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La guerre au Yémen nous divise

Pris entre l’agression houthie sur terre et les frappes menées par l’Arabie saoudite depuis les cieux, les Yéménites sont contraints de choisir un camp et le juste milieu disparaît rapidement

La semaine dernière, après avoir terminé mes cours de la matinée, j’ai appelé ma famille au Yémen – une routine quotidienne depuis l’escalade du conflit le mois dernier.

« La plupart des fenêtres de la maison sont brisées. Mais les Saoudiens ont arrêté [les frappes] pour le moment », m’a dit mon père. « Oh, attends, non. Ils recommencent. »

Sauf qu’ils ne recommençaient pas. Le « martèlement » que mon père entendait provenait en fait de mon petit frère de 9 ans qui dans la chambre voisine frappait un coussin de ses poings pour imiter le son des frappes aériennes.

Depuis qu’une collation menée par l’Arabie saoudite a lancé l’opération « Tempête décisive » – une campagne de bombardement visant à réinstaller le Président Abd Rabo Mansour Hadi et repousser les rebelles houthis – j’ai du mal à dormir. Coincée entre deux fuseaux horaires, le gouffre entre ma vie d’étudiante à l’étranger et celle d’activiste observant mon pays se déchirer s’élargit de jour en jour.

Parfois je me demande si le Président Hadi, qui a fui en Arabie saoudite en mars et soutient Tempête décisive, se sent lui-même déchiré. Le mois dernier, bien en sécurité dans son domicile de Riyad, il a publié un édito dans le New York Times affirmant que les Houthis, les rebelles chiites alliés à l’ancien Président Ali Abdullah Saleh, « doivent être arrêtés ». C’est un sentiment partagé par la plupart des Yéménites, surtout ceux qui vivent dans le sud, où des centaines ont perdu la vie lors d’affrontements violents avec les rebelles houthis.

Dans sa lettre d’opinion, Hadi écrit que les Houthis ont commis « des actes d’agression injustes à l’encontre du peuple yéménite ». Il a raison.

Après s’être emparés de la capitale l’année dernière, les Houthis se sont déchaînés : kidnapping de journalistes et d’hommes politiques, occupation d’écoles et d’hôpitaux, attaque de manifestants à l’arme à feu et au couteau. Les milices houthies ont réduit des quartiers à néant et tiré sur des civils dans la rue. Et dans un pays où 60 % de la population dépend de l’aide humanitaire, les combattants houthis ont bloqué l’accès d’organisations qui cherchaient à porter secours aux populations telles que le Comité international de la Croix-Rouge.

Mais alors qu’Hadi condamne une partie des atrocités commises au Yémen, il ferme les yeux sur l’autre : l’opération Tempête décisive, une guerre de grande ampleur, de durée indéterminée et aux frappes aveugles, menée depuis les cieux.

Les bombes qui s’abattent sur le Yémen visent peut-être les positions houthies mais, bien trop souvent, elles s’écrasent sur les maisons et les écoles. Plus de 1 000 personnes ont été tuées depuis le 23 mars et plus de 4 000 autres ont été blessées, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Les frappes menées par les Saoudiens sont responsables de centaines de ces décès, dont 46 personnes à Sanaa, 40 civils dans un camp de déplacés internes, 30 résidents d’Hodeïda, des dizaines d’employés d’une usine de produits laitiers, 9 membres d’une même famille dans un village, et 3 enfants dans une école.

Ainsi que me l’a confié une amie de Sanaa récemment : « Les missiles nous pleuvent littéralement dessus ».

Plus de 300 000 personnes ont été déplacées, nombre d’entre elles fuyant vers la campagne pour éviter les assauts des Houthis ou les frappes aériennes visant les villes. Un blocus aérien et naval instauré par la coalition, qui a, des semaines durant, empêché aux aéroports internationaux du pays de fonctionner et à l’aide vitale d’atteindre les personnes dans le besoin, a mis à genou l’économie du Yémen. Les hôpitaux sont submergés. Les boulangeries n’ont plus de pain. Des milliers de vaccins pour des maladies évitables ont été jetés à la poubelle car il n’y avait plus de combustible pour alimenter en énergie les réfrigérateurs où ils étaient conservés.

Cette semaine, des bombardements aériens ont frappé les pistes des aéroports d’Aden, d’Hodeïda et de Sanaa, la capitale, mettant ainsi hors service un moyen essentiel d’acheminement de l’aide humanitaire dans un pays extrêmement dépend des importations alimentaires. L’Arabie saoudite a promis d’alléger les souffrances en acheminant par avion des armes – mais pas de l’aide.

Dans son éditorial, Hadi déclare que le soutien arabe et international avait « tiré le Yémen hors du gouffre ». Or, c’est le contraire qui est vrai. Plutôt que de nous unir sur la voie de la paix, la guerre est en train de nous diviser. Les positions se durcissent. Pris entre l’agression houthie sur terre et les attaques menées par l’Arabie saoudite depuis les cieux, les Yéménites sont contraints de choisir un camp et le juste milieu (qui s’oppose aux deux camps) disparaît rapidement. Parallèlement, le vide du pouvoir grandit, profitant à al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).

Alors que la guerre fait rage, je continue à vivre entre deux fuseaux horaires. Parfois, ceux-ci se chevauchent, lorsqu’un bruit sourd au dehors me réveille, avant que je ne comprenne qu’il ne s’agît que du camion benne dans la rue, et pas d’une frappe aérienne.

Malheureusement, ma famille et le reste du Yémen ne vivent pas entre deux fuseaux horaires, ils vivent entre la vie et la mort. Il faut sauver le Yémen. Il est en état de siège. Si les deux camps continuent leurs roulements de tambours guerriers, il sera bientôt trop tard pour arrêter la destruction du pays.

- Ruba Aleryani est une jeune écrivain et photographe qui est née et a grandi à Sanaa, au Yémen. Elle est actuellement en licence d’études sur le développement et le Proche Orient à l’université de Brown, aux Etats-Unis.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des soldats yéménites inspectent les dégâts causés par des frappes aériennes de la coalition menée par les Saoudiens sur le tarmac de l’aéroport international de Sanaa, contrôlé par les rebelles, le 5 mai 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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