La menace d’un coup d’État soutenu par le Golfe plane sur la Tunisie. Le monde laissera-t-il faire ?
Les relations entre Rached Ghannouchi, chef du parti tunisien Ennahdha et père islamiste du Printemps arabe, et Béji Caïd Essebsi, président tunisien et « vieux loup » de l’ère du président Habib Bourguiba sont à peu près aussi improbables que l’amitié qui a fleuri entre Martin McGuinness, ancien chef d’état-major de l’IRA, et Ian Paisley, ancien dirigeant du Parti démocrate unioniste (DUP) – ennemis mortels en temps de guerre, étranges associés en temps de paix.
L’un croit en l’islam, la démocratie et la révolution. L’autre est un réparateur classique de l’ancien régime. Son parti est une coalition de capitalistes, de nationalistes et de laïcs uniquement liés par leur souhait de rayer les islamistes d’Ennahdha de la carte.
Entre Constitution et pouvoir
Mais cette relation a tenu bon pendant quatre ans. Secrètement négocié à Paris en 2013, leur pacte a répandu une crise déclenchée par l’assassinat de deux hommes politiques de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Les islamistes ont obtenu leur Constitution et Essebsi, le pouvoir.
À leur crédit, Essebsi et ses proches ont décliné des offres substantielles d’argent saoudien et émirati en faveur d’un pacte qui a apporté une certaine stabilité politique à la Tunisie.
Quand Ennahdha s’est débarrassé de l’étiquette « islam politique », a annoncé une séparation entre la mosquée et le parti et s’est présenté comme un parti démocrate musulman, Essebsi l’a loué comme un parti tunisien moderne
Le consensus avait ses problèmes. Ennahdha, le deuxième parti le plus puissant de Tunisie après les élections de 2014, faisait théoriquement – du moins – partie du gouvernement, et toute opposition effective a donc disparu.
Nidaa Tounes et Ennahdha ont tous deux soutenu une approche sécuritaire de la lutte contre le terrorisme et la théologie classique du FMI, qui maintenait l’État en vie mais ne faisait rien d’autre. Il y a eu des violentes manifestations en janvier dernier et l’Union générale des syndicats tunisiens a appelé à une grève nationale le 17 janvier 2019.
Quand Ennahdha s’est débarrassé de l’étiquette « islam politique », a annoncé une séparation entre la mosquée et le parti et s’est présenté comme un parti démocrate musulman, Essebsi l’a loué comme un parti tunisien moderne. Des dirigeants d’Ennahdha ont contesté cette décision et Ghannouchi a été critiqué pour avoir compromis son mouvement et la révolution.
Guerre de succession
Mais le vieux loup qui sommeille en Essebsi n’a pas disparu. Inquiet, comme le sont tous les présidents âgés de 92 ans, à propos de sa succession, il a mis en avant et désigné comme son héritier son fils politiquement incompétent, Hafedh Caïd Essebsi. Le désir de créer une dynastie a provoqué scission après scission dans son propre parti. Le premier à partir fut Mohsen Marzouk, secrétaire général de Nidaa, qui a créé son propre parti, Machrouu Tounes.
Les schismes ont réduit à néant la majorité de Nidaa au Parlement, faisant d’Ennahdha, qui a terminé deuxième aux élections de 2014 avec 69 sièges sur un total de 217, le plus grand parti. Près de la moitié des 86 députés de Nidaa ont fait défection depuis. Une tension supplémentaire a été créée lorsque, pour désamorcer une autre crise politique, Nidaa Tounes a nommé un technocrate inexpérimenté, Youssef Chahed, au poste de Premier ministre.
Deux manières fondamentalement différentes d’exercer le pouvoir s’opposaient. La première est la suivante : quel que soit le Premier ministre, il est aux ordres du président. Hafedh Essbesi l’a clairement exprimé. Dans un enregistrement d’une réunion du parti en 2017, divulgué par la suite, on l’entend commenter : « Nous n’avons pas placé [Chahed] à ce poste afin qu’il puisse nommer des collaborateurs qui nous sont inconnus ni pour qu’il [puisse] traiter les ministres de Nidaa Tounes de cette manière ».
Deuxièmement, les choses ont changé sept ans après la révolution qui a renversé Zine el-Abidine Ben Ali. Il existe aujourd’hui une Constitution qui garantit la séparation des pouvoirs et donne presque tout le pouvoir exécutif au Premier ministre.
La guerre civile au sein de Nidaa Tounes a forcé Ennahdha à choisir son camp
Le président est une figure de proue. La lutte pour le pouvoir entre Hafedh et Chahed a pris de l’importance. Essebsi voulait chasser Chahed, mais ce dernier a refusé de démissionner et a réussi à obtenir suffisamment de députés au Parlement – 43 à ce jour – qui ont quitté le parti avec lui. La Coalition nationale de Chahed est devenue le deuxième plus grand bloc au Parlement.
La guerre civile au sein de Nidaa Tounes a forcé Ennahdha à choisir son camp. En recherchant le soutien d’Ennahdha pour le renvoi de son propre Premier ministre, Essebsi a refusé de proposer au parti un candidat alternatif. Une faction d’Ennahdha voulait rester avec Essebsi. La majorité dans la choura du parti pensait toutefois que s’ils restaient aux côtés d’Essebsi et de son fils, le gouvernement serait encore plus faible.
Essebsi et Ennahdha se sont séparés – Essebsi a déclaré l’alliance morte quelques jours après la suspension de l’adhésion de Chahed à Nidaa Tounes – puis une série d’actions en justice ont été engagées. Les avocats de Belaïd et Brahmi ont affirmé l’existence d’une « chambre noire » – une organisation de sécurité louche dirigée par Ennahdha ou en son nom, visant à détruire les preuves de son implication présumée dans les deux meurtres politiques, affirmation qu’Ennahdha a catégoriquement nié.
Une réunion du conseil de sécurité du gouvernement, tenue pour examiner ce dossier présumé – lequel a mal orthographié les noms des membres d’Ennahdha, et a également affirmé qu’Essebsi était un agent des services secrets italiens – a rejeté ces allégations.
Par ailleurs, le secrétaire général de Nidaa Tounes, Salim Riahi, qui a organisé les rencontres à Paris entre Essebsi et Ghannouchi, a engagé une procédure devant le tribunal militaire de Tunis, alléguant que Chahed avait organisé un coup d’État contre le président. Cela a également été rejeté jeudi par le tribunal.
Le dernier debout
Il y a une tentation dans tout cela de dire « la peste soit de vos deux maisons », de considérer Nidaa Tounes et Ennahdha comme des égaux luttant pour le pouvoir, inconscients de la vie des Tunisiens lambda pour qui rien n’a changé.
Certains analystes ont affirmé que la crise actuelle était une bonne chose car le pacte entre laïcs et islamistes a privé les Tunisiens d’une opposition puissante et que la majorité des Tunisiens ne se sentaient représentés par aucun d’eux.
Il y a quelques failles dans ces arguments. Premièrement, Nidaa Tounes et Ennahdha ne sont pas sur un pied d’égalité. Un bloc, Nidaa Tounes, a l’argent et le pouvoir de l’ancien establishment. L’autre est en grande partie composé des classes moyenne et populaire et tente d’établir une démocratie.
En fait, la critique d’Ennahdha tient au fait qu’il a trop compromis le pouvoir en échange de la stabilité.
Si Ennahdha devait perdre ce combat, son interdiction en Tunisie serait tout aussi possible que l’a été celle des Frères musulmans en Égypte, en Arabie saoudite et aux EAU
La menace qui pèse sur leur existence ne s’est jamais dissipée et si Ennahdha devait perdre ce combat, son interdiction en Tunisie serait tout aussi possible que l’a été celle des Frères musulmans en Égypte, en Arabie saoudite et aux EAU.
L’autre défaut de cet argument est qu’il est oublieux du fait que la Tunisie est le dernier debout. C’est le seul pays où le Printemps arabe a survécu pour donner naissance à une transition imparfaite mais démocratique. Ennahdha est ainsi le seul parti politique tunisien à avoir conservé sa cohésion et une large partie de ses soutiens.
Les élections locales tunisiennes qui ont eu lieu plus tôt cette année ont placé Ennahdha loin devant Nidaa Tounes. Le dernier sondage crédite Ennahdha de 36,1 % des intentions de vote et contre 29,8 % pour Nidaa Tounes. Cela montre également que Chahed serait plus populaire qu’Essebsi lors d’une élection présidentielle.
Une épine dans le pied des dictatures
La présence d’un mouvement islamiste pacifique aux compétences politiques avérées en Tunisie est une épine dans le pied des dictatures du Golfe et de l’Égypte, qui ont tout mis en œuvre pour mettre fin à la fragile expérience démocratique du pays.
Essebsi a rejeté leurs avances il y a quatre ans, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le milliardaire égyptien Naguib Sawiris a rendu visite à Essebsi le 19 novembre au palais de Carthage « pour développer des partenariats avec un certain nombre d’institutions tunisiennes ». Cette visite a déclenché la colère des activistes qui l’ont qualifié de « parrain du coup d’État égyptien ».
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C’est alors que le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane est arrivé. Malgré des protestations généralisées, les médias tunisiens décrivant cette visite comme un affront à la démocratie après l’assassinat de Jamal Khashoggi, Essebsi a décrit ben Salmane comme son « fils », couvrant d’éloges la famille royale et réaffirmant la « relation privilégiée » entre les deux pays.
La visite a offensé les gauchistes laïcs comme les islamistes conservateurs. L’ancien président tunisien Moncef Marzouki a accusé Essebsi d’avoir « exigé de l’argent de la corruption politique » auprès des camps émirati et saoudien. Il a déclaré que le président faisait une « grave erreur en portant des accusations absurdes contre Ennahdha ». Et cela de la part d’un homme qui s’est senti trahi quand Ennahdha l’a abandonné en faveur d’Essebsi.
Après le départ de Mohammed ben Salmane, trois de ses conseillers spéciaux sont restés sur place. D’autres armes lourdes sont en train d’être mises en place. L’une d’elles prend la forme du nouvel ambassadeur émirati en Tunisie, Rashid Mohammed al-Mansouri.
Mansouri a joué un rôle clé en persuadant le dirigeant kurde irakien Massoud Barzani que s’il continuait avec son référendum voué à l’échec sur l’indépendance, le Kurdistan serait soutenu par l’argent du Golfe. Le fils de Barzani, Masrour, le chef du Conseil de sécurité nationale, a secrètement effectué une visite à Abou Dabi à peine un mois avant le référendum du 25 septembre.
Petit pays, grandes questions
Rien de tout cela n’est une bonne nouvelle. Nous savons à quoi nous attendre. Il pourrait y avoir plus de troubles et plus d’assassinats politiques, dont l’origine est incertaine, mais pour lesquels Ennahdha sera blâmé. L’expérience fragile de la Tunisie en matière de démocratie pourrait encore se révéler limitée dans le temps.
J’ai depuis longtemps cessé d’attendre que les politiciens occidentaux se rendent compte des conséquences de leurs accords avec les despotes. Ennahdha est convaincu que la Tunisie en 2018 est un endroit différent. Nous verrons si cette confiance est justifiée.
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L’année prochaine, il y aura des élections législatives et présidentielles. La domination d’Ennahdha et du Premier ministre Chahed dans les sondages ne fera qu’inciter Essebsi et ses nouveaux alliés en Arabie saoudite et aux EAU à tenter de changer le résultat.
Le monde européen dominé par les Parlements restera-t-il à l’écart et regardera-t-il subvertir le Parlement tunisien ? Le monde va-t-il rester silencieux et laisser les despotes du Golfe organiser un autre coup d’État, une autre intervention ?
La Tunisie est un petit pays. Il pose de grandes questions.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président tunisien Béji Caïd Essebsi (à gauche) pose pour une photo avec le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (à droite) à son arrivée au palais présidentiel de Carthage, dans la banlieue est de la capitale Tunis, le 27 novembre 2018 (AFP).
Traduit de l'anglais (original).
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