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La fatwa de l’« ayatollah » al-Sissi

Si les autorités religieuses égyptiennes indiquent que lire Middle East Eye est haram, ce n’est pas leur fatwa, mais celle de Sissi

En ce dimanche du milieu de l’été, une chaleur incroyable donnait aux Londoniens comme moi l’impression fausse et strictement éphémère que tout allait bien dans le monde. Je me suis connecté à ma boîte e-mail.

En premier apparaissait une plainte d’un lecteur sur la couverture faite par Middle East Eye (MEE) de l’ouverture de l’extension du canal de Suez, qui a coûté 8,5 milliards de dollars. MEE n’a pas donné suffisamment d’importance aux doutes soulevés à propos de ce projet grandiose. The Washington Post, Bloomberg, The New York Times, The Guardian et The Independent ont tous cité des économistes indiquant que le coût n’en valait pas la peine : pourquoi pas nous ?

Suivait un communiqué sur MEE émis par un organisme qui répond au nom curieux d’« Observatoire des fatwas anormales et takfiries ». Je me suis creusé la tête. Quelle fatwa anormale MEE avait-il publiée ? Les souvenirs de la fatwa de l’ayatollah Khomeini contre Salman Rushdie m’ont traversé l’esprit. Il s’est ensuite avéré que l’Observatoire ne se plaignait pas d’une déclaration religieuse que nous avions faite, mais d’une information que nous avions publiée.

« L’Observatoire Iftaa a contrôlé un reportage publié par Middle East Eye sur la situation sécuritaire en Égypte suite à ce qui a été rapporté au sujet du meurtre de l’otage croate, indiquait l’e-mail. Le reportage de Middle East Eye affirme que l’enlèvement d’étrangers en Égypte a un impact sur les investissements étrangers et que l’exécution du Croate par l’organisation État islamique devrait avoir une incidence sur l’économie égyptienne, qui est déjà faible. Ce reportage, qui décrit l’économie égyptienne comme une économie faible, vise à créer de la confusion et à dissuader les investisseurs étrangers d’investir en Égypte. »

Je suis resté perplexe. Pourquoi un organisme dont l’activité se limite à la religion devrait-il commenter un site web dont l’activité est l’information ?

L’Observatoire fait partie de Dar al-Iftaa, la « Maison de la fatwa », qui dicte aux croyants musulmans d’Égypte ce qui est halal (« autorisé ») et ce qui est haram (« interdit »). Il est dirigé par l’autorité religieuse suprême d’Égypte, le grand mufti Shawki Allam.

Allam s’est déjà distingué en plagiant deux pages d’un ouvrage de Sayyid Qutb, théoricien islamiste et figure des Frères musulmans, pour en faire un article consacré à la vertu du jeûne, dont il a revendiqué la paternité. Cela est arrivé quelques jours après que les autorités égyptiennes ont donné l’ordre à toutes les mosquées et les écoles de retirer de leurs étagères les livres écrits par des figures des Frères musulmans, en particulier ceux de Qutb. Il s’est ensuite avéré qu’Allam était un plagieur en série. D’après le journal al-Mesryoon, les articles précédents du grand mufti sur la vertu du jeûne avait été tirés de la Renaissance des sciences religieuses de l’imam Mohammed al-Ghazali. La majeure partie d’un autre article sur la vertu de la tolérance dans l’islam avait quant à elle été extraite d’un livre du Dr Abdullah ben Ibrahim al-Tawil.

Si l’un de ses étudiants avait fait cela, il aurait été renvoyé. Rien de tel pour Allam, qui a allègrement confié son petit secret, et qui poursuit un rôle dans lequel il est non seulement le juge du bien et du mal, mais aussi celui de la vie et de la mort. Le grand mufti d’Égypte signe des condamnations à mort.

Son prédécesseur n’a guère fait mieux. Ali Gomaa a donné à un auditoire militaire qui comprenait Abdel Fattah al-Sissi, alors ministre de la Défense, des conseils sans équivoque sur la façon de gérer les manifestants de la place Rabaa. La vidéo du discours a fuité, ce qui a embarrassé Gomaa.

« Tirez-leur dans le cœur [...] Bienheureux ceux qui les tuent et ceux qu’ils tuent [...] Nous devons purger notre Égypte de cette racaille [...] Ils nous font honte [...] Ils puent. C’est comme cela que Dieu les a créés. Ce sont des hypocrites et des dissidents [...] Défendez votre position. Dieu est avec vous, le Prophète Mohammed est avec vous et les croyants sont avec vous [...] De nombreuses visions ont permis d’attester que le Prophète est avec vous. Puisse Dieu les détruire, puisse Dieu les détruire, puisse Dieu les détruire. Amen ! »

Sous tous les aspects, ce discours était une incitation à la violence, et non des propos modérés d’une figure religieuse importante.

Revenons-en à l’Observatoire, qui avait découvert un complot.

« L’Observatoire Iftaa découvre un projet d’organisations terroristes cherchant à créer et à utiliser des faux médias en Occident pour propager des mensonges et des rumeurs qui visent à porter atteinte à la réputation et au statut mondial de l’Égypte. »

Est-ce vraiment possible ? Regardez la première page. Selon l’Observatoire, Middle East Eye et les médias appartenant à des organisations terroristes ont été « affligés d’un état d’hystérie et d’un comportement frénétique en raison de leur perte de crédibilité. Cela a été le résultat de l’exposition devant le monde entier du défaut majeur de la structure idéologique de ces courants, qui constituent un grand danger pour la paix et la sécurité mondiale. »

Ainsi, MEE est désormais haram.

Mais attendez un instant : MEE était-il le seul à affirmer que le meurtre de Tomislav Salopek, l’otage croate, pourrait faire douter les investisseurs étrangers potentiels (comme Siemens et BP) ? Non, apparemment.

ABC News a publié un article  recueillant des informations de l’AFP et de Reuters, qui indiquait que « l’Égypte, dirigée par le président Abdel Fattah al-Sissi, s’était donné du mal à persuader les investisseurs et les compagnies internationaux que le pays était sûr après deux années de violences et d’attaques de militants. »

Time, un autre média occidental affligé d’un état d’hystérie et d’un comportement frénétique, a fait encore pire. Son gros titre était « La sécurité en Égypte remise en question après la décapitation du Croate par l’État islamique ». L’article a cité Angus Blair, président du Signet Institute, think tank axé sur les questions économiques et politiques basé au Caire. « L’Égypte cherche à accroître les investissements étrangers directs, mais il va devenir difficile de faire venir les étrangers souhaitant travailler dans le cadre de ces investissements en raison des préoccupations quant aux risques », a-t-il indiqué.

L’Observatoire des fatwas anormales et takfiries a dû manquer ces reportages, mais l’on présume qu’ABC News et Time sont aussi haram. Quelqu’un devrait-il le leur dire ?

La liste des médias et autres organes occidentaux interdits et non islamiques semble s’allonger de jour en jour. Dimanche, c’était le tour de MEE. Samedi, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Ahmed Abou Zeid a déclaré que l’organisation Human Rights Watch était « suspecte et politisée » après que celle-ci a publié un communiqué sur l’anniversaire du massacre de Rabaa et rappelé à tout le monde que personne n’avait encore été poursuivi deux ans plus tard.

Avant cela, c’était le New York Times. En octobre dernier, al-Ahram, principal journal gouvernemental égyptien, a publié une mauvaise traduction d’un reportage de David Kirkpatrick, éminent correspondant du Times au Caire. Alors que Kirkpatrick avait écrit que le discours de Sissi à l’ONU avait été reçu dans un « silence amusé », al-Ahram a cité le journal en affirmant qu’il aurait indiqué que la présence de Sissi à l’ONU avait convaincu tout le monde que l’éviction de Mohamed Morsi n’était pas un coup d’État militaire, mais plutôt une révolution. Lorsque le New York Times a exigé des excuses, elle en a reçu une... en anglais.

En arabe, cependant, les « excuses » étaient les suivantes : « Il est bien connu que le reporter du New York Times refuse la trajectoire politique prise par l’Égypte depuis le 30 juin », en référence au coup d’État du 30 juin qui a entraîné le renversement du premier président librement élu d’Égypte, Mohamed Morsi. « En outre, [Kirkpatrick] est un fervent défenseur de l’organisation terroriste et prône toujours l’idée que les libertés sont opprimées dans le pays, tout en remettant en question la volonté publique qui a évincé [les Frères musulmans] du pouvoir. »

Avant cela, The Guardian a été qualifié de « porte-parole de la contre-révolution ». Même Barack Obama ainsi que son ambassadeur en Égypte ont été accusés de faire partie de la conspiration des Frères musulmans.

MEE se retrouve ainsi en bonne compagnie, mais pourquoi est-il dénoncé par une autorité religieuse comme celle-ci plutôt que par une autorité civile telle que le ministère des Affaires étrangères ?

Cela semble être le début d’une nouvelle tendance. Après ne pas être parvenu à empêcher que les mauvaises nouvelles sortent d’Égypte, Sissi se tourne désormais vers ses autorités religieuses pour empêcher les Égyptiens, à travers des édits religieux, de lire la vérité. L’utilisation (ou l’abus) de l’islam par Sissi devient un trait caractéristique de son règne oppressif.

Sissi affirme haut et fort qu’il est croyant. Il croit avoir reçu l’ordre par Dieu de devenir président. Dans une conversation privée avec un journaliste pour al-Masry al-Youm qui a fuité, Sissi a révélé qu’il avait eu une vision religieuse dans laquelle il brandissait une épée où figurait l’inscription de sang « Il n’y a d’autre dieu que Dieu et Mohammed est son Prophète », et dans laquelle il a vu Anouar el-Sadate assassiné lui promettant qu’il serait président.

Il s’est également servi de figures religieuses comme d’une source de légitimité politique. En annonçant la « Feuille de route vers la démocratie » de l’Égypte, Sissi était accompagné sur la scène du pape copte, du cheikh d’al-Azhar, l’institution d’enseignement islamique la plus vénérable du pays, et de Galal al-Murra, un éminent salafiste.

En effet, Robert Springborg, dans un article récent pour Foreign Policy, a soutenu que « l’Égypte de Sissi, en somme, sera une Égypte où la religion renforcera l’autoritarisme militaire et servira à justifier la répression des opposants, notamment ceux dont la politique, paradoxalement, est également éclairée par l’islam. S’il ne s’agissait pas de l’image véhiculée pendant la campagne de Sissi, c’est toutefois une réalité à laquelle les occidentaux tout comme les Égyptiens feraient bien de se préparer. »

Sous Sissi, les institutions islamiques d’Égypte deviennent plus que des appuis politiques. Elles sont devenues partie intégrante de la tyrannie en elle-même. Comme l’a observé Mohammed el-Masry, commentateur pour MEE, l’ironie de la campagne de Sissi contre l’extrémisme religieux est que la campagne relève elle-même de l’extrémisme religieux.

« Les érudits qui soutiennent le régime de Sissi ont fait précisément ce dont ils ont accusé à tort les islamistes traditionnels de faire, en s’engageant dans le takfir (l’acte de déclarer comme non-musulmans des individus qui se professent de confession musulmane) et en appelant à des actes de violence illégale », a écrit el-Masry.

Chaque imam a reçu l’instruction de prêcher pour les avantages du canal de Suez pour l’économie égyptienne lors de la prière du vendredi. Ils ont rappelé une victoire du prophète Mohammed pour laquelle une tranchée avait été creusée. Sissi se sert de l’appareil religieux non seulement pour légitimer son coup d’État, mais aussi pour se présenter comme un modernisateur de l’islam. L’extrême droite américaine a comblé Sissi d’éloges après l’appel à une révolution religieuse de l’islam qu’il a lancé lors de son discours à al-Azhar. Il a été acclamé et considéré comme un lauréat potentiel du prix Nobel, à l’instar d’un Martin Luther King.

Dans un monde idéal, les autorités religieuses ont un rôle à jouer en rappelant à l’ordre les politiciens. Représentant les valeurs de la société, elles font partie de l’équilibre de l’exécutif politique. Surtout pendant les moments clés, comme l’a été l’invasion de l’Irak pour la Grande-Bretagne de Tony Blair.

Vous auriez pu imaginer que la Maison de la fatwa se serait préoccupée de la vérité. Malheureusement, son rôle consiste désormais à propager des mensonges, sous les ordres spécifiques de son guide suprême, l’ayatollah al-Sissi. Soyez assurés que les petits cheikhs timides n’auraient rien fait sans son aval. Rien ne se passe sans l’autorisation du régime. Si l’Observatoire indique que lire MEE est haram, ce n’est pas sa fatwa, mais celle de Sissi.

Ce qui nous ramène au canal de Suez, dont le trafic aurait déjà permis de rembourser les 20 milliards de livres égyptiennes (environ 2,5 milliards de dollars) investis pour son élargissement, selon ce qu’a déclaré Sissi ce dimanche. Le chiffre réel n’était-il pas de 8,5 milliards de dollars ? De même, tous les économistes dignes de ce nom n’ont-ils pas affirmé que l’augmentation de la capacité du canal ne contribuera que peu à résoudre les problèmes économiques de l’Égypte, puisque le trafic maritime est en pleine crise et que le canal n’était de toute façon pas exploité au maximum de sa capacité ? Le volume du commerce mondial devrait augmenter d’environ 9% pour que le canal de Suez atteigne son objectif de trafic, a indiqué Capital Economics dans un rapport dans lequel cet objectif est décrit comme étant pour le moins invraisemblable.

Rien de tout cela n’a d’importance pour Sissi.

L’Égypte, et d’ailleurs le monde entier, doivent désormais prêcher la bonne parole de Sissi, car comme il le dit lui-même, tout ce qu’il fait a été ordonné. Combien d’autres tyrans dans l’histoire se sont-ils convaincus que leur main était la main de Dieu ?

David Hearst est le rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian, où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant en Europe et correspondant en Irlande. Avant le Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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