La Tunisie a besoin d’une stratégie de déradicalisation pour les « terroristes » qui reviennent
Il y a quelques semaines, le président tunisien Béji Caïd Essebsi a déclaré dans une interview : « Nous n’interdisons à aucun Tunisien de revenir parce que c’est un droit constitutionnel. »
Il a néanmoins ajouté : « La Tunisie n’a pas assez de prisons pour enfermer tous les djihadistes qui rentrent des zones de conflit… Nous prenons les mesures nécessaires pour nous assurer qu’ils sont inoffensifs ».
« La Tunisie n’a pas assez de prisons pour enfermer tous les djihadistes qui rentrent des zones de conflit » – Le président tunisien Béji Caïd Essebsi
Essebsi n’a même pas prononcé le mot « repentir », mais sa déclaration n’a pas tardé à être interprétée comme une allusion à un vieux débat sur la possibilité d’une « loi sur le repentir » pour gérer les milliers de Tunisiens devenus des combattants étrangers qui devraient revenir des conflits en Irak, en Syrie et en Libye.
Les propos du président ont enflammé un sujet déjà sensible. Certains Tunisiens, et en particulier ceux qui ont voté en 2014 pour Essebsi et son parti, Nidaa Tounes, croient en une théorie du complot selon laquelle les islamistes modérés utilisent des djihadistes violents pour exercer un effet de levier politique.
Cet environnement de paranoïa a été alimenté par les médias traditionnels, à commencer essentiellement par les anciens organes de presse du régime soutenus aussi par certains de la « gauche radicale » qui sont persuadés que le principal ennemi de l’État sont les islamistes de tous types, comme le mouvement Ennahdha.
Ce n’est pas la première fois qu’une importante personnalité politique tunisienne propose la réhabilitation plutôt que la seule incarcération pour les terroristes présumés. En 2014, l’ancien président Moncef Marzouki avait proposé une loi sur le repentir dans le cadre d’un plan stratégique qui s’était achevé à la fin de cette année. Plus tard, Rached Ghannouchi, le dirigeant d’Ennahdha, l’un des partis de la coalition au pouvoir dirigée par Essebsi, avait suggéré la mise en œuvre d’une telle loi.
Mais les remarques récentes d’Essebsi marquent la première fois qu’une telle loi est justifiée par un argument bancal tel que l’espace limité dans les prisons. Peu de temps après ses remarques et sous la pression de sa base de partisans, Essebsi a reculé lors d’une interview télévisée avec Al Arabiya en affirmant qu’il n’offrirait aucun « repentir » ou « pardon » aux terroristes de retour.
Un débat rationnel
De toute évidence, il existe une certaine résistance en Tunisie vis-à-vis d’un débat rationnel sur cette question. Mais toute cette résistance n’est pas le résultat de la paranoïa et des dogmes idéologiques.
Certains de la vieille garde, notamment ceux de l’appareil de sécurité, luttent toujours contre le terrorisme avec de vieux réflexes. Ils considèrent toute approche stratégique de la radicalisation, y compris la réadaptation et la réinsertion, comme un signe de faiblesse et de soumission à la volonté des terroristes.
Cela explique le refus d’Essebsi d’adopter une stratégie élaborée et prête à l’emploi en 2014, et son incapacité à discuter ouvertement d’une nouvelle stratégie. D’où la surprise suscitée par son annonce soudaine et ambiguë il y a un mois de l’adoption d’une « nouvelle stratégie » sans détails.
Il est essentiel de souligner les mesures de sécurité de base qui doivent être prises à l’égard des combattants qui reviennent. Un article clé de l’actuelle loi sur le terrorisme et le blanchiment d’argent précise très clairement que tout Tunisien impliqué dans des actions terroristes à l’extérieur du pays sera condamné à une peine d’emprisonnement maximale de douze ans. Cependant, il est difficile de prouver une telle « implication » sans témoins.
Plus important encore, se concentrer sur une politique d’incarcération seule favorise le processus de recrutement des terroristes, en particulier dans le système pénitentiaire problématique dans ce pays.
Ces complexités sont également motivées par les difficultés actuelles auxquelles sont confrontées les forces de sécurité qui s’occupent seules de cette question en raison de la pénurie de ressources et de la possibilité que les militants de retour pénètrent illégalement dans le pays.
La stratégie adoptée récemment par les gouvernements face aux militants de retour, estimés à 800 au total jusqu’à présent, qu’il s’agisse de les libérer, de les mettre en prison ou de les placer en résidence surveillée, n’a pas été claire.
Contexte plus large
Il ne s’agit pas d’un débat strictement tunisien, ni nouveau – ce qu’on oublie en Tunisie. Depuis les années 1990 en Égypte et en Algérie, puis depuis le début des années 2000 en Arabie saoudite et au Maroc notamment, une attention croissante a été portée aux approches tournées vers la réinsertion et la réhabilitation des combattants de retour.
La communauté internationale a massivement encouragé ces programmes, surtout après les expériences des États-Unis avec al-Qaïda et ses affiliés en Irak. En 2012, l’Institut interrégional de recherche sur la criminalité et la justice (UNICRI) des Nations unies, en coordination avec le Forum mondial contre le terrorisme (GCTF) et avec les grandes puissances internationales et régionales, a établi le Mémorandum de Rome, un programme pour la réhabilitation des délinquants extrémistes violents.
Le groupe fournit 24 « bonnes pratiques » comme cadre générique, mais souligne en particulier la nécessité de programmes locaux. Cela a été inspiré par une variété d’expériences locales, du « modèle danois Aarhus », considéré comme une politique très locale qui fait l’objet de peu de critiques, au centre de conseils et de soins Mohammed ben Nayef, fondé en 2007 par le prince héritier saoudien.
Les critiques à l’encontre du programme saoudien se sont élevées depuis 2010 quand le Pentagone a indiqué qu’au moins 74 détenus de Guantanamo – soit un sur cinq libérés – avait repris une activité terroriste après leur libération.
Le gouvernement saoudien a défendu son programme, affirmant qu’il réagit aux critiques et améliore constamment le centre. La plupart des 3 000 personnes qui ont été traitées sont réintégrées, selon le gouvernement, et seulement 13 % ont repris des activités violentes.
Débat mis à part, les Saoudiens semblent réussir à faire du centre un modèle à suivre. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a émis en mars 2016 une résolution demandant instamment aux « États, tout en luttant contre le terrorisme, de respecter et de protéger tous les droits de l’homme et de prendre les mesures appropriées pour enquêter sur l’incitation, la préparation ou la commission d’actes de terrorisme et de traduire en justice ceux qui sont impliqués dans de tels actes ». La résolution a salué « le rôle positif du [centre] dans la lutte contre le terrorisme et la réhabilitation des personnes ayant des idéologies extrémistes et leur réintégration dans la société ».
Il faut noter ici que la Tunisie, dans le cadre de la coalition actuelle dirigée par Essebsi, était parmi les pays votant pour la résolution de l’ONU, une indication de la désorientation du gouvernement tunisien.
Apprendre de ses voisins
Mais indépendamment des spécificités des programmes saoudiens et européens, la Tunisie peut tirer des leçons de la situation de ses voisins : l’Algérie, le Maroc et l’Égypte. Le cas marocain semble être le modèle le plus proche dont peut apprendre la jeune démocratie tunisienne, confrontée au dilemme compliqué d’équilibrer les obligations en matière de droits de l’homme et les exigences de sécurité.
Tout cela dépend de la décision politique courageuse d’établir une stratégie pertinente non affectée par les controverses sensationnelles actuelles.
Nous devons encore attendre l’impact de la montée des opinions d’extrême-droite en Occident. Avec les tendances islamophobes et la sympathie des Trump, Fillon et compagnie envers des gouvernants autoritaires au Moyen-Orient, on devrait s’attendre à une accentuation croissante des approches totalement sécuritaires et à la marginalisation de toute stratégie intelligente et rationnelle, y compris celle de la déradicalisation.
Sans aucun doute, ces opinions régressives vont être de courte durée. Elles vont toutefois gâcher la lutte contre le terrorisme et contribuent, en fin de compte, à créer plus de terroristes.
- Tarek Kahlaoui est un ancien conseiller du premier président tunisien élu après le Printemps arabe, Moncef Marzouki, et ancien directeur de l’Institut tunisien des études stratégiques. Il est actuellement professeur adjoint d’histoire et d’art islamiques à l’Université Rutgers dans le New Jersey.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président tunisien Béji Caïd Essebsi à Paris (France), en décembre 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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