chagnollaud est professeur émérite des universités et président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Proche-Orient, sept ans de régression (2012-2019) (L’Harmattan, 2019), Israël/Palestine, la défaite du vainqueur (Actes Sud, 2017), Quelques idées simples sur l’Orient compliqué (Ellipses, juin 2008) ou encore, avec Pierre Blanc et Sid-Ahmed Souiah, Palestine, la dépossession d’un territoire (L’Harmattan, mai 2007).
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