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Justice partiale : comment les exécutions saoudiennes servent la monarchie

La forte augmentation du nombre de décapitations n’est pas due à la pauvreté, aux changements bureaucratiques ou à l’État de droit, mais à la volonté du nouveau roi d’affirmer son autorité

L’Arabie saoudite est sur le point de battre le record du plus grand nombre de décapitations commises en une seule année. Bien qu’il soit peu probable que le royaume surpasse le total d’exécutions perpétrées par la Chine et l’Iran, il est le seul pays au monde à imposer la peine capitale par décapitation publique, et s’apprête à ce rythme à tuer plus de personnes que jamais auparavant.

Au cours des six derniers mois, le gouvernement saoudien a exécuté au moins 94 personnes – le chiffre était de 87 au cours de la totalité de l’année 2014, selon l’AFP. Cette nouvelle devrait choquer, et pourtant trop de commentateurs dans les médias l’ont vue comme allant de soi. Les applications de la peine de mort en Arabie saoudite sont si dures que les observateurs occasionnels des politiques du Golfe sont passés à côté de la gravité d’une augmentation aussi préoccupante du nombre d’exécutions entre 2014 et 2015. En effet, alors que ce chiffre continuait de progresser au printemps, le New York Times publiait un article, intitulé « Saudi Justice, Harsh but Able to Spare the Sword » (« La justice saoudienne, sévère mais capable d’éviter le recours à l’épée »), mettant en valeur la clémence dont ferait preuve le système.

L’escalade dans le nombre d’exécutions a pris le gouvernement saoudien par surprise : afin de faire face à une telle hausse de la demande, le ministère du Service civil a dû publier des offres d’emploi pour des postes de bourreaux. Le fait que le gouvernement ait confié une responsabilité aussi grave aux petites annonces du dimanche témoigne soit de son désespoir, soit de sa nonchalance – aucune de ces deux motivations n’étant particulièrement rassurante.

Et pourtant, si quelqu’un aurait dû prévoir cette tendance à la hausse, c’est bien le roi Salmane et son nouveau cercle d’intimes. Ces hommes ont travaillé sans relâche pour renforcer l’amalgame entre justice criminelle et autorité monarchique, tout en réaffirmant l’engagement visiblement inébranlable du gouvernement en faveur de l’autoritarisme.

Le gouvernement saoudien a construit un système judiciaire sécuritaire qui donne la priorité à l’ordre monarchique au détriment de l’État de droit ou de la protection des droits et des libertés individuels. Dans ce système, la nette augmentation du nombre d’exécutions peut être vue comme une réponse aux besoins politiques immédiats de l’élite au pouvoir.

Les responsables gouvernementaux rejetteraient sans aucun doute cette vision critique du système judiciaire capricieux de leur nation, préférant évoquer, comme l’a fait le roi Salmane, la prétendue indépendance du système judiciaire saoudien. Il est vrai que les juges saoudiens jouissent de vastes pouvoirs d’interprétation. Cependant, la capacité de jugement n’est pas synonyme d’indépendance, et les tribunaux saoudiens, accros comme ils le sont à l’exécution, pèchent toujours par leurs penchants pro-gouvernementaux, souvent au détriment de leur impartialité. Ainsi que même l’article susmentionné du New York Times le suggère, quand la justice criminelle est reconfigurée de manière à servir la sécurité du pouvoir autoritaire, la dissension non-violente est « considérée comme étant plus déstabilisatrice que l’adultère, ou même que le meurtre ». Il n’est pas surprenant, dès lors, que le cheikh Nimr Baqir al-Nimr, érudit religieux et activiste politique de premier plan, soit sur la liste des condamnés à mort.

En outre, le fait que des individus reconnus coupables de viol soient condamnés à seulement deux ans de prison alors que le bloggeur Raif Badawi a pour sa part écopé d’une sentence de dix ans de prison et mille coups de fouet est désormais une routine, aussi affligeante qu’elle soit. Dans un système de justice criminelle sécuritaire sublimé pour servir un régime autocratique, de tels verdicts sont vus comme un exemple de jugement optimal du système judiciaire. Dans un tel contexte, il est prévu que le taux d’exécutions double par rapport à l’année 2014.

Des observateurs ont cherché à offrir des explications plus techniques à cette hausse sans précédent du nombre d’exécutions.

Certains ont attribué cette augmentation à un accroissement de la pauvreté. Dans leur logique, une minorité significative des plus démunis se tourne vers le trafic de drogue, la hausse conséquente de la criminalité conduisant à une hausse équivalente de l’application de la peine capitale.

D’autres ont indiqué que des changements institutionnels seraient responsables de cette hausse du nombre d’exécutions. Selon Reuters, la communauté diplomatique avance l’explication selon laquelle la nomination récente d’un plus grand nombre de juges pour faire face aux retards des tribunaux a permis le traitement d’un plus grand nombre d’affaires et donc un plus grand nombre de condamnations à mort.

Dans ce cas, comme l’indique le Washington Post, « la hausse du nombre d’exécutions pourrait simplement être le résultat sinistre d’un meilleur fonctionnement de la bureaucratie ».

Il s’agit toutefois d’interprétations étonnement technocratiques d’un processus mû en réalité par des calculs résolument politiques. Le nombre des exécutions a augmenté de façon spectaculaire en parallèle à l’aggravation des troubles dans la région et à l’ascension d’un nouveau roi désireux de renforcer son pouvoir à l’échelle nationale. Dans un tel climat, toute rupture avec l’ordre autoritaire est punissable de la façon la plus dure qu’il soit ; il est intéressant de noter que les délits non-violents forment plus de 40 des 94 exécutions perpétrées par Ryad en 2015.

Ainsi que l’a admis le prince saoudien Fayçal ben Michaal al-Saud, la « rétribution » est plus qu’un avertissement à l’attention des criminels en puissance, et certainement plus qu’une application de la justice. C’est un acte politique qui rétablit la stabilité dans une situation temporaire de « chaos total »

Si la communauté internationale se préoccupe vraiment de mettre un terme à une telle pratique de la peine capitale par le gouvernement saoudien, elle devrait cesser de s’interroger sur les mécanismes bureaucratiques internes du royaume et commencer plutôt à faire pression sur Ryad afin que soit mise en œuvre une série de réformes concrètes qui démantèleraient le mandat sécuritaire du système judiciaire.

L’adoption d’un système judiciaire pleinement codifié et la garantie d’un procès juste et public devant jury seraient des étapes difficiles mais nécessaires afin de remplacer la liberté de jugement par une véritable indépendance.

Faisons en sorte de ne pas être à nouveau choqués par les pratiques de condamnation à mort du royaume la prochaine fois qu’un nouveau souverain aura besoin de s’affirmer. Le gouvernement saoudien peut dès maintenant se passer de l’épée et, à l’avenir, c’est laisser celle-ci de côté qui devra aller de soi.

- Husain Abdulla, originaire de Bahreïn, est le fondateur et directeur exécutif de l’organisation Américains pour la démocratie et les droits de l'homme à Bahreïn. Il dirige les efforts de l'organisation pour veiller à ce que les politiques américaines soutiennent le mouvement pour la démocratie et les droits de l’homme à Bahreïn. Husain Abdulla travaille également en étroite collaboration avec les membres de la communauté des Bahreïnis-Américains pour s’assurer que leurs voix soient entendues par les représentants du gouvernement américain et le public américain en général. Husain Abdulla a obtenu une maîtrise en sciences politiques et relations internationales et une licence en sciences politiques et mathématiques à l'université de South Alabama.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Darsem, une domestique indonésienne accusée de meurtre en Arabie saoudite et condamnée à la peine de mort par décapitation, a été épargnée après le versement de 534 884 dollars à l’Arabie saoudite par le gouvernement indonésien. Darsem avait été condamnée à la peine de mort alors même qu’elle avait affirmé avoir tué la victime pour se défendre d’une tentative de viol, le 13 juillet 2011 (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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