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Israël-Palestine : comment Gaza a renversé la situation contre ses geôliers

La responsabilité de l’offensive de ce week-end incombe à tous ceux qui ont depuis longtemps cessé de considérer les Palestiniens comme des êtres humains
Des Palestiniens abattent la clôture à la frontière entre Israël et Gaza et entrent en Israël après des affrontements et des attaques à Gaza, le 7 octobre 2023 (Reuters)
Des Palestiniens abattent la clôture à la frontière entre Israël et Gaza et entrent en Israël après des affrontements et des attaques à Gaza, le 7 octobre 2023 (Reuters)

Au cours des derniers jours, on a assisté à un renversement spectaculaire des rôles pour un État habitué à exercer un contrôle total sur sept millions de Palestiniens.

Ce sont des Palestiniens armés qui occupent les colonies, et non des colons armés qui terrorisent des villageois palestiniens. 

Ce sont les habitants de Sderot qui se sont recroquevillés dans leurs sous-sols en se demandant quand l’armée viendrait les protéger, et non ceux de Huwara, Naplouse ou Jénine qui sont traumatisés chaque nuit par les attaques de colons et les raids de l’armée israélienne.

L’armée israélienne tire des obus près de la frontière avec Gaza, dans le sud d’Israël, le 11 octobre 2023 (AFP/Jack Guez)
L’armée israélienne tire des obus près de la frontière avec Gaza, dans le sud d’Israël, le 11 octobre 2023 (AFP/Jack Guez)

Des hommes armés palestiniens ont capturé des dizaines de soldats et de civils israéliens, qui se trouvent maintenant dans des sous-sols aux quatre coins de la bande de Gaza

Personne ne devrait s’en réjouir. Des civils innocents sont tués, des mères enceintes sont terrifiées et des enfants meurent. L’offensive s’est abattue sur tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, sans distinction d’opinion politique, de sexe ou d’âge. 

J’ai entendu parler d’une femme farouchement opposée au triomphalisme religieux nationaliste de droite et fervente partisane du respect des droits de l’homme pour les Palestiniens, qui a été traînée dans un sous-sol à Gaza. 

Mais les scènes face auxquelles le monde a perdu sa voix ne sont pas celles-là, mais celles des soldats israéliens qui font disparaître des Palestiniens pour des périodes indéfinies de détention administrative en prison.

Selon les dernières informations relayées, il pourrait y avoir plus d’une centaine de captifs actuellement à Gaza. L’armée et la police les mieux équipées du Moyen-Orient ont subi des pertes inouïes – le dernier bilan, civils compris, fait état de plus de 1 200 morts et de plus de 1 500 blessés – après avoir été prises au piège dans les combats de rue qui ont embrasé les villages et les villes autour de Gaza. 

Un échec retentissant des services de renseignement

C’est la première fois que l’on assiste à de telles scènes depuis la guerre de 1948 qui a donné naissance à la première Nakba palestinienne et à l’État d’Israël. Pour les Israéliens, ces scènes sont bien pires que la guerre israélo-arabe de 1973, déclenchée il y a 50 ans presque jour pour jour.

« En 1973, nous avons combattu une armée entraînée », indique à Middle East Eye Meron Rapoport, analyste israélien chevronné. « Ici, nous parlons de gens [les combattants palestiniens] qui n’ont rien d’autre qu’une kalachnikov. C’est inimaginable. C’est un échec militaire et un échec du renseignement et il faudra beaucoup de temps à Israël pour s’en remettre et retrouver confiance en soi. »

Ces images montreront à tous les Palestiniens que la résistance n’est pas une cause perdue face à un ennemi d’une puissance écrasante

Le franchissement de la barrière la mieux défendue et la mieux surveillée de toutes les frontières d’Israël, suivi d’une incursion d’une telle ampleur au cours de laquelle le quartier général militaire de la division contrôlant Gaza a été saisi, représentent le pire échec que les services de renseignement d’Israël aient connu dans leur histoire. 

Le Hamas a réussi à créer un effet de surprise total. La célèbre unité de renseignement militaire israélienne 8200, capable d’entendre toutes les conversations téléphoniques qui se déroulent à Gaza, a été prise au dépourvu, tout comme le Shin Bet, le service de sécurité intérieure. 

Les Israéliens se demandent comment leur armée a pu se tromper à ce point en déployant 33 bataillons en Cisjordanie occupée pour protéger les colons, tout en exposant la frontière sud à des attaques.

Tout cela a déclenché une onde de choc comparable à un tsunami qui a balayé une nation où les gens sont tellement habitués à être les seigneurs de la terre. Encore une fois, ce sont eux qui sont censés créer la surprise, pas leurs sujets. 

Revenir plus forts

Il y a seulement deux semaines, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a brandi devant l’Assemblée générale des Nations unies une carte qui effaçait tous les territoires palestiniens. 

« Je crois que nous sommes à l’aube d’une avancée plus spectaculaire encore : une paix historique entre Israël et l’Arabie saoudite. Une telle paix contribuera grandement à mettre fin au conflit israélo-arabe », a déclaré Netanyahou.

Les responsables américains n’ont pas exprimé leur désaccord, un haut responsable de l’administration ayant décrit une région « à peu près aussi stable qu’elle l’est depuis de nombreuses années ».

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Comme un seul chœur, Washington, Tel Aviv et Riyad ont évoqué la perspective que l’Arabie saoudite signe un accord de normalisation avec Israël, comme s’il s’agissait en soi du chemin vers la paix. 

Ils étaient tous devenus si confiants dans l’idée d’exclure les Palestiniens de cette équation, comme si toute la population de Palestine allait un jour renoncer à son drapeau et à son identité nationale, et accepter le rôle d’« ouvriers invités » sur la terre de quelqu’un d’autre.

Un message très clair est aujourd’hui envoyé : les Palestiniens existent bel et bien, et ils sont loin d’être conquis.

Chaque fois qu’ils ont été anéantis en tant que force de combat – en 1948, 1967, 1973 et à chaque opération depuis lors –, une nouvelle génération de combattants est revenue plus forte. Et aucune version passée du Hamas ou du Hezbollah n’est plus forte que celles auxquelles Israël est confronté aujourd’hui.

Le Hamas a baptisé son attaque contre le sud d’Israël « déluge d’al-Aqsa » pour une très bonne raison. Cette offensive n’est pas sortie de nulle part.

Le statu quo d’al-Aqsa

Il y a 33 ans, le 8 octobre 1990, un groupe de colons et les Fidèles du mont du Temple, une organisation d’extrême droite qui appelle à des sacrifices rituels sur le mont du Temple – un acte interdit par le grand rabbin d’Israël –, ont tenté de poser la première pierre du Troisième Temple à la mosquée al-Aqsa.

La population palestinienne de la vieille ville a résisté, l’armée israélienne a ouvert le feu et, en quelques minutes, plus d’une vingtaine de Palestiniens ont été tués et des centaines d’autres ont été blessés et arrêtés.

Depuis lors, les dirigeants israéliens n’ont cessé d’être mis en garde afin de maintenir le statu quo sur un lieu saint revendiqué par les deux religions, et, chaque année, ils ont ignoré ces avertissements et donné un tour de vis.

Aujourd’hui également, al-Aqsa est régulièrement prise d’assaut pour permettre aux fidèles juifs d’accéder au site islamique où les visites, les prières et les rituels non sollicités sont interdits aux non-musulmans en vertu d’accords internationaux conclus il y a plusieurs décennies.

Des policiers israéliens patrouillent dans le complexe de la mosquée al-Aqsa, à Jérusalem-Est occupée, en avril 2023 (AFP)
Des policiers israéliens patrouillent dans le complexe de la mosquée al-Aqsa, à Jérusalem-Est occupée, en avril 2023 (AFP)

Ces incursions violentes étaient autrefois le fait de ce que les juifs considéraient comme des groupes marginaux d’extrémistes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ils sont désormais emmenés par Itamar Ben-Gvir, qui parade sous le titre de ministre de la Sécurité nationale.

Au fil des jours, une politique a été élaborée avec le soutien de députés du Likoud, comme Amit Halevi, pour diviser la mosquée al-Aqsa entre juifs et musulmans, tout comme la mosquée d’Ibrahim à Hébron a été divisée dans les années 1990.

Ben-Gvir, le ministre qui a le pouvoir de nommer le chef de la police israélienne, n’a pas épargné ses politiques fascistes aux chrétiens. Lorsque cinq juifs orthodoxes ont été arrêtés par la police pour avoir prétendument craché sur des fidèles chrétiens dans la vieille ville de Jérusalem, le ministre a réagi en ces termes : « Je continue de penser que cracher sur des chrétiens ne relève pas d’une affaire criminelle. Je pense que nous devons y répondre à travers l’instruction et l’éducation. Tout ne justifie pas une arrestation. »

Le silence international

La vis continue d’être serrée, que ce soit à al-Aqsa ou dans l’effroyable bilan quotidien parmi la population palestinienne, dont une majorité de jeunes. Human Rights Watch a constaté que l’année actuelle, jusqu’au mois d’août, était en passe d’être la plus meurtrière pour les enfants palestiniens en Cisjordanie occupée depuis plus de quinze ans, avec au moins trente-quatre enfants tués jusque fin août.

Et tout cela se heurte au silence de la communauté internationale, tellement attachée à une route commerciale entre la mer Rouge et Haïfa. 

Si quelqu’un porte la responsabilité de l’effusion de sang de ce week-end et des massacres de civils qui sont destinés à se produire jour et nuit à Gaza à mesure que l’armée israélienne déploie une offensive terrestre, ce sont tous ces dirigeants étrangers qui affirment qu’Israël partage leurs valeurs. Tous ces dirigeants laissent à Israël le loisir de dicter sa politique, même si elle est en contradiction flagrante avec la leur.

Quoi qu’il advienne dans les jours et les semaines à venir à Gaza – et Israël a déjà engagé de violentes représailles –, le Hamas a incontestablement remporté une victoire considérable

Quoi qu’il arrive dans les jours et les semaines à venir à Gaza – et Israël a déjà engagé de violentes représailles malgré l’absence de cible militaire –, le Hamas a incontestablement remporté une victoire considérable.

Il a fait venir des journalistes et des caméramans qui ont enregistré tout ce qui s’est passé. Ces images parleront à tous les jeunes Palestiniens et Arabes qui les verront.

Les images montrent des Palestiniens retournant sur les terres dont leurs pères ont été chassés. La population de Gaza est composée à 67 % de réfugiés qui proviennent principalement des terres autour de Gaza que le Hamas a temporairement libérées. 

Ce week-end, par la force des armes, ils ont exercé le droit au retour qui avait été retiré de la table des négociations il y a 23 ans.

Ces images montreront à tous les Palestiniens que la résistance n’est pas une cause perdue face à un ennemi d’une puissance écrasante. Elles leur montreront que leur volonté de résister est plus puissante que celle de l’occupant. 

Un paysage à jamais transformé

Je ne doute pas que les civils palestiniens paieront désormais un lourd tribut à travers la vengeance biblique qu’Israël cherchera à obtenir. L’électricité a déjà été coupée pour plus de deux millions de personnes dans la bande de Gaza sous blocus. 

Mais je suis également certain qu’après ces événements, les affaires ne reprendront pas comme si de rien n’était. 

Après avoir nié pendant des générations l’existence de la Nakba, les députés israéliens en défendent aujourd’hui ouvertement une nouvelle. Ariel Kallner a tweeté : « Neutralisez l’ennemi maintenant ! Ce jour est notre Pearl Harbor. Nous n’avons pas fini d’en tirer les leçons. Pour l’instant, un seul objectif : la Nakba ! »

Netanyahou n’est pas en reste et appelle tous les Palestiniens de Gaza à partir, comme s’ils avaient quelque part où aller. 

De la fumée s’élève au-dessus de bâtiments à Gaza au cours d’une frappe aérienne israélienne, le 8 octobre 2023 (AFP)
De la fumée s’élève au-dessus de bâtiments à Gaza au cours d’une frappe aérienne israélienne, le 8 octobre 2023 (AFP)

Si Israël souhaite vraiment déclencher une guerre régionale, une tentative de réitération de 1948 serait le moyen le plus rapide d’y parvenir. Ni l’Égypte ni la Jordanie ne le toléreraient et leurs accords de paix avec Israël seraient nuls et non avenus.

Une guerre régionale impliquerait le mouvement de résistance le mieux équipé de la région. Le Hezbollah, qui a entamé dimanche des échanges de tirs avec Israël à la frontière libanaise, pourrait bien hésiter à y intervenir. Mais il pourrait aussi y être entraîné. Depuis un certain temps, le Hezbollah fait savoir qu’il considèrerait une incursion terrestre dans la bande de Gaza comme une ligne rouge.

Au cours de l’année, les dirigeants politiques du Hamas se sont rendus à Beyrouth et ont tenu des réunions avec le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Certaines sources affirment qu’une décision a déjà été prise concernant une mobilisation générale. On peut déduire de tout cela que le Hezbollah a le doigt sur la gâchette.

Israël devra également faire face au fait que le Hamas détient des dizaines d’otages. La directive Hannibal, une directive militaire top secrète qui autorise Israël à s’attaquer à ses propres soldats pour éviter qu’ils ne tombent aux mains de l’ennemi, ne s’applique plus.

Pas plus que l’idée selon laquelle 2,3 millions d’habitants de Gaza pourraient être enfermés dans une cage et astreints à un régime hypoprotéiné tout en voyant leur geôlier jeter les clés.

La responsabilité de ce qui s’est passé ce week-end incombe à tous ceux qui se sont bercés d’illusions en pensant que les générations successives de dirigeants israéliens pouvaient faire ce qu’ils voulaient et s’en sortir

C’est contre cette explosion que moi-même et d’autres observateurs mettions en garde depuis un certain temps. J’ai souligné que si Israël ne faisait pas marche arrière et n’entamait pas de négociations sérieuses en vue d’une solution juste à cette crise qui donnerait aux Palestiniens les mêmes droits qu’aux juifs, il y aurait une réponse. C’est maintenant chose faite. Quand ce sera terminé, le paysage ne sera plus le même. 

Alors que plusieurs familles entières de Gaza ont été anéanties par les bombes de précision israéliennes qui ont frappé directement leurs habitations, Rishi Sunak, le Premier ministre du pays qui porte plus que tout autre la responsabilité de ce conflit, a déclaré que la Grande-Bretagne soutenait Israël sans équivoque et a fait illuminer Downing Street d’une étoile de David.

Sa secrétaire d’État à l’Intérieur a pour sa part déclaré que toute personne prise en train de manifester en solidarité avec la Palestine dans la rue serait arrêtée. Le Royaume-Uni a donc abandonné tout rôle futur pour mettre un terme à cet horrible conflit.

La responsabilité de ce qui s’est passé ce week-end incombe à tous ceux qui se sont bercés d’illusions en pensant que les générations successives de dirigeants israéliens pouvaient faire ce qu’ils voulaient et s’en sortir.

Elle incombe à tous ceux, y compris la plupart des dictateurs arabes, qui ont cessé de considérer les Palestiniens comme des êtres humains. Chacun en tirera une leçon douloureuse dans les semaines et les mois à venir. 

- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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