La réalité torturée du Liban
À la suite du scandale d’Abou Ghraib en 2004, les responsables et apologistes médiatiques américains ont fait de leur mieux pour présenter ces agissements barbares comme une anomalie (ces faits dans la prison irakienne étant l’œuvre d’un groupe isolé de brebis galeuses) qui ternit injustement l’image des forces armées américaines, autrement munificentes.
Loin d’être une aberration, cependant, ces brebis galeuses étaient plutôt les symptômes d’une putréfaction systémique, le sous-produit inévitable d’une configuration impériale fondée sur la violation des droits de l’homme à l’échelle nationale et internationale.
La minuscule nation du Liban savoure aujourd’hui son propre mini-Abou Ghraib suite à la divulgation, le week-end dernier, de séquences montrant des détenus islamistes battus et torturés par des membres des Forces de sécurité intérieure libanaises (FSI) dans la prison de Roumieh, à la périphérie de Beyrouth.
Les responsables libanais ont eux aussi cherché à dépeindre cet épisode comme un incident isolé ; c’est d’ailleurs la même réaction que la réaction officielle libanaise à une évaluation du Comité des Nations unies contre la torture publiée en 2014 :
« La torture au Liban est une pratique largement répandue et couramment utilisée par les forces de l’ordre et les organismes d’application de la loi pour enquêter, obtenir des aveux pouvant être exploités dans le cadre de procédures pénales et, dans certains cas, pour punir les actes que la victime est soupçonnée d’avoir commis. »
Les conclusions du Comité ont été compilées en 2013 au cours d’une visite au Liban des membres du Comité accompagnés d’un expert médical et de divers autres responsables et représentants de l’ONU. Comme l’indique le rapport daté de 2014, le Liban a tout d’abord « demandé le report de la visite, dans la mesure où les dates proposées par le Comité ne laissaient pas assez de temps pour une préparation adéquate ».
Une fois la visite effectuée, « l’État concerné a fait part de son étonnement le plus complet face aux conclusions du Comité » et à l’évocation d’un possible « modèle clair de torture et de mauvais traitements infligés aux suspects en garde à vue ».
S’ils avaient eu un temps de préparation plus adéquat, les administrateurs pénitentiaires auraient peut-être pensé à se débarrasser de la « chaise de fer très basse avec un support pour le cou arrondi en forme de "C" », que les membres du Comité ont trouvée en visitant un établissement de détention. Bien que le personnel des FSI ait affirmé de manière peu convaincante que la chaise en question était simplement utilisée pour des séances de photographie de détenus, le Comité a apparemment trouvé que sa conception se rapprochait plus d’un appareil d’étirement de la colonne vertébrale dont la description a été donnée par l’une de ses victimes présumées ainsi que par un groupe de défense des droits de l’homme basé à Genève.
En effet, beaucoup de choses étonnent sur la scène des prisons libanaises, mais pas l’usage de la torture.
Des trois personnes que je connais personnellement qui ont eu le malheur de se retrouver du côté des victimes de la « justice » libanaise, toutes ont été soit des victimes directes, soit des témoins oculaires ou auditifs de violences physiques.
L’une de mes connaissances, détenue pendant trois jours par les FSI dans une cellule surpeuplée (dans laquelle un des codétenus était déjà resté quatre-vingt-neuf jours sans inculpation), m’a raconté le traitement particulièrement brutal infligé à un détenu égyptien en situation de pauvreté. Il semblerait que le statut socio-économique déplorable de l’homme et sa nationalité diabolisée aient été une source d’inspiration supplémentaire pour ses interrogateurs, qui ont usé de leur supériorité pour le fouetter avec des câbles et le soumettre à une méthode de torture dont le nom fait référence au poulet rôti.
Le crime de l’Égyptien, d’après ma source, était d’être employé dans une ferme de cannabis ; le propriétaire libanais de la ferme a pu payer pour échapper à sa peine d’emprisonnement et éviter d’être pendu comme de la viande bon marché.
Un autre ami, qui fait partie de la population palestinienne persécutée du Liban, a survécu à plusieurs années à Roumieh, dont cinq jours passés les yeux bandés dans une cellule souterraine. En ce qui concerne cette expérience particulière, mon ami ne m’a rien dit de plus que le fait qu’il aurait préféré mourir.
Un rapport de Human Rights Watch daté de 2013, intitulé « It’s Part of the Job: Ill-treatment and Torture of Vulnerable Groups in Lebanese Police Stations » (« Cela fait partie du métier : mauvais traitements et actes de torture infligés aux groupes vulnérables dans les commissariats libanais »), souligne en outre le recours institutionnalisé à la torture par les FSI quand il est question d’individus marginalisés tels que des consommateurs de drogue, des travailleurs sexuels et des membres de la communauté LGBT.
Rappelant que « la section 620M du Foreign Assistance Act (la "loi Leahy") interdit au gouvernement des États-Unis de procurer toute forme d’assistance à une unité de sécurité s’il existe des preuves crédibles que des membres de cette unité se sont livrés à des violations flagrantes des droits de l’homme », HRW constate qu’« à [sa] connaissance, la loi Leahy n’a pas encore été appliquée pour refuser une aide à une unité des FSI ».
Compte tenu de la relation solide entre les États-Unis et la torture dans l’ère post-11 septembre, cette omission n’est peut-être pas si étonnante. Lors d’une cérémonie qui a eu lieu en septembre dernier, l’ambassadeur américain au Liban, David Hale, se vantait du fait que son ambassade avait alloué plus de 140 millions de dollars aux FSI depuis 2008, et a salué les FSI et les autres organismes de sécurité libanais pour avoir « fait de nombreux sacrifices dans leur lutte contre les forces qui cherchent à semer l’instabilité et la division ».
Soutenant que le Liban était « plus en sécurité grâce à ces sacrifices », l’ambassadeur a conclu son allocution par un hommage aux soldats et policiers libanais enlevés le mois précédent par l’État islamique et le Front al-Nosra.
Au vu de la séquence de torture divulguée ce week-end, les réflexions de Hale sur ce climat de sécurité créé par les FSI paraissent encore moins prophétiques : l’État islamique a promis de commencer à torturer les militaires libanais capturés en représailles contre le traitement infligé aux islamistes emprisonnés par les FSI, et certaines parties du pays craignent de graves répercussions.
En attendant, la torture est peut être un moyen inefficace d’extraire des informations, mais c’est une assez bonne façon d’aliéner et de radicaliser davantage les détenus, ainsi que leurs sympathisants à l’extérieur des prisons.
Parmi les bénéficiaires de l’instabilité et de la division au Liban figure l’élite sectaire du pays, qui doit ses positions proéminentes à la perpétuation de la discorde et à l’impunité généralisée. Ainsi, tandis que les responsables feignent l’indignation face au récent épisode de torture (suite auquel une poignée de membres des FSI ont été arrêtés), on peut raisonnablement parier que la pseudo-répression de la torture qui touche actuellement le Liban restera un incident isolé. On ne peut certainement pas en dire autant de la pratique en elle-même.
- Belen Fernandez est l’auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work (Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des prisonniers libanais circulent dans la prison de Roumieh, au nord-est de Beyrouth (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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