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La démission de la ministre de la Justice touche au cœur les valeurs françaises

Pour Christiane Taubira, la nationalité française pour ceux qui sont nés sur le territoire français est un droit fondamental, quels que soient leurs crimes présumés

Christiane Taubira a annoncé sa démission du poste de ministre de la Justice le 27 janvier, après ce qu’elle a qualifié de « désaccord politique majeur » avec ses collègues sur la législation antiterroriste.

Il est encore tôt pour le dire, mais il semble que Taubira se soit décidée sur une question de principe relative au traitement des personnes reconnues coupables de terrorisme. Le gouvernement prévoit de déchoir ces personnes de leur nationalité française si elles ont la double nationalité ; Taubira y est farouchement opposée.

Cible favorite des racistes et de l’extrême-droite, Taubira est réputée pour ses prises de position contre les menaces visant les valeurs républicaines qui lui sont chères.

Elle a été élue à l’Assemblée nationale en 1993 pour représenter la Guyane française, où elle est née. Depuis, sa carrière a été marquée par ses tentatives successives de placer la République devant ses responsabilités.

Pour Christiane Taubira, le discours antiraciste de la France – caractérisé par son refus de catégoriser les citoyens selon leur ethnie – est hypocrite tant que ses représentants refusent d’affronter les héritages structurels de l’impérialisme français.

Aux yeux de l’État, les gens sont classés comme des « ressortissants français » ou « étrangers ». Les statistiques recueillies sur la réussite scolaire des enfants, par exemple, ou sur la qualité du logement, ne sont jamais corrélées officiellement avec l’origine ethnique des personnes étudiées. C’est pourquoi l’État ne peut établir officiellement d’éventuelle corrélation entre les inégalités et l’origine ethnique.

Christiane Taubira a justifié son dernier acte de dissidence en affirmant que les propositions visant à déchoir les personnes reconnues coupables d’infractions liées au terrorisme de la nationalité française ne seraient pas efficaces de toute façon. Elle a également parlé avec force du « droit du sol » comme d’un principe intangible. Pour Taubira, la nationalité française pour ceux qui sont nés sur le territoire français est un droit fondamental, quels que soient leurs crimes présumés.

Certains ont applaudi son jugement, mais d’autres l’ont critiquée pour son « laxisme » en matière de terrorisme. Son républicanisme ouvert et humaniste a fait sa réputation politique, mais a aussi, semble-t-il, causé sa perte en tant que ministre.

Le geste de Christiane Taubira est en adéquation avec sa position à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du parlement français. Elle est affiliée au Parti socialiste au pouvoir, mais est également associée à la gauche radicale et continue de représenter Walwari, un parti guyanais qu’elle a contribué à créer.

Cette radicale libre est maintenant remplacée par Jean-Jacques Urvoas, qui serait un ami du Premier ministre Manuel Valls. Il ne serait pas surprenant que ce dernier, un « socialiste » de centre-droit qui durcit le ton sur le contrôle des frontières et sur le terrorisme, ait choisi quelqu’un de moins véhément (ou en tout cas de moins exercé à résister) pour reprendre le portefeuille de Taubira.

Insultes racistes

Quoi qu’il arrive, Urvoas ne sera pas gêné par les insultes racistes et misogynes. Alors que l’ex-Garde des Sceaux s’éloignait du ministère, ses partisans l’applaudissaient tandis que l’aile droite française célébrait son départ.

La légitimité de Taubira en tant que représentante du peuple français a maintes fois été remise en question. Pourtant, elle est l’une des Guyanais qui ont joué un rôle essentiel au sein du gouvernement en prônant des visions similaires du républicanisme.

En 1940, Félix Éboué, le petit-fils d’esclaves né en Guyane française, devenu gouverneur de la colonie du Tchad, a changé le cours de la Seconde Guerre mondiale en faveur des Alliés en se ralliant à la France libre plutôt qu’au gouvernement de Vichy. Son proche contemporain, Gaston Monnerville, du Parti radical, fut un membre essentiel des gouvernements de transition et d’après-guerre en France. En 1962, Monnerville s’est publiquement opposé au président Charles de Gaulle et au Premier ministre Georges Pompidou sur une question constitutionnelle (cela ne semble-t-il pas familier ?). Il est toutefois resté président du Sénat jusqu’en 1968.

Avec leurs racines afro-américaines, Éboué, Monnerville et Taubira partagent une certaine volonté de la dissidence au nom des « valeurs républicaines ». On peut raisonnablement supposer que cela n’est pas sans rapport avec la manière dont ils ont tous incarné et compris la diversité et la complexité de la France impériale et postcoloniale.

La Guyane française, qui borde le Suriname et le Brésil, est un département français entièrement intégré depuis 1946. Sur le plan juridique, il n’y a pratiquement pas de différence avec la Dordogne ou la Vendée. Les Guyanais sont des citoyens français qui utilisent l’euro et vont au lycée. Pourtant, dans ce coin de l’Amazonie, des descendants d’Africains, d’Asiatiques, de marrons et/ou d’Amérindiens pourvus de la nationalité française côtoient des migrants et des réfugiés en provenance d’Haïti, de la République dominicaine, de Sainte-Lucie, de Colombie, de Chine, du Brésil, du Suriname et même de Paris.

Beaucoup en Guyane française ont, sans surprise, la double nationalité. Bien qu’il n’y ait pas de terrorisme là-bas, la criminalité y est élevée ; la proposition de déchoir de leur nationalité certains criminels condamnés pourrait créer un précédent qui pourrait affecter les gens de la circonscription de Taubira plus que d’autres.

Selon Marine Le Pen, la démission de Taubira est « une bonne nouvelle pour la France ». Cependant, la Guyane est aussi la France. Et la France, en un sens, est aussi la Guyane. Quelle France est alors représentée aujourd’hui dans le cabinet de François Hollande ?

- Sarah Wood est maître de conférences en histoire impériale et postcoloniale à l’université de York (Royaume-Uni). Cet article a été initialement publié sur TheConversation.com/uk.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : la ministre de la Justice sortante Christiane Taubira salue tandis qu’elle quitte le ministère de la Justice à vélo, à Paris le 27 janvier 2016, après la cérémonie de passation des pouvoirs (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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