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La défaite de l’EI ne mènera qu’à de nouveaux conflits en Irak

L’EI a peut-être fait son temps en Irak, mais l’opportunisme kurde irakien, associé à des griefs sunnites ignorés et à l’expansionnisme chiite, annonce les traumatismes à venir

Il reste peu de choses debout à Bachiqa, une ville autrefois chrétienne maintenant ravagée au niveau de ses infrastructures et vidée de ses habitants.

Après deux ans d’occupation par l’État islamique, il ne s’agit de guère plus qu’un squelette, qu’un nom sur une carte. Cependant, à l’est de la ville de Mossoul, cette ville, ou ce qui en reste, résume le précipice au bord duquel l’Irak, et peut-être même le Moyen-Orient, se trouve.

Après deux ans d’occupation par l’État islamique, il ne s’agit de guère plus qu’un squelette, qu’un nom sur une carte

Après avoir assiégé la ville pendant des mois, les forces kurdes ont fixé ici de nouvelles limites. Autrefois située hors de la région autonome kurde d’Irak, la ville constitue la frontière occidentale d’un nouveau Kurdistan.

Le discours officiel avait toujours énoncé que les villes arabes telles que Bachiqa seraient rendues à des gouvernants arabes mais, sans surprise, cela est devenu parole en l’air quand le Premier ministre kurde Massoud Barzani a prononcé un discours provocant dans la ville le mois dernier affirmant que les Kurdes n’abandonneraient pas le contrôle des villes pour lesquelles le sang kurde avait été versé.

Bachiqa après que les peshmergas en ont repris le contrôle à l’État islamique le mois dernier (AFP)

En effet, ces tensions sont déjà visibles dans la rhétorique. Baqir Jabr al-Zubeidi, un haut politicien chiite et ancien commandant de l’organisation Badr (la plus importante milice chiite impliquée dans les combats près de Mossoul), a menacé d’attaquer les forces kurdes avec la milice si la ville n’était pas rendue au contrôle arabe.

En outre, un rapport virulent d’Amnesty International, publié le mois dernier, a accusé les autorités kurdes de déplacer par la force des Arabes de la ville contestée de Kirkouk.

S’il y a une chose que nous pouvons apprendre de l’histoire traumatisante de l’Irak, c’est la puissance de la mémoire. Dans les cercles kurdes, rares sont les conversations qui ne mentionnent pas le massacre d’Halabja perpétré par Saddam Hussein en 1988. Dans le même ordre d’idées, l’expulsion des Arabes par les forces kurdes de Kirkouk et des villes et villages à l’est de Mossoul restera dans la psyché irakienne pendant de nombreuses années.

Retour de « l’homme qui a ruiné l’Irak » ?

Alors que l’armée irakienne, en grande partie chiite, pénètre dans la ville, beaucoup craignent également une réaction sectaire. Rasha al-Aqeedi, originaire de Mossoul et vivant à Dubaï en tant que chercheuse au Centre d’études et de recherche d’Al-Mesbar, écrit : « L’aliénation de Mossoul par rapport à l’Irak d’après 2003 peut être partiellement comprise dans un contexte de dégoût sunnite général vis-à-vis de l’ascendant chiite. »

Bien qu’étant une minorité, les sunnites ont gouverné l’Irak de 1932 jusqu’à la chute de Saddam Hussein en 2003, lorsque les élections ont amené la majorité chiite d’Irak aux commandes du gouvernement et de ce fait, de l’armée. Al-Aqeedi ose espérer que le gouvernement chiite de Haider al-Abadi en fait assez pour apaiser cette crainte « grâce à la conduite professionnelle de l’armée irakienne et au leadership apaisant d’Abadi » mais, ainsi qu’elle prévient, « cela pourrait aisément changer ».

Al-Abadi (à droite) serre la main d’al-Maliki lors d’une session parlementaire de septembre 2014 au cours de laquelle al-Abadi présentait son nouveau gouvernement pour approbation (AFP)

Mais les efforts d’al-Abadi l’ont rendu très impopulaire, surtout auprès du tyran déshonoré et ancien Premier ministre Nouri al-Maliki. Avec l’attention du monde entier et en particulier celle des États-Unis focalisée sur la bataille de Mossoul, al-Maliki manœuvre et complote un retour au pouvoir.

C’est sous al-Maliki que la privation de pouvoir sunnite sur laquelle a misé l’État islamique a atteint son apogée – conséquence de son régime très sectaire. Aujourd’hui, sous prétexte de lutte contre la corruption, il élimine les ministres d’al-Abadi un par un par scrutin secret. Tragique ironie compte tenu des milliards de dollars supposés détournés du Trésor irakien pendant qu’il était au pouvoir, ce que certains ont qualifié de « plus grand scandale de corruption politique de l’histoire ».

Sa première cible, l’ancien ministre de la Défense, Khaled al-Obeidi, qui avait supervisé avec succès la reprise de la base stratégique de Qayyarah en juillet, a été contraint de démissionner à la suite d’un scrutin secret orchestré par al-Maliki fin août. Puis, fin septembre, dans des circonstances presque identiques, le ministre des Finances Hoshyar Zebari a également été contraint d’abandonner son ministère.

Aucun n’a été remplacé et certains pensent que la prochaine cible est le ministre des Affaires étrangères Ibrahim al-Jaafari. Si cela se concrétisait, le gouvernement de Haider al-Abadi ne pourrait se maintenir et le décor serait planté pour le retour de « l’homme qui a ruiné l’Irak ».

« Ma vie quotidienne était la même »

L’autre problème majeur reste l’idéologie de l’EI. Elle ne soulève généralement aucune contestation sur le plan intellectuel en Irak et des centaines de milliers d’enfants ont passé une partie de leurs années d’apprentissage à se voir inculquer cette idéologie.

L’opportunisme des Kurdes d’Irak, associé à des griefs sunnites ignorés et à l’expansionnisme chiite, forment un cocktail mortel

Les villes libérées comme Qayyarah et Hamam al-Alil au sud de Mossoul sont sans aucun doute reconnaissantes d’être libérées de la violence gratuite des djihadistes. Mais ces zones profondément conservatrices restent sensibles aux fondements idéologiques des djihadistes.

Quatre mois après la libération de la ville, les femmes de Qayyarah sont rarement aperçues à l’extérieur de chez elles et les autres sont vêtues de niqabs. Comme me l’a dit une femme qui fuyait Gogjali, la banlieue orientale de Mossoul : « Je ne peux pas vous dire que les choses ont changé, parce que pour moi, à part la violence, ce n’est pas le cas, il y avait des bombes et des décapitations, mais ma vie quotidienne était la même, ma foi était la même. »

Des familles irakiennes déplacées de Hamam al-Alil rentrent chez elles en novembre après que les forces gouvernementales ont repris la zone à l’EI (AFP)

L’EI est incontestablement sur le déclin, la devise officieuse du groupe de « rester et s’étendre » est désormais aussi surannée que leur traitement des femmes. Mais l’opportunisme des Kurdes d’Irak, associé à des griefs sunnites ignorés et à l’expansionnisme chiite, forment un cocktail mortel.

Al-Abadi se déploie dans toutes les directions imaginables, mais si les efforts d’al-Maliki pour renverser son gouvernement et revenir au pouvoir se couronnent de succès, alors la chute de Mossoul n’annoncera probablement qu’un nouveau chapitre de traumatisme pour l’Irak.

- Gareth Browne est journaliste. Il s’intéresse à l’actualité politique et au Moyen-Orient. Ses articles sont parus sur le site VICE, et les quotidiens Daily Mirror et Gulf News. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @brownegareth

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : les milices chiites font le signe de la victoire près du village d’Ayn an-Nasr, au sud de Mossoul (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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