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La réaction hésitante de l’Iran à l’offensive saoudienne au Yémen

L’intervention menée par l’Arabie saoudite au Yémen met la pression sur l’Iran, poussé à engager des ressources importantes dans un conflit qu’il ne peut influencer de manière décisive

L’attaque de l’Arabie saoudite contre le mouvement Ansar Allah (mieux connu sous le nom de « Houthis ») a été largement perçue comme une escalade significative du conflit géopolitique et idéologique qui oppose Iraniens et Saoudiens au Moyen-Orient.

L’intervention militaire fait suite à la progression rapide des Houthis, qui semblent prêts à prendre le contrôle de l’ensemble du pays et de renverser ainsi les derniers bastions de l’influence saoudienne au Yémen. La maison des Saoud ne saurait tolérer un tel coup au Yémen, qui s’ajouterait aux débâcles saoudiennes en Irak et en Syrie.

Malgré le battage médiatique actuel qui décrit les Houthis comme un mouvement rebelle « pro-iranien », la relation entre le mouvement Ansar Allah et les Iraniens n’est pas aussi forte que ce que les Saoudiens et leurs alliés laissent entendre.

Néanmoins, les attaques militaires peuvent avoir pour conséquence involontaire de rapprocher les Houthis de l’Iran. De leur côté, les Iraniens se sentent obligés de répondre à ce qu’ils perçoivent comme une agression saoudienne au Yémen. Il ne fait aucun doute qu’un nouveau front s’est formé dans le conflit géopolitique irano-saoudien.

L’Iran est appelé à intensifier à contrecœur son engagement au Yémen, et probablement en connaissant parfaitement le vaste éventail de risques et de conséquences involontaires associés à l’éclatement d’une guerre civile complexe dans ce pays pauvre.

En plus de l’Arabie saoudite et de la plupart des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), l’Iran fait face à une opposition sunnite plus vaste au sujet du Yémen, comme en témoignent le soutien important de l’Egypte pour la campagne saoudienne et les déclarations publiques de soutien faites par les puissances non-arabes que sont la Turquie et le Pakistan.

L’Iran et les Houthis : des alliés naturels ?

La guerre civile qui s’intensifie au Yémen est de plus en plus souvent observée à travers le prisme réducteur de la rivalité irano-saoudienne, en particulier la dimension sectaire de ce conflit. Les Houthis sont des chiites zaydites, ce qui en fait, soutient-on, des alliés naturels de la centrale chiite iranienne.

En réalité, l’Iran a mis un temps considérable à répondre à l’éruption de violence dans le nord du Yémen, lorsque le mouvement Ansar Allah a lancé une insurrection de basse intensité pour protester violemment contre des années de frustration et de négligence.

La réticence de l’Iran à exploiter un conflit qui se joue dans l’arrière-cour de l’Arabie saoudite peut s’expliquer par deux facteurs principaux. Premièrement, le Yémen ne fait pas partie des priorités de la politique étrangère de l’Iran dans la région. Deuxièmement, les Iraniens manquent de familiarité et de connaissances approfondies sur les zaydites yéménites en général, et les Houthis en particulier.

Historiquement, la communauté chiite zaydite au Yémen est restée fièrement indépendante (comme en témoigne le système de direction de l’imamat) et, de manière cruciale, ne s’est pas intégrée aux communautés beaucoup plus larges des chiites duodécimains qui vivent à travers le Moyen-Orient. Alors que les chiites duodécimains de l’ensemble du Moyen-Orient arabe se tournent vers l’Iran comme guide religieux, spirituel et politique, les zaydites yéménites ont adopté une démarche beaucoup plus fermée et isolationniste.

Il existe au fond un clivage religieux significatif dans la mesure où les zaydites sont à proprement parler plus proches des sunnites que des chiites duodécimains (en termes de contenu intrinsèque de leurs croyances religieuses). Cette différence religieuse se manifeste clairement dans la tendance des zaydites à rejeter les grands événements communautaires et identitaires de l’islam chiite, en particulier la cérémonie élaborée de l’Achoura, lors de laquelle les chiites commémorent le martyre de l’imam Hussein.

Cette fracture religieuse signifie que les zaydites ont eu tendance à rejeter les grands séminaires chiites de Qom, Ispahan et Mechhed en Iran, privant ainsi les Iraniens d’une influence sur la jeunesse religieuse zaydite. En résumé, historiquement, il y a eu peu de contacts entre les institutions iraniennes et la communauté zaydite au Yémen.

Ce manque de connaissances et de familiarité a influé sur la vision de l’Iran de la question yéménite, puisque l’Iran accorde au Yémen une importance secondaire par rapport aux pays du CCG. Cette vision a contribué à allonger le temps de réponse de l’Iran à la désintégration insidieuse du Yémen. Ainsi, aucune marque de soutien ou de proximité vis-à-vis des Houthis n’a été observée avant 2008-2009, pas moins de cinq ans après le début de l’insurrection dans la province de Saada, fief des Houthis.

L’Iran au Yémen

L’intensification de la rébellion houthie, conjuguée à l’instabilité à plus large échelle au Yémen, en particulier la montée d’al-Qaïda dans la péninsule arabique, a été à l’origine d’un changement dans la vision politico-idéologique du mouvement Ansar Allah.

Les portraits du dirigeant libanais du Hezbollah Seyed Hassan Nasrallah ont commencé à fleurir dans les camps et rassemblements houthis, tandis que le mouvement a adopté des slogans politiques et une imagerie de style iranien. Malgré leur divergence religieuse profonde avec la communauté dominante des chiites duodécimains, au niveau politique et stratégique, les Houthis ont commencé à s’identifier à l’axe de la « résistance » dirigé par l’Iran.

Cette nouvelle prise de conscience politique a coïncidé avec un regain d’intérêt des Iraniens dans les affaires yéménites, en particulier suite à l’instabilité politique de 2011 qui a entraîné l’éviction du président de longue date, Ali Abdallah Saleh.

Puisant dans la pensée et les ressources stratégiques de l’Iran, les Houthis ont pu manœuvrer avec brio à travers l’agitation qui s’intensifie au Yémen, et gagner de nouveaux alliés et soutiens au cours de ce processus. A cet égard, l’émergence du mouvement Ansar Allah en tant que faction politique dominante au Yémen représente clairement un succès pour la politique étrangère iranienne.

Malgré ce succès apparent, les responsables de la politique étrangère iranienne répugnent à se laisser aspirer par les guerres au Yémen, étant donné qu’ils connaissent parfaitement les coûts à long terme associés à une entreprise si difficile. Il s’agit peut-être d’une des raisons pour lesquelles le ministre des Affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, a condamné l’intervention militaire saoudienne en des termes aussi tempérés que possible.

Cela contraste violemment avec la réaction des médias associés au puissant Corps des Gardiens de la révolution islamique, notamment la Fars News Agency, qui ont attaqué au vitriol les opérations saoudiennes et produit des montagnes de reportages d’actualité et d’analyses pour soutenir une intervention iranienne visant à repousser la maison des Saoud.

Ceci laisse imaginer une division à Téhéran susceptible de freiner une plus grande implication de l’Iran au Yémen à court terme. Mais dans le long terme, ce sont des réalités stratégiques plus larges qui pourraient limiter la démarche iranienne vis-à-vis du Yémen.

L’alignement croissant des sunnites sur la question du Yémen (comme en témoigne la position forte de la Turquie et du Pakistan) est un signal clair envoyé à Téhéran, qui est perçu comme commençant à se montrer trop ambitieux dans la région. Si l’Iran ne tient pas compte de ces préoccupations, cela risquerait de provoquer une réaction plus importante des sunnites.
 

- Mahan Abedin est un analyste spécialiste de la politique iranienne. Il dirige le groupe de recherche Dysart Consulting. 

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.      
  
Légende photo : manifestation du mouvement Ansar Allah, ou « Houthis », au Yémen (AFP).

Traduction de l'anglais (original).

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